Promenade à Honfleur. Souvenir de voyage

Clément Moutiez

C’était d’abord mon chagrin en chemise froissée. Très tôt le matin, la ronde des whiskys abandonnés sur la table basse ne rimait plus à rien. Il fallait partir. Dans ma besace : trois fois rien pour déguerpir léger, sentir la densité nulle de l’improvisation. Je suis passé te prendre. Tu étais d’accord.

         Peu importe l’arrivée, c’était le voyage. Des heures de trajet pour rejoindre la côte. J’étais crasseux comme un chien de ferme. Tes robes toutes froissées. Tout l’argent que j’avais gagné en faisant le grouillot pour différents journaux était parti dans les billets de train et les sandwichs. Tu t’en foutais, tu en jetais la moitié aux mouettes.

 Et la vieille maison nous attendait. Les voix orphiques du vent qui s’infiltraient d’une pièce à l’autre. Les araignées comme des étoiles noires sur le matelas blanc. Epouillage des lieux, court sommeil et douche. Et nous voilà déjà à traverser la hêtraie voisine avant de rejoindre la plage. Les goulées de vent commencent à faire nos corps se rapprocher. Pour se protéger, nous avions dénicher, au placard, des impers maculés de tâches salines, aux poches remplies de vieux mouchoirs.

Il n’y a personne, ce n’est pas encore l’été et tu voulais avancer, avancer jusqu’à sentir le jus des écumes caresser tes doigts de pieds. J’étais resté immobile à t’observer. Mon chagrin, à ce moment-là, là, dans la cristallisation de cette image, baissait sa garde. Il y avait alors plus beau que nous avant, s’aimant, il y avait la nostalgie de nous.

La nuit commençait à prendre ses quartiers. Sur les hauts rochers, les goémons à contre-jour faisaient des capelines effrayantes. Nous avons laissé le vent nettoyer nos pas sur les dunes, pour arriver jusqu’au port. Nous fûmes accueillis par la jacasserie murmurante des mâts. Là aussi, il te fallait aller au plus près, au bout de la digue. S’enivrer de vertige en regardant la mer rencontrer la pierre.

Sous les écores, des silhouettes massives et voûtées trifouillaient encore des boîtes à outils rongées par le sel. Les corps-mort clabaudaient dans des chaloupements inutiles. Tu les comptes, jusqu’à ne plus pouvoir les voir.

Les vieilles rouillasses nous font des cabanes fantomatiques. On se raconte des histoires dans lesquelles les enfants sont prisonniers de fonds marins, dans des labyrinthes de cargos oubliés, déchirés. On leur choisit des prénoms.

Et puis, nous sommes repartis. La maison, les draps, ce décor que nous connaissons que trop bien. Avoir une clef dans sa poche. Trop facile. Nous voulions nous risquer, voir ce qu’il y avait au-delà de nous. Je voulais que ce voyage dure jusqu’à ce nous soyons vieux, jusqu'à la ville de miroirs, où il n’y aurait que son reflet et le mien. D’Alicante à Québec, nous aurions tracé notre cartographie du tendre.

         Sur le bord d’une route, un vieux paysan à carreaux. Lui demander le chemin. Elle, elle tousse, elle tremble. Elle a mal, ça lui reprend. Le paysan, penché à la portière, explique qu’il faut coincher un épi de blé sous son bras la nuit pour conjurer le rhume, ché vrai, cha marche. Il nous invite chez lui pour nous réchauffer. Elle ne tient plus assise, je la sens loin, harassée. Après la marquisette, il nous faut repartir. Ou alors du chus de viande pour la dame, continue le paysan.

       Il n’y eut ni épi, ni jus de viande, ni carte dépliée au bord de la route. Rentré, long sommeil, du sable dans l’ourlet du pantalon. Chemise froissée à terre. Et ce chagrin qui poisse dans ma tête. Ce chagrin de l’avoir quittée, de ne pas lui avoir proposé plus tôt ces frégates sans apprêt. "Regarde...regarde la mer et la ville si près, comme c'est beau", me disait-elle.  C’était quelle année déjà ?

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