SSPT
Jean Louis Michel
Damien avait lutté pendant des jours, des semaines, que dis-je, des mois pour s’en sortir ! Il avait été traîné de cure en cure, d’internement forcé en internement forcé. Il avait pris des centaines de dizaines de milliers de cachets de toutes les couleurs pour essayer d’oublier, mais rien n’était sorti de son crâne. Tout était resté là, caché dans un coin, tapis dans l’ombre, près à surgir à la moindre occasion. Il se souvenait de ses passages à Sainte-Anne, de la chambre du pavillon 36 et des cris des autres locataires : des cris de dingues tous les jours, toutes les nuits, chaque putain d’heure et chaque putain de minutes ! Des médecins s’étaient penchés sur son cas. Des jeunes des vieux, des gros des maigres. Ils s’étaient penchés sur lui sans rien dire, une main sur le menton, l’air grave. Tous semblaient penser qu’il était désespérément et définitivement dingue, à tout jamais. Tous s’accordaient sur le fait qu’il n’y avait plus rien à faire. Mais Damien savait. Il SA-VAIT !
Damien savait qu’il y avait une lueur là-bas, tout au fond. Damien savait qu’il y avait un espoir chez les dingues. Damien savait que rien n’y faisait : ni les médocs, ni les piqures, ni l’isolement. On l’avait bâillonné pour qu’il se taise, on l’avait enfermé derrière des murs capitonnés. On l’avait abruti de solutions chimiques et on ne lui avait pas non plus épargné les électrochocs. Damien savait qu’ils reviendraient. Il les voyait la nuit, mais aussi le jour. Il les voyait avec leur barbe et leur Pakol. Il les voyait avec leur sourire en coin et leurs longs couteaux, cachés dans les plis de leurs shalwar kameez. Il les voyait par groupe de trois ou quatre dans le métro, sur les boulevards, partout.
*
Damien est mon petit frère. J’aurais sans doute dû commencer par vous le dire. Mais comment vous dire… Comment comprendre le Damien d’aujourd’hui sans avoir jamais connu le Damien d’hier, hein ?
Je pourrais sans doute vous dire combien il m’agaçait quand il était plus petit, quand il sautait dans mon lit le matin pour que je joue avec lui. Je pourrais vous raconter, par exemple, comment il avait perdu sa dernière dent de lait qu’on avait accrochée à la porte de la salle de bain avec une longueur de fil à coudre. Je me rappelle ses grands yeux effrayés à l’idée qu’on claque cette foutu porte. Je me rappelle son cri comme un couinement et son grand sourire troué, un peu sanguinolent. Il m’avait ensuite poursuivi autour de la table de la salle à manger en essayant vainement de me filer quelques coups de petits poings… de ses minuscules petits poings, quelques gouttes de sang sur le bord des lèvres.
Je pourrais vous raconter ses gâteaux d’anniversaire autour de la table, entouré de ses copains de l’équipe de foot ; les cotillons et les cadeaux suivis de la virée au ciné du coin de la rue. Tous ces mômes qui piaillaient à la maison et j’allais m’enfermer dans ma chambre pour ne plus les entendre gueuler.
Je pourrais vous raconter également comment il me racontait ses peines de cœur d’adolescent, à moi son grand frère. Comment il était triste et si émouvant quand il restait dans son coin, sans rien dire, quand on l’avait largué. Je lui disais « une de perdue, dix de retrouvées », il me répondait invariablement « c’était celle-là que je voulais ».
Je pourrais aussi vous dire que je me rappelle très bien ses premiers pas, au petit Damien. Nous avons six années d’écart, j’ai une bonne mémoire. Damien et son entrée à l’école, Damien et ses grosses colères quand il devait faire ses devoirs… Il y a tant de choses que je pourrais dire sur le Damien d’avant. Par exemple, sans doute le plus terrible, je me souviens encore de l’odeur de sa peau de bébé.
*
Un jour il est venu me voir. Fier, si fier. Un jour donc, il a frappé à ma porte et m’a annoncé la nouvelle : Il venait de s’engager dans l’armée, il partait la semaine suivante. Il avait la poitrine gonflée à bloc, fier qu’il était, à l’idée de se coller un uniforme sur le dos. Il m’avait dis « tu verras, un jour je défilerais là-bas, sur les Champs, et vous serez tous fier de moi ! » .Je me souviens bien de ce que je lui avais répondu : « Je n’avais pas besoin que tu m’impressionne pour être fier de toi, je l’étais déjà. » Ça l’avait un peu déstabilisé. Il avait cru que je critiquais son choix, il était reparti froissé. Moi, je n’y avais pas prêté attention. Je me disais, « pauvre Damien, dans quoi t’es tu fourré ? »
Il nous a bombardés de photos par internet interposé. Il mettait à jour sa page Facebook, les virées, les photos de groupe, le stage commando et toutes ces conneries. On les voyait tous, gonflés de testostérones, les hormones à bloc. On les voyait poser de manière ridicule avec leurs flingues et les biceps à l’air. Ils souriaient tous, heureux de vivre et se croyaient les rois du monde. Il y a eu tant et tant de comptes Facebook alimentés de la même manière. Pas un pour se plaindre, pas encore à ce stade en tout cas.
