S'échapper un peu

J'ai toute ma vie dans un agenda à la couleur de l'espoir, une carte d'identité, une fleur séchée, un trèfle à quatre feuilles des fois que la chance frappe à ma porte. Quelques rendez-vous médicaux, mon emploi du temps, des cours de gym auxquels je n'irai plus, mauvaise ambiance. Deux gros numéros écrits en rouge, celui de ma logeuse en premier, grâce à laquelle je suis en contact direct avec la réalité, celui du secrétariat à la fac d'italien, autre réalité faite de rêves et de travail, arriver un jour à mes fins, un avenir pas trop pourri. Pas envie d'être prof d'italien, pourquoi j'étudie cette langue alors s'évertue à me demander mon père. Il m'en veut un peu que je me sois inscrite à la fac, quand d'autres pères serait fiers. Foutaises pour lui! Pour lui les études c'est pour les surdoués, les génies. Moi je ne suis pas la moitié de ceux-là. Il m'en veut parce que je sors le soir au lieu de travailler mes cours ou de me trouver un petit travail, pour lui y a que l'argent qui compte. J'essaie de lui faire plaisir en lui montrant mes résultats d'examens avec mention, pour lui je perds mon temps. Il n'a pas complètement tort, à vingt ans, je ne sais toujours pas ce que je veux ou alors je veux travailler dans l'humanitaire. "Commence par le Secours Populaire alors, mais  tu seras bénévole pendant combien de temps?" Il a raison. J'ai commencé par le Secours Populaire, et puis La Croix rouge, toujours en tant que bénévole, il fallait que je prenne une décision. Je m'inscrirai dans des études de travailleurs sociaux l'an prochain bien qu'il manquera une dimension essentielle à ma vie: le goût des études universitaires. Mon père m'a rétorqué que j'aurai tout le temps d'étudier quand je serai à la retraite. Soit! S'il a réponse à tout, même à la façon dont je dois gérer ma vie, je le mets en rouge dans mon agenda. Combien de jeunes ont eu des parcours assez longs, ont monté les échelons à force de courage et de travail. Moi ça m'aurait plu de travailler à l'Organisation Mondiale de la Santé, des grands trucs comme ça. Mon agenda n'a pas la place pour cela, je lui ai fait un peu de place pour un boulot de baby-sitter, attention pas n'importe quelle baby-sitter qui n'en a rien à faire de son boulot, non non une super baby-sitter. Les petits boulots c'est un peu la liberté, on met des sous de côté pour la première voiture qu'on achètera, pour payer une partie de la prochaine inscription à l'institut des travailleurs sociaux. Mon père complétera comme d'habitude, mon père, toujours mon père! C'est comme si je l'avais grandeur nature dans mon agenda. Ma mère n'en ai pas moins toute petite à côté. Elle panse les plaies et les blessures d'une vie un peu difficile, je ne laisse rien paraître mais mon agenda saigne parfois sur la couleur de l'espoir de mon agenda. L'année prochaine mon agenda sera noir, une couleur conventionnelle qui passera partout et ne laissera pas voir ses souffrances. Place à un nouvel emploi du temps, de nouveaux numéros de téléphone, ma fleur séchée et mon trèfle à quatre feuilles ont pris place dans mon porte-feuille. Mon porte-feuille contient d'autres pans de ma vie, quand est-ce qu'on ne dépendra jamais de papiers et de numéros? Toute notre vie est régie par ces derniers. Soit! Puisqu'il en est ainsi, je n'ai qu'à fermer les yeux quelques instants et à laisser vivre mes papiers et numéros. Ceci est d'un triste mais c'est la réalité. Autant peindre, dessiner, coller, découper, faire mes loisirs créatifs et exister l'espace d'une activité créative ou bien... bénévole. Le temps de s'échapper un peu.