Suite- Céline

loulourna

Suite-Chapitre 3

Céline

La vanité vestimentaire est une façon naïve de se persuader d’être quelqu’un, lorsqu’on n’est pas grand-chose. Madame Vandaele avait l’art d’utiliser cette vérité essentiellement le dimanche. 

Ce jour-là, les vestiges de son éducation catholique, la poussait inexorablement à la messe de 11 heures, où il était important d’être vue et reconnue vêtue de ses plus beaux atours. Monsieur Vandaele et sa fille ne pouvaient que suivre.

La veille, elle sortait les habits de la penderie et les accrochait à l’espagnolette de la fenêtre. Ce qui avait comme résultat de faire flotter un éternel relent de naphtaline dans la chambre à coucher.

Et la chrétienté dans tout ça ? Madame Vandaele appuyait sa foi sur  le châtiment divin pour les canailles et les grossiers personnages. Le champ était vaste. Dieu lui-même, s’il avait daigné écouter Madame Vandaele, n’aurait probablement pas compris son sens de la justice et aurait dû condamner à la damnation une partie important du genre humain.

Pour Monsieur Vandaele, croire en Dieu ne coûtait rien et il avait l’habitude de dire, ---Sait-on jamais.  

Le dimanche après-midi, si le temps le permettait, les Vandaele prenaient la direction du kiosque à musique situé au centre du jardin public, où, à 14 heures 30 précis, un orchestre entamait d’éternelles valses viennoises. Depuis les rumeurs de guerre dans les Balkans, la fanfare municipale massacrait également des marches militaires. Le rituel des jours de pluie, si ce n’était pire, ce n’était pas mieux. Céline aidait sa mère à cirer les meubles et faire briller les vitres derrière lesquelles trônaient des plantes grasses, témoins d’une éducation d’outre Quiévrain.

Ces jours-là, Monsieur Vandaele se réfugiait avec son journal dans le petit salon meublé en faux Henri II, qui ne servait que dans les grandes occasions, c’est-à-dire presque jamais. Rarement chauffé, imprégné d’humidité, une légère odeur de moisi et d’encaustique flottait dans l’air. En face du buffet, une tapisserie représentait un cerf agonisant, harcelé par une meute de chiens. Quelques photos de famille et une marine représentant un navire en perdition sur une mer démontée, habillaient les autres murs.

Se dérober à l’atmosphère pesante du logis familial était le souci majeur de Céline. Elle était une des rares jeunes filles à se réjouir de reprendre son travail le lundi matin. Pourtant, les journées étaient longues et le salaire insuffisant. Beauvais, petite ville plus rurale qu’urbaine n’avait pas encore été gagné par des concepts, comme prolétariat, lutte des classes ou masses laborieuses. Les fermes avoisinaient des industries naissantes et des ateliers d’où l’on entendait chanter le coq et meugler les vaches. On était ouvrière comme on était ce qu’on était. C’était dans l’ordre des choses. L’illusion d’une société égalitaire n’avait pas encore contaminé cette petite cité provinciale. En ce temps-là, en dépit de la révolution, l’église était encore la base de l’ordre social. Les idéologies en isme qui allaient engendrer tant de misères et de douleur dans le monde n’en étaient qu'à leurs balbutiements.

Demain, 14 juillet 1912, Céline fêtera ses 17 ans.

Devant le miroir de sa  chambre, elle contemplait une jeune fille au visage d’une grande douceur, fin et régulier. Céline relevait en chignon son abondante chevelure blonde. Par le regard des autres, elle se savait jolie. Dans la rue, sa mère avait beau dire ; ne te retourne pas, elle devinait les yeux des hommes la suivre sur son passage. Céline n’en tirait aucune vanité. 

Elle était à l’âge, ou l’on imagine un monde riche en possibilité, ou le meilleur est devant soi, où l’avenir est radieux, où l’amour rime avec toujours. Céline rêvait au prince charmant, celui qui devait immanquablement la sortir de cette vie monotone, entourée d’un père taciturne et d’une mère qui lui faisait mille et une recommandations sur tout, sur rien, et particulièrement les garçons.

Avec sa mère, parler pour ne rien dire prenait son véritable sens. Ses copines d’ateliers, en quelques mots simples, lui avaient appris plus de chose sur le sexe que tous les sous entendus sibyllins de sa mère.

Parfois,Céline ne pouvait s’empêcher, même si ce n’était pas méchant, de taquiner sa maman. 

--- Je ne comprends pas de quoi je dois me méfier.

--- Je sais de quoi je parle, et tu n’as qu’à écouter.

---Je t’écoute, maman, mais tu ne me dis rien.

--- Je te dis que tu comprendras plus tard.

--- C’est quand plus tard ?

--- Plus tard, ce n’est pas maintenant et ce sera toujours assez tôt.

--- Comment es-tu tombée amoureuse de papa ? 

--- De mon temps, nous étions beaucoup plus sages, plus sérieux. Aujourd’hui les jeunes, vous ne pensez qu’à vous amuser…vous voulez tout, tout de suite. Et puis… et puis… on ne parle pas de ces choses-là.