*
Un jour, une année avait passé, un coup de téléphone. C’était cette putain d’armée : Damien allait bien, mais il était démobilisé, son contrat ne serait pas renouvelé.
Damien n’allait pas bien du tout. Il y avait un terme pour ça : Syndrome de stress post-traumatique – SSPT. Ces connards auraient tout aussi bien pu le lui tatouer sur le côté. Comme à une bête, à l’abattoir. Ils nous l’avaient rendu tout cabossé, le petit Damien. Bien entendu, on a voulu savoir ce qu’il s’était passé. On avait bien entendu deux mois avant, cette histoire de soldats, abattus à coups de couteaux, dans les couloirs d’une caserne de la Police locale, au fond d’une vallée au nom imprononçable. On avait bien entendu que les agresseurs, des policiers retournés, avaient été descendu par un de nos gars, par quelques rafales bien senties. Ce que l’on ne nous avait pas dit, c’est que le gars qui avait riposté, c’était mon petit frère, Damien.
Nous nous étions inquiétés de ne plus avoir de nouvelles. Nous avions appelé, dans le vide. Damien ne communiquait plus. Sa hiérarchie non plus. Nous ne savions pas qu’il avait été mis au repos. Nous ne savions pas plus qu’on lui avait proposé de rentrer avant la fin de sa rotation. Il avait répondu « Je vais bien, ne vous en faites pas ! » Sacré Damien… Ils étaient quatre avec leurs longs couteaux, il y avait eu quatre courtes rafales.
Trrrrack ! Trrrrack ! Trrrrack ! Trrrrack !
Une chacun. Comme à l’exercice sur le champ de tir. Les cibles étaient tombées, criblées, déchiquetées par du petit calibre. Forcément il y avait eu du sang partout. Au sol, sur les murs. Il y avait eu des cris, du bruit et de la fumée, l’odeur de la poudre, l’odeur de la mort. Et puis il y avait eu Damien, seul, debout, certainement éberlué. On l’avait évacué, nous n’avions rien su.
Bien plus tard, le putain de coup de téléphone : Damien allait bien, mais il était démobilisé, son contrat ne serait pas renouvelé.
Les médecins l’avaient libéré avec des ordonnances pour des médocs : ceux qu’on donne aux malades mentaux. Il y en avait de toutes les couleurs. On l’avait retrouvé l’air si triste, le regard perdu, très loin. Damien nous avait dit « ne vous inquiétez pas, je vais très bien ». Non, putain, non, Damien n’allait pas bien. Il avait des tremblements dans les mains qu’il cachait tout le temps dans ses poches. Il avait perdu son sourire d’enfant, il était si pale, si gris.
J’ai bien essayé de communiquer, j’ai essayé de le faire parler. Un matin nous nous sommes retrouvés à la terrasse d’un café, près de Saint Lazare. Il faisait chaud, c’était l’été. Je m’étais dis qu’à cette terrasse il verrait passer de jolies filles et que peut-être ça lui ferait du bien. Au lieu de ça son regard à croisé un type, par hasard, qui portait un pakol sur le crane. Il a fait un bond et à renversé son café. Il y avait à cet instant, dans son regard, une flamme, une étincelle de folie. Nous sommes rentrés en taxi… Et puis ça c’est développé. Lentement, sûrement, et on ne pouvait rien y faire. SSPT. Syndrome de stress post-traumatique. Ça allait au-delà. Damien devenait carrément dingue.
Un matin, un autre dans la vie de Damien, tout à basculé. C’est moi qu’on a appelé. Damien venait de tuer deux barbus dans une supérette, près de Bastille, où il était parti chercher quelques bières et des pizzas surgelées. Deux barbus, même pas des types basanés, rien. Juste des barbus. Il avait dû les croiser entre deux rayons, il leur avait sauté dessus, l’un après l’autre, avec un couteau de cuisine en promotion. C’est tellement con comme histoire, si dérisoire. Les témoins ont raconté qu’il était devenu comme fou. À un moment il était bien, normal, comme tous les autres ; et puis soudain, il a craqué. Il a tout jeté devant lui et les a coursés un moment avant de les trucider. Damien était toujours affuté, comme là-bas, au top de sa forme, une véritable machine à tuer. Les médicaments qu’il prenait à ce moment-là étaient encore légers.
La police est arrivée, elle a cerné le magasin et Damien s’est rendu. Il a fini par se rendre compte de son erreur, il était ici, et non plus là-bas. On allait bien au-delà du syndrome, Damien développait autre chose.
