Souvenance

petisaintleu

Il avait pleinement conscience de sa nostalgie qui le tenait aux tripes. Il pouvait rester recroquevillé des heures sur son sofa, le regard dans le vide, se refaisant en boucle une émission de Maritie et Gilbert Carpentier, une partie de jeu de dada avec sa grand-mère ou relisant une aventure du Club des cinq.

C'est habillé d'un voile de regrets qu'il devait se décider à se lever pour aborder la réalité. À vrai dire, il ne quittait guère sa rétroactivité. Dans le métro, il souriait bêtement à une vieille, elle qui, dans sa pleine maturité, s'était rendue dans sa 504 au Mammouth, parée de son brushing, pour acheter ses yaourts La Roche aux Fées, ses Treets, sa montre Kelton au poignet pour être certaine de ne pas manquer Aujourd'hui Madame.

Il était très apprécié au travail. Il faut dire qu'il excellait dans son métier d'archiviste à Radio France. Il n'avait pas son pareil pour retrouver une interview de Michel Delpech. Ses collègues féminines jalousaient de croiser son regard où elles se noyaient dans son regard métallique et lointain. Une envie de le materner chevillait leur matrice, de remonter à la source de ce qui avait dû clocher, se leurrant de pouvoir le rendre à son état d'homme.

Le week-end, il aimait à se réfugier aux Puces de Saint-Ouen. Depuis le passage au nouveau millénaire, le design des années 70 était passé au stade d'antiquités. Il rêvait de pouvoir s'offrir une chaise longue Luisa de Marcello Cueno, le T-shirt du mondial 78 ou un mange-disque qui lui permettrait de faire tourner en boucle du Gérard Lenorman, du William Sheller ou du Nicolas Peyrac. Mais, son maigre salaire ne le lui permettait pas. Alors, il se réfugiait dans le sommeil.

L'Ami 8 empruntait la départementale 17. Le plancher percé et le tissu déchiré des sièges prouvaient que le compteur qui indiquait 4523 kilomètres avait depuis longtemps rendu l'âme. Une nouvelle fois, son père l'avait arraché à ses lectures. Il adorait se plonger dans les romans de Jules Verne pour voyager et pour échapper à un quotidien qu'il se refusait d'affronter. À l'école, les planches des fleuves de France, de la chronologie des Capétiens ou du squelette humain lui permettaient de se construire des univers parallèles. Son papa n'était pas un causeur. Souvent, il le surprenait assis à son bureau, le nez plongé dans de vieilles photos en noir et blanc, le regard perdu dans le vide. Et, comme ce dimanche, il venait souvent l'inviter – un coup de menton suffisait à le lui faire comprendre – à prendre la route. Ils pouvaient rouler des heures, sans qu'une parole ne soit échangée, un soupir venant parfois animer les silences. Une fois sur place, – il ne sut jamais où exactement, les paysages boisés et vallonnés sont tellement monotones – ils se rendaient sur des tombes aux portraits défraîchies, dans des troquets aux toiles cirées maculées de chiures de mouches ou dans des épiceries tenues par de vieilles dames habillées de noir. Invariablement, il surprenait des hochements de tête latéraux qui répondaient aux interrogations paternelles. On reprenait le chemin du retour, l'ambiance de l'habitacle à peine troublée par la nucléation des gouttelettes qui s'échappaient des haleines, obligeant à essuyer les vitres maculées de buée.

C'est à la mort de son père qu'il trouva ses notes, une série de cinq carnets dans un tiroir du secrétaire. Les quatre premiers concernaient son enfance à la fin des années trente. Il y relatait des voyages de l'aïeul et de son fils, de halles de gares devenus un second foyer, où on attendait des heures un train qui amenait au fin fond d'une province qui vivait encore à l'heure des labours, de l'angélus et des contes au coin de l'âtre. On y interrogeait des paysans, qu'une piécette d'argent discrètement placée dans la paume rendait prolixes. On se rendait alors dans d'improbables masures, survivances arriérées où l'eau allait encore se puiser au puits. Aucune ligne ne venait expliquer les raisons de ces pérégrinations.

Quand il se réveilla, il avait en tête des miroirs en enfilade qui donnent une perspective infinie. Que cherchaient ses ancêtres ? Quand il se leva, il en ressentit le poids sur ses épaules sans avoir l'once d'une réponse. Il pressentait l'ombre d'un secret qui remontait dans une nuit que les temps historiques n'éclaireraient jamais.

Après avoir été heurté par un bus, il lui fallut trois mois pour sortir du coma. En en émergeant, il sourit. Il réalisa qu'il avait enfin oublié pourquoi il cherchait à se souvenir.

  • Un texte émouvant, dans un registre dans lequel tu excelles ... bravo !!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

  • J'ai des souvenirs identiques : le yaourt, le jeu de dada, les treets ! J'avais une montre kelton bleue que j'adorais !!!! Mais, les lectures différent. Au club des 5, je préférais Fantômette ou Caroline. Bref, ce texte bien écrit me plonge dans une soudaine nostalgie...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • Souvenir souvenir, utilise ce lien sur youtube le tien ne marche pas : https://www.youtube.com/watch?v=Swzp1eeOMj4

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Mycjq3xv

      Christian

    • ah, ok, je l'ai changé. Merci !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cp2

      petisaintleu

    • J'avais réussi à l'entendre. Mais, celui-ci est le mieux : il y a un clip ! LOL

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

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