À bout d’argument, Madame Vandael poussait sa fille hors de la cuisine. --- Allez, va-t’en, j’ai beaucoup de travail.

Lors de son passage de l’enfance à la puberté sa mère lui fit tout un discours sur l’importance d’arriver pure au mariage.

Céline ne compris rien aux recommandations hermétiques de sa maman. 

--- C’est quoi être pure, maman.

---Pure c’est être sans tâche.

N’arrivant pas à en apprendre plus Céline n’insista pas. 

Il y a peu de temps, Juliette Verdier, la première d’atelier, lui apprit le sens que sa mère donnait au mot pur.

Madame et Monsieur Vandael se parlaient peu : le strict nécessaire. Ils avaient assimilé l’art de se neutraliser et leur couple n’existait plus que sur les registres de la maison communale de Poperinge.

Quels avaient été leurs bons moments ? Les quelques mois de chaste bonheur précédant leur mariage ?

En vérité, les étreintes malhabiles de leur jeunesse s’étaient espacées et leur disposition naturelle à la pudeur avait repris le dessus.

Monsieur Vandael dont les aspirations, laminées par l’allégeance, à sa femme, respectueux de l’ordre établi une fois pour toutes, s’autocensurait instinctivement. En se renfermant sur lui-même il avait réussi à refouler ses déceptions et ses ressentiments. Sa vie était ainsi faite.

Les certitudes de Madame Vandael étaient des vérités fondamentales indiscutables et elle confondait recettes occultes avec savoir scientifique. 

Maniaque, elle passait son temps à effacer les traces, le plus souvent imaginaires, sur les meubles et toutes les surfaces lisses, avec un chiffon qu’elle gardait dans la poche de son tablier. 

Leur vie devenue stérile, était involontairement l’une des meilleures leçons donnée à leur fille. Céline savait ce qu’il ne fallait pas faire et ne pas devenir.

Juliette avait obtenu ce qui, jusqu’à ce jour paraissait impensable ; la permission pour Céline de sortir sans ses parents.

Ces dernières semaines, dès le repas du soir terminé et vaisselle faite, Céline grimpait quatre à quatre dans sa petite chambre et travaillait tard dans la nuit pour être prête pour le grand jour. Le 12 juillet, parée d’une robe de coton bleu à col montant, agrémentée de petites fleurettes de dentelle blanche, elle fit irruption dans la cuisine en tourbillonnant.

Sa mère, bougonna --- Fait attention, tu vas casser quelque chose et surtout, demain, tu feras attention et tu te méfieras...de tout, d'ailleurs je donnerai toutes les instructions à Juliette, ajouta-t-elle en secouant énergiquement son index en poursuivant sa fille, qui quitta la cuisine pour se réfugier dans sa chambre. Le regard de son père, habituellement neutre, s’illumina un instant mais ne dit mot.

Le lendemain soir, lorsque Juliette et Clémence vinrent la chercher, elle était prête depuis une heure.

C’était son premier bal.

Quelques semaines auparavant, au début du mois de juin, comme chaque année la préparation de leurs robes pour la fête du 14 juillet, était l’unique sujet de conversation des jeunes ouvrières. Céline restait à l’écart de cette effervescence. Lorsque Juliette lui demanda la raison de sa morosité, les lèvres pincées, elle murmura,

--- Jamais mes parents ne m’autoriseront à sortir le soir.

--- De quoi ! dit Juliette, les poings sur les hanches, mimant une femme courroucée afin de dérider son amie, --- Ne t’inquiètes pas et fais-moi confiance, ce soir je parlerai à ta mère.

Émue par son innocence et son grand cœur, il lui semblait impératif de veiller sur cette jeune fille qui se réfugiait dans un univers où la féerie et les miracles prenaient une place importante dans son imaginaire.

En quelques mois, Céline avait trouvé en Juliette, pourtant à peine plus âgée de quelques années, bien plus qu’une mère, une confidente, une amie.

Le même soir, après avoir préparé le dîner de ses frères et sœurs, son père absent traînait encore, elle ne sait où, Juliette se présenta chez les Vandael. 

Elle avait très vite pénétré la nature de la maman de Céline, petite bonne femme persuadée d’avoir la connaissance infuse. Sa physionomie stricte où deux petits yeux inquisiteurs sondaient autrui, surtout pour les déconsidérer, l’avait choqué dès leur première rencontre. 

Elle pensait qu’il était miraculeux que cet homme insignifiant et ce pot à tabac corseté aient pu engendrer un ange comme Céline.

Un inconnu, aurait, de prime abord, décrété et trop vite conclu que Juliette n’était pas jolie. Mince, frisant la maigreur. La blancheur de son visage était accentuée par des joues creuses et des lèvres transparentes, jamais maquillées. Une frange de cheveux tentait en vain de cacher son front trop haut. L’inconvenance d’être vue sans son éternel chignon faisait partie de sa pudeur. Pudique également dans ses sentiments, elle ne laissait jamais paraître ses moments de tristesse et ne parlait jamais de ses états d’âme. Toujours souriante, la bonté qui se lisait dans la profondeur de ses yeux, lui conférait un charme particulier.