Damien a été menotté, envoyé au poste, et un peu tabassé. Finalement c’est à Sainte-Anne que je l’ai retrouvé. Je me suis renseigné à propos de sa maladie. Je me suis rendu compte qu’au cours de la Première Guerre Mondiale, les anglais et les français prenaient les SSPT pour des affabulateurs, ils les fusillaient, tout simplement. Mes recherches m’ont permis de me rendre compte également que cette maladie rassemblait plus d’un demi-million d’américains qui avaient participé à la deuxième guerre d’Irak et au conflit afghan. Plus d’un demi-million, putain, ça en faisait un sacré paquet ! Chez nous, l’armée ne communiquait pas, stratégie d’évitement.
Bien sûr, les malades n’allaient pas tous péter un plomb et se mettre à buter un peu n’importe qui, mais il y avait un peu de Rambo en chacun d’entre eux. Il y avait surtout un sacré paquet de loques qui finiraient au bout d’une corde, au fond d’un garage, ou alors avec le canon d’un fusil sous le menton, dans l’ombre d’un grenier.
*
Damien est aujourd’hui à Sainte-Anne, pour un bon moment. Il se passe beaucoup de choses dans son crâne, il revit ces histoires tous les jours. Il sait qu’ils vont revenir pour finir le boulot, qu’il EST le boulot qui doit être fini. Entre lui et moi, et mes parents, il n’y a plus de communication possible. Le Damien d’il y a quinze ans est parti à jamais, un matin ensoleillé de mai, dans le couloir d’une caserne afghane. « The first casualty of war is innocence », ou j’avais bien pu entendre ça ? Je ne m’en rappelais plus. On nous avait enlevé Damien et un paquet d’autres. Il y avait les morts, mais il y avait aussi les estropiés, plus nombreux, et ceux qui étaient revenus à moitié dingues, encore plus nombreux.
Aujourd’hui, je pense parfois qu’il y a une lueur d’espoir chez mon petit frère. J’essaie de me mettre à sa place, je le vois résister. Je le vois se battre contre ses démons et je pense que, peut-être, il reviendra un jour parmi nous. Je pense à Damien et à tous les autres qu’on nous ramène dans le même état, je pense qu’il y a d’autres grands frères comme moi, qui se lamentent en pensant aux images du passé, à leurs petits frères et leurs dernières dents de lait. Je pense à toutes les familles de soldats, à qui on remet dans une boite, une lettre de la Nation reconnaissante et une jolie médaille. Putain de guerre.
Non, Hajar, c'est de la pure fiction, mais c'est une fiction que j'aimerais bien distribuer sous forme de flyer à tous ces jeunes, à l'entrée des centres de recrutement...
· Il y a presque 13 ans ·Jean Louis Michel
sauf Junon... que ce n'est pas tout à fait le propos du texte de Jean-Louis et que je préfère son explication qui est : à 18 ans a-t-on toutes les cartes en main? et là on est au cœur de son texte... Pour le reste... il n'y a pas plus antimilitariste que moi... Merci.
· Il y a presque 13 ans ·Elsa Saint Hilaire
Vieux comme le monde mais malheureusement toujours d'actualité...
· Il y a presque 13 ans ·junon
La question est : a-t-on toutes les cartes en main à 18 ans ? Que savent vraiment ces mômes des vraies raisons de ce conflit ?
· Il y a presque 13 ans ·Le sujet, c'est la perte de l'innocence. Mais ça, c'est vieux comme le monde...
Jean Louis Michel
L'intérêt n'est pas de savoir qui mérite plus de compassion, de l'enrôlé volontaire, de celui qui l'a été contre son gré ou même des immanquables innocentes victimes collatérales des conflits armés... L'intérêt est de démonter la mécanique implacable des broyeuse d'hommes que sont ces guerres menées au nom du bon droit, de la légitimité ou de la liberté. Quelle que ce soit la bannière derrière laquelle elles s'abritent, elles ne font que détruire trop tôt des petits garçons qui ont rêvés de devenir grands...
· Il y a presque 13 ans ·Bravo Jean-Louis, j'aime beaucoup.
junon
Grosse envie de compatir (ta nouvelle est écrite et à ce titre très bien écrite pour) et en même temps... Bon en réalité, j'éprouve beaucoup plus de compassion pour les soldats enrôlés que pour les volontaires... Du dosage dans l'affect?... peut-être... ;-))
· Il y a presque 13 ans ·Elsa Saint Hilaire
très beau texte jean-louis. un sujet dur mais oh combien d'actualité. je me dis la même chose à chaque remise de médaille posthume.
· Il y a presque 13 ans ·j'ai été prise dans ton histoire jusqu'au bout, un peu peinée que l'éditeur de texte coupe les pages n'importe comment! (il manque des mots.)
bravo pour ce texte.
Karine Géhin