Sous les toits du monde

loua

Parce que tout seul tu n'as jamais rien su apprivoiser.

Ça défile devant ses yeux un peu comme dans une pub pour une assurance, sauf que les gens ont oublié d'être beaux et de sourire. Les gens sont moches et malheureux, c'est la seule vérité qui mérite d'être dite.

Assis sur la pierre froide du seuil, pas encore habitué à cet immeuble qui renâcle à l'accueillir comme il se doit, il se sent mortellement vrai, pour une fois.

Le léger crachin lui aplatit ses trois misérables cheveux gris sur son front soucieux. Il ne veut pas regarder sa montre, il ne veut plus regarder par terre. Il secoue un peu la tête pour écourter le trajet d'une goutte sur son nez, mais ça ne marche pas. Ça ne marche jamais.

Rien ne marche jamais, de toute façon, et surtout pas sa tentative de considérer sa rupture récente comme le début d'une nouvelle vie.

Même sans montre il sait que sa femme est en retard.

Il rallume une cigarette et se pousse pour laisser passer une fille aussi terne que le ciel malgré son jogging bleu électrique. Les cernes sous ses yeux vaudraient un film à eux seuls tellement ils ont un air de fin du monde. À son âge, est-ce qu'il avait déjà cette expression fatiguée de celui qui en a trop vu ? Il essaie de relier son visage à un nom sur les boîtes aux lettres qu'il ne connaît pas encore. Vaguement curieux, il se retourne pour espérer voir dans laquelle elle prend son courrier, mais c'est déjà trop tard. Elle a filé comme un courant d'air.

 Comme le courant d'air qui tente de lui arracher son blouson.

Il grelotte de froid depuis des jours, depuis que sa chaudière a rendu l'âme.

Depuis que sa femme lui a fendu l'âme.

Il se redresse légèrement, pas persuadé que l'eau qui remonte le long de son pantalon parviendra à noyer ses pensées.

Il entend le bruit de clés de ce type si pressé qui, le jour de son emménagement, lui a proposé de troquer son entresol pour la mansarde qu'il venait à peine de meubler. Il a refusé, pas vraiment sûr d'avoir compris, et l'autre a tourné les talons en faisant voltiger son tablier maculé de peinture fraîche. Il avait l'air vaguement furieux, les dents serrées sur un pinceau qu'il s'était empressé de sortir de sa poche, comme un réflexe pour contenir sa colère.

Une tétine pour faire taire le môme.

Le peintre est passé comme un courant d'air lui aussi, aussi glacial que le bonjour qu'il a coassé du bout des lèvres, qu'il a un peu craché avec son mépris condescendant et sa certitude d'être meilleur que le monde entier. Celui-là, il n'a pas compris le principe de la vérité vraie.

Il est finalement assez satisfait des trois étages qui le séparent de cette vanité vaine.

Il soupire et cède à la tentation de regarder sa montre. Elle a un bon quart d'heure de retard, et il ne sait pas s'il doit mettre ça sur le compte de l'inédit de la situation ou des embouteillages. Toujours organisée, mais jamais à l'heure. Cette femme est une maladie à elle seule.

Plus personne ne le distrait de son attente sur le seuil de l'immeuble, alors il enchaîne les cigarettes pour s'occuper les mains et la tête. La nicotine lui a toujours fait un effet vertigineux, mais elle n'arrive pas à ralentir la frénésie de son talon qui bat le pavé, et c'est finalement l'angoisse de l'attente qui l'emporte.

 

La petite voiture jaune s'arrête sur le bas-côté et vomit ses deux enfants en un claquement de porte. Il croise le regard de sa femme qui l'évite de toute la force de sa panique intérieure. Ça se sent jusque sur le trottoir qu'ils ne savent plus comment se parler, comment se regarder pour que ça ne traumatise pas les gosses et que ça paraisse presque normal.

Depuis qu'il est parti, ils n'ont pas eu le courage de jouer la scène sans masque.

Elle redémarre dans un nuage de vapeurs toxiques et d'indifférence feinte, et c'est à peine si ça lui débarbouille le cœur et les poumons.

Il inspire et se confectionne un sourire postiche, un sourire qui ne conquiert qu'un côté de sa bouche, avec au-dessus ce drôle de pli qui défigure tous les instants de bonheur. Il n'est pas certain de mieux faire semblant que la mère de ses fils.

