Baisers

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Baisers

Nous attendons tranquillement le vol pour Pattaya. Nous nous embrassons, ou plutôt nous nous exerçons. Oui, nous nous exerçons, car Jean rêve de remporter le titre : Jean veut s’attaquer au record du baiser le plus long. Nous allons tenter pour la quatrième fois de remporter le trophée. Il en rêve, il y pense, élabore des stratégies, le projet l’obsède.

À notre arrivée, la ville grouille d’activité. Dans une atmosphère de Nouvel An, les lumières scintillent. À Pattaya on ne lésine pas sur la lumière.

Le taxi suit à présent la grande courbe bordée de palmiers, d’innombrables hôtels et magasins.

À Pattaya, capitale de l’érotisme, on cultive essentiellement le commerce. Les négoces de trottoir s’exercent à grande échelle, un flot humain bouillonne.

Nous arrivons à l’hôtel, puis une grande partie de la nuit, nous nous appliquons à accomplir tous les mouvements substantiels aux liens intimes afin d’entretenir la flamme de notre union ancienne. Je fournis les efforts nécessaires et au petit matin je constate que cela a porté ses fruits : Jean me dit bonjour.

Mais peut-être est-ce dû simplement à l’envie de remporter le concours, je le soupçonne de ménager sa monture.

Comme chaque année, j’enfile mes bracelets. Il enfile son bandage herniaire puis son costume.

Un homme affable nous accueille plus tard dans la grande salle ronde du musée de cire.

 Je dois encore jouer dans les règles, mais cette année j’ai le baiser triste. Je m’efforce de ne pas montrer le désespoir qui me désagrège.

Jean roucoule des amabilités. Le temps s’étire et bâille.

Nous voilà en train de lever nos verres.

Nos avant-bras s’effleurent. Nos yeux errent dans le vague. Quelques borborygmes.

Dans l’axe de l’x de nos bras qui se croisent selon la règle établie, sous les bracelets, sous la chemise, dans nos veines bleues, notre sang clapote, un peu plus vite.

Je pense : Salamalec indigène.

Il pense : Protocole opératoire optimum.

À tous, dans un très mauvais anglais, nous roucoulons des banalités.

Nos mains semblent à peine tenir les verres.

Petit doigt en apesanteur.

 Le rite commande maintenant l’enroulement jusqu’aux lèvres. Le mouvement s’accomplit, mollement. Un gout de miel citronné un peu boisé inonde ma bouche.

Sur l’estrade des violons grincent.

Au milieu des caquetages, les concurrents se dévisagent.

Les autres couples portent de simples tee-shirts.

Le costume renforce la lourdeur de ses mots, les bracelets maquillent l’immobilité de mes désirs.

Bientôt le départ de la course. Nous nous faisons face.

Il ouvre la bouche, puis la referme, façon poisson.

On nous rappelle le règlement : pas le droit de s'asseoir, pour nous hydrater, il faudra aspirer un peu d'eau ou du lait avec une paille, nous devrons également continuer à nous embrasser en allant aux toilettes.

Il me rappelle sa stratégie : le mieux, c’est de ne pas se regarder, de plier légèrement les genoux, ne pas peser sur l’autre, penser à autre chose.

Le compte à rebours est enclenché. Nos lèvres se frôlent. Déjà la sueur sur ses tempes respectables. Nous nous approchons. Sur son visage les rides s’éparpillent, pour fabriquer des virgules qui le fissurent comme sous l’effet d’une explosion souterraine.

 Il pose un doigt léger sur sa bouche, pour me faire taire. C’est comme si l’air devenait tout vide, la violence anodine du geste me frappe.

J’ai envie de crier : non mes lèvres ne sont pas seulement ces replis pigmentés que l’on vous a dits. Le sait-il ? Mes lèvres mordent, picorent elles aiment par-dessus tout la caresse nacrée d’autres langues quand elles voguent en pirate et s’enroulent dans un nid liquide.

Zéro. Nos bouches se touchent.

Mon menton tremble, je me détache aussitôt.

Je lis dans son regard l’affolement puis les signes évidents de sa haine. Il reste là, à respirer bruyamment puis me dit :

-      Tu n’es qu’une farfelue qui se fiche de tout.

Je sors un mouchoir en papier, essuie mes lèvres, dessine un sourire amical pour lui répondre :

-      Mieux valait le baiser le plus court pour en finir avec notre bonheur domestique.

Nous attendons le prochain vol pour Paris. Il me demande pardon, je le laisse suçoter mon bras. Dans le hall bercé de voix artificielles, Jean ferme une paupière, et parait satisfait.

 

 

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