sorciers quotidiens
eukaryot
Ouvrir un livre, n'importe quel livre, n'est jamais vraiment un acte anodin. Présidant à la magie, le geste d'ouvrir un livre est ancré loin en nous. Acte rituel, ouverture d'une porte immense sur des univers nouveau... Le livre est un bateau, emmenant son passager consentant vers des eaux familières ou des terra incognita, des monstres abominables ou les bras tendres de celle qui attend...
Le lecteur est avec la complicité de l'auteur, un magicien et un envoûté; le livre est leur incantation, et d'eux naissent tous le champs des univers possibles... Prenons un lecteur, ou tiens, une lectrice.
Elle est allongée on ne peut plus confortable, dans son canapé un peu limé, rouge. Sur le côté. Sa tête reposé contre sa main, le livre posé juste devant elle, les jambes croisées aux chevilles, ses cheveux ramenés d'un côté, pour ne pas la gêner. Elle a posé une couverture la couvrant des hanches aux pieds, qu'elle laisse dépasser pour ne pas voir trop chaud.
Elle arrive à l'instant tragique où, dans Ca, de Stephen King, une poignée de gosses s'engouffre dans les ténèbres d'égouts puants, à la poursuite de la pire abomination qui aie jamais existée.
La lectrice est dans ces égouts, elle est devenue l'un de ces gosses. Ou plutôt, elle devient, selon sa sensibilité, selon ce qu'elle ressent, tour à tour l'un de ces gosses, et même, tous à la fois. Ce livre qu'elle a choisi est devenu son voyage, et son univers pour quelques minutes par soir, elle lit toujours avant de s'endormir.
Et la magie de ce moment est un rite: sans le savoir, elle l'observe scrupuleusement. Elle est rentrée après la fac, a vu son copain, ils ont mangé ensemble, fait l'amour, puis il est parti. A ce moment, le livre était à des années lumières de son esprit, le rite n'avait pas encore sa raison d'être. Puis elle s'est lavée, a regardé les informations forcément déprimantes, a travaillé un peu son mémoire sur la chine ancienne, et d'un geste las, au bout d'une heure, a refermé son cahier, éteint l'ordi,
C'est alors, et seulement alors, une fois les scories du quotidien balayées comme de vieilles pellicules, que le magique a pu débuter. Maintenant, sa vie, son être n'existe plus. Elle s'est préparé une tasse de thé noir, légèrement sucré, elle a éteint la grande lampe du salon pour allumer son petit halogène, et s'est installée. Ce sont toujours les mêmes gestes, le même rituel presque sacré, presque tous les soirs. C'est le moment choisi pour l'intimité entre elle et l'auteur, et la formule magique qu'est le livre l'a transporté presque instantanément à Derry, Maine, dans ces égouts nauséabonds et maléfiques, et malgré l'horreur de ce qu'elle lit/ressent, elle s'endormira avec ces sept enfants et l'horreur qu'ils affrontent.
Lui est dans le bus, qui l'emmene vers son travail. Il a un trajet d'environ une heure, et c'est son rituel à lui... Il s'est levé, a embrassé sa fiancée encore endormie – elle ronflait doucement dans la semi-pénombre de leur chambre- s'est lavé, habillé, a bu un café fort et une tartine. Il a pris ses clés sur la table de la cuisine, enfilé son blouson, vérifié qu'il avait son portefeuille et son badge, a ouvert la porte, et, pris d'une inspiration soudaine, s'est souvenu qu'il allait oublier son livre... Ce qui lui aurait mis la journée complètement en l'air, foutue, fichue. C'est que ce livre est son baume avant d'affronter les collègues stupides, les clients idiots et leurs réclamations futiles, l'ineptie de sa direction et l'incompétence du management dans sa boîte... C' est pile pour ça qu'il a choisi Bukowski, ça lui permet de se laisser aller un peu à sa misanthropie, de garder supportable la connerie ambiante. Buko est à ses yeux celui qui traite le mieux le mépris que peut attiser l'humanité dans son ensemble. Alors, une fois installé, toujours à la même place dans le bus presque vide, il visse son casque sur les oreilles, moins pour la musique que pour l'isolement, et devient l'espace de trois quart d'heure, le truculant Henri Chinaski. C'est son rituel à lui, sa potion magique contre le monde. Quand il aura fini les contes de la folie ordinaire, derrière l'attend Selby Jr et son Démon, il en est presque trépignant d'impatience. Plus rien d'autre n'existe, et lorsqu'il arrive sur le seuil de son boulot, il referme le bouquin, insère son ticket en marque page, et peut enfin sourire hypocritement à ses collègues faux-culs, affronter sa journée sans se sentir de trop déprimé. Hier, il avait oublié son bouquin, et ce fut atroce, une journée lamentable dans laquelle il s'est senti comme un poisson plongé en eaux fangeuses. Atroce, pense-t-il.