Ils lèvent tous les deux les yeux vers lui comme s'ils avaient été punis. Ça lui fait ravaler tout le bordel de sa situation sans respirer. Il serre les mâchoires et en prend un dans chaque main. On se rattrape à ce qu'on peut.

Ensemble ils passent le pas de la porte de l'immeuble, traversent le hall minable qui impressionne beaucoup trop les enfants, et il jurerait que l'aîné se demande où sont les mâchicoulis et le pont-levis, et que le cadet cherche la grille qui doit forcément se refermer derrière eux dans un grincement lugubre.

Ce n'est pas chez eux, et aucun n'essaie réellement de faire semblant.

Dans la cage d'escalier ils croisent un cinquantenaire violacé qui descend ses poubelles en maugréant un jour j'aurai sa peau à cette vieille conne, puis ce jeune couple qui fait la course en riant alors que tous les soirs il les entend s'engueuler l'étage en dessous.

Au palier, première pause pour son petit bout qui menace de pleurer parce que sa maman lui manque. L'aîné, mordu de curiosité et d'appréhension, dévore du regard les deux dames en grande discussion devant leurs portes. L'une est âgée et râle depuis cinquante ans sur son mari de toute la force de ses charentaises, l'autre est plus jeune et rit avec beaucoup de nostalgie dans les yeux. Le gamin ouvre la bouche tout doucement, visiblement étonné que des gens normaux habitent cet immeuble, des voisins comme il en a déjà chez lui, des voisins qui ressemblent aux parents de ses copains. Il regarde son petit frère qui renifle tristement et lui prend la main.

Le père en lui s'est toujours dit que ce môme lui ressemble beaucoup trop.

Il attrape le cadet dans ses bras pour poursuivre l'ascension de l'immeuble qui commence à peine à dévoiler ses secrets. À eux trois ils croisent un homme tout gris qui les salue sèchement d'un hochement de tête, et le plus jeune en a de nouveaux les larmes aux yeux à cause de son nez crochu et de ses gros sourcils noirs, alors ils se mettent à deux pour lui raconter qu'il a l'air méchant mais qu'en fait il est juste très triste parce que sa femme est partie avec ses enfants. Ça fait réfléchir le petit qui fronce le nez, et il balbutie qu'alors papa doit lui ressembler quand ils ne sont pas là.

Ils en rient encore en arrivant à l'avant-dernier palier. Il ébouriffe les cheveux de ses fils avec un drôle de sentiment, de la fierté peut-être, et il raconte en chuchotant que l'un des locataires est tellement allergique au bruit que le moindre froissement de tissu le rend tout vert. Il le sait parce que le jour où il a emménagé, il est venu le prévenir que tous les voisins étaient d'horribles tapageurs, des monstres qui mettent la musique à fond et dansent partout comme des sauvages en tapant des pieds à terre, et que ce serait bien que – bienvenue au fait – lui ne se laisse pas contaminer par la folie ambiante.

La petite vieille qui partage les combles avec lui arrive à leur niveau en ahanant un peu sous l'effort des deux étages, s'arrête, hésite, regarde drôlement ces petits garçons qui ont l'air encore tout chiffonné, esquisse un pas vers la volée d'escaliers suivante, puis fait demi-tour et promet de sa voix si douce qui a déjà raconté tant d'histoires qu'elle leur fera des gaufres.

Ça brille dans les yeux de ses fils, et il a envie d'embrasser la grand-mère sur les deux joues.

Elle reprend son ascension, et il est obligé de reposer le petit à terre parce que les deux gosses sont fermement décidés à cavaler derrière elle, et dans la foulée il rattrape le cadet par la main pour qu'il ne rate pas une marche. Ça fait pouffer le plus grand.

Ses garçons semblent un peu allégés de leur angoisse de l'inconnu. Ils demandent s'ils pourront vraiment goûter des gaufres de la mamie, ils demandent s'ils pourront quand même regarder la télé malgré le voisin qui devient tout vert, ils demandent s'ils seront obligés de prendre un bain parce que tu sais on en a déjà pris un chez maman, ils grugent, ils jouent, ils tentent d'entourlouper leur monde, et finalement plus rien n'a d'importance, ni la chaudière en panne ni l'absence de leur mère, quand ils poussent la porte de leur nouveau chez eux.

De son nouveau chez lui où il se sent enfin un peu en paix.

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