Si l’on franchit le mur du son, y a-t-il du silence derrière ?

Anne

Tu es dans le métro, debout au bout du wagon. Au passage de ton regard, une femme saisit ton attention.

Cette femme est absorbée dans la lecture d'un livre: Le choix de Sophie de William Styron.

Elle est dans un autre monde que le tien. Pourtant, si tu insistes, elle va te percevoir car ton regard est tellement lourd qu'il va lui faire lever la tête. Elle devra choisir entre Styron et toi. L’aimant de ton regard va guider ses yeux, droit vers tes pupilles.

En une seconde, elle t’a aperçu, perçu. Tu n’as pas d’arme. Elle baisse les yeux, rassurée.

Tu ne voulais pas la déstabiliser, tu voulais juste entrevoir son âme.

Les pages tournent, les stations passent et tu t'inventes son histoire tandis qu’elle lit l’histoire d’une autre. Le pouvoir des mots la transporte dans un New-York imaginaire où le bruit du métro est fait d'un fracas que l’on n’entend plus. Si l’on franchit le mur du son, y a-t-il du silence derrière ? Le silence possède lui aussi son mur, pire que le mur de Berlin, une barrière infranchissable. On peut mourir du silence des autres, comme on peut se suicider en s’emmurant dans son propre mutisme.

Et Le choix de Sophie ? Où en est-elle ?

Alors que tu oses la regarder, tu n’oserais pas lui parler et pourtant il n’y a, entre vous, que quelques mots de séparation. Des mots qui sont peut-être dans son livre et que tu pourrais emprunter. Des mots passerelle que tu ne connais pas mais que tu veux bien apprendre. Pour les mots, la bouche doit entrer en jeu ainsi que tous les muscles qui vont autour, et pour les mettre en route, il faut un cerveau et peut-être que son cerveau à elle ne voudra pas te répondre. Sans doute est-il pris par l’image d’un autre, par l'odeur d'un autre, par la peau d'un autre. Tout ce qu'elle sait de lui et que tu voudrais connaître d’elle.

Alors, parce qu’elle n'a pas de place pour toi dans son cerveau, il n’y aura pas de mots.

Tu avances la main. Tu voudrais la toucher.

C’est impossible. L'approche même de ta vibration serait ressentie comme une agression : elle te prendrait pour un malfrat que tu n'es pas.

« Pauvre Martin, pauvre misère, …» Pauvre de toi ! La chanson de Brassens envahit ton esprit, sa guitare, son ton goguenard te remettent à ta place. Pourtant tu n’aimes pas Brassens, mais là tu te sens une âme de couillon et cette chanson te va bien.

Il y a un monde entre vous ! Elle lit Styron et tu chantes Brassens. Pas étonnant qu’elle ne lève même pas les yeux.

Soudain elle s'agite, ferme son livre, le range délicatement dans son sac. Elle a de l’ordre cette fille. Elle ferait une bonne épouse. Tes enfants seraient bien soignés.

Elle se prépare pour aborder la suite de sa vie, sortir ses jambes qu’elle a cachées sous elle, remuer la jupaille et plonger dans la journée. C’est le moment où tu te ferais pavé. Une réincarnation fugitive, le temps de vivre ton rêve : être le sable avant qu’il ne se transforme en granit, sentir l’empreinte de son pied, épouser la forme de ses formes, et offrir aux yeux des passants le souvenir de son passage inscrit en creux sur ta surface.

Une vague passe qui efface le frisson, le frisson que tu as éprouvé à l’idée de son poids sur toi.

Elle se lève. Sophie se lève. Pourquoi tu l’appelles Sophie ? Ce n’est pas parce qu’elle lit Le choix de Sophie qu’elle s’appelle Sophie!

Qu’importe, Sophie c’est commode et cela veut dire sagesse en grec.

La sagesse se lève et tu lui emboîtes le pas, ce pas que tu connais bien puisque tu l’as ressenti sur ton échine.

Le monde alentour se lève également, tout d’un bloc. Il semblerait que le wagon veuille sortir de lui-même en même temps que vous. Un haut-le-cœur suprême où vous allez vous retrouver l’un contre l’autre.

Tu suis le flot qui te pousse vers elle. Gracile, elle surfe sur la crête de la vague. La lame de fond te fait remonter et voilà qu’elle te cogne au sommet du flux, contre elle.

Tu es secoué comme un marin après un naufrage.

« Mademoiselle… Permettez que… »

Elle se retourne. Ses yeux, entre douceur et éclair, croisent ton regard, coupable de l'histoire que tu viens de rêver.

Vous êtes là, sur le quai, et elle s’est retournée, mais elle ne t’a pas parlé. Normal, tu restais planté là, tout interdit.

Sophie est déjà loin. Elle est légère et les marches l’amènent vers un paradis que tu ne mérites pas. Quand on est léger comme ça, on ne monte plus un escalier, on vole vers le ciel,…

Elle est loin, tu l’as perdue.

« Pauvre Martin, pauvre misère… » Pourquoi cette chanson lamine-t-elle ton cerveau ? D’abord tu ne t’appelles pas Martin et tu n’es pas si misérable que ça.

Mais elle, elle ne s’appelait sans doute pas Sophie.

Tu vois, tu es autant un Martin qu’elle est une Sophie.

Mais pourquoi tu restes soudé au bitume ?

Solitaire sur ton quai, tu vois une marée de nouveaux passagers arriver.

A contre-courant, tu es bien le seul qui ait besoin de s’arrêter pour rêver… « Pauvre Martin, … »

Signaler ce texte