Et cette autre, finalement, assise dans son fauteuil. Il est 9h20, et sa journée est déjà terminée. Elle a fait ses courses, promené son petit chien, seule présence vivante dans cette maison chargée à la gueule de souvenirs, emplie de la présence flottante de son mari parti l'année dernière. Elle a suivi le cercueil sans faiblir, offrant en dernier hommage à cet homme mille fois aimé, une larme anonyme tombée sur le gravier du cimetière. Depuis, elle a redécouvert le livre, et son rituel à elle, c'est ce fauteuil, une boite de biscuits et un café très clair, petit plaisir interdit, son médecin en hurlerait de rage. Elle s'en fout, elle est maintenant entière dans la colère d'Hugo, elle frémit à l'ignominie de cet empereur arrogant et violent, elle tremble en relisant les souvenirs de la nuit du quatre, et elle se souvient, vers après vers, que l'histoire à fini par donner raison à ces Chatiments.
Elle se laisse, depuis quelques jours, porter par la musique orageuse du poète à l'immense front. Son mari avait le même. Depuis son décès, elle lit, ou relit, tous les livres accumulés dans l'immense bibliothèque du salon, sous le regard attendri des photos sépias des temps heureux. Lire la détache et la rapproche de la réalité, lui permet de faire passer les heures jusqu'au repas du midi, et celles ensuite, jusqu'à la ballade d'avant diner, et enfin, celles qui séparent les dernières lignes de son sommeil tranquille. Une cure, une panacée, un remède contre l'oubli, la tristesse, la solitude. Seule? Elle ne se pose pas la question . Elle est entourée d'une armée de spectres bienveillants aux pages jaunies et à la sagesse infinie. Elle repose le livre, il est l'heure de passer à table, et se dit, comme chaque jour, qu'elle aimerait reprendre la poésie, retrouver sa musique...
Et alors que les dernières pages s'avalent trop vite, que le point final expire la dernière note, le rituel s'achève en un doux regret, pour reprendre avec la même urgence fringale, de plus belle, dés le lendemain.
Exact !
· Il y a plus de 13 ans ·Lézard Des Dunes
Je les envie de pouvoir mettre en place une bulle et de pouvoir protéger cet espace sacré, le rituel peut alors s'instaurer...merci à vous.
· Il y a plus de 13 ans ·leo
Attachement né de l'observation et de discussions avec beaucoup de lecteurs invétérés, tous ont construit ce(s) moment(s) comme un rituel qu'ils observent scrupuleusement, parfois sans même s'en rendre bien compte jusqu'au moment où ils le racontent...
· Il y a plus de 13 ans ·Will Self parle de la puissance des rites quotidiens dans l'hallucinant et halluciné "Mon idée du plaisir".
Merci pour le commentaire!
eukaryot
Belle description d'une belle passion ! merci et bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
Le plaisir du lire.Ce qui construit et sauve les êtres en bien des abandons. Un texte sensible. J'aime bien le croisé des expériences et votre attachement aux rituels !
· Il y a plus de 13 ans ·leo