Juliette, à 22 ans, était l’aînée de huit frères et sœurs. 

Un père alcoolique, bon à rien, hormis chambouler la maison lorsqu’il rentrait ivre, avait forgé le caractère de cette jeune “mère nourricière“, pilier de sa famille.

Juliette avait fait ses premiers pas dans la couture, à l’âge de 12 ans. C’est à peu près à la même période, qu’insidieusement, après plusieurs semaines de douleurs inexpliquées dans l’abdomen, sa mère mourut. Impuissant à soulager ses souffrances, son père se bouchait les oreilles avec les mains pour ne pas entendre ses gémissements

---Un mal mystérieux, avait dit le docteur, pensant ainsi venir en aide à la famille affligée par le malheur. Il avait malencontreusement conclu par “Dieu donne et Dieu reprend.

Le père de Juliette, homme, habituellement doux, avait pour la première fois de sa vie serré les poings, et d’une voix blanche avait répondu,--- Dieu ne donne rien, il n’a donc rien à reprendre.

Ce soir-là… ou plutôt au petit matin, sa silhouette titubante, les vêtements souillés, il avait poussé la porte qui donnait directement dans la cuisine. Juliette, dans le noir, avait attendu.

Depuis ce jour, lorsqu’il rentrait à la maison après une soirée de beuverie, elle seule était capable de le calmer et de le mettre au lit. Alors, couché sur le ventre, il pleurait, appelait « sa Florette » en étreignant son oreiller. Juliette, des larmes dans les yeux, ne le quittait que lorsqu’il s’était endormi se remémorant le bonheur perdu et du rayonnement de l’amour de ses parents sur la maisonnée.

Juliette trouvait encore le temps de se dévouer aux faibles et aux malchanceux en assistant le père Clément, le curé de la paroisse.

Son courage faisait l’admiration de tous.

Elle assurait la cohésion de la famille avec tant d’efficacité que son entourage aurait trouvé normal qu’elle ne se mariât jamais

Or, depuis quelque temps, elle avait remarqué les regards à la dérobée, les sourires timides et les mots gentils, du nouveau caissier du Crédit du Nord.

Juliette ne connaissait rien de lui, sauf son prénom. Un de ses collègues l’avait appelé Laurent.

Lorsque Madame Bertin lui avait présenté sa première d’atelier, Madame Vandaele avait catalogué Juliette Verdier dans la catégorie des jeunes femmes austères à qui elle pouvait confier Céline en toute tranquillité.

--- Voilà exactement la personne qu’il te faut, ma fille, avait-elle dit. Sa pensée, avait fait le reste du chemin ; Quelqu’un de sévère et qui ne te fera pas de cadeaux. Mais comme d’habitude elle avait porté un jugement hâtif et comme d’habitude s’était trompée.

Avec le temps, les éloges admiratifs de Céline sur Juliette et la satisfaction de Madame Bertin sur le travail de sa fille, lui avait fait rectifier, bien à regret, sa première opinion.

Avec son culot habituel, elle avait retourné sa veste.

--- Voilà une jeune femme méritante. À 22 ans, elle dirige un atelier, fait vivre toute sa famille et aide le père Clément à organiser une fois par semaine les repas aux indigents et les fêtes de bienfaisance de la paroisse. Il m’a dit que sans son aide il ne s’en sortirait pas.

--- Je vois que tu t’es renseignée. Je te signale que tu es la dernière à l’apprendre.

--- À mon premier regard, j’avais deviné que c’était une fille bien, rétorqua d’un air pincé, Madame Vandaele.

Céline ne releva pas.

Avec le temps, Juliette était une des rares personnes à trouver grâce à son esprit critique et avait droit aux gazouillements que Madame Vandaele imaginait à tort, suaves et mélodieux.

C’est donc avec la bouche en cul-de-poule, un peu condescendante, qu’elle dit d’une voix douce,

---Ma petite Juliette, c’est toujours un plaisir de te voir, nous n’avons pas terminé de dîner, viens t’asseoir près de nous… tu veux un bol de soupe ?

---Non merci Madame Vandaele, je vous en prie, finissez votre repas.

La maman de Céline l’avait complimentée tant de fois sur sa probité, remerciée tant de fois d’avoir fait de Céline une bonne couturière que Juliette se sentait suffisamment influente et sûre d’elle pour imposer le pourquoi de sa venue.

---Alors ma petite Juliette, tu n’as pas à te plaindre du travail de Céline,au moins ?

---Me plaindre de Céline ? Non pas du tout, au contraire, ses doigts de fée accomplissent des miracles.

Juliette, fine mouche, savait qu’il fallait donner l’impression que les propos qui allaient suivre allaient être une idée de Madame Vandaele.

Son visage prit une expression de totale neutralité.

--- Vous ne pensez pas que Céline mérite une récompense ? C’est bientôt son anniversaire.

Ne saisissant pas ce que signifiait le mot récompense dans la bouche de Juliette, Madame Vandaele questionna.

--- Une récompense ?

--- Oui, pourquoi pas permettre à Céline d’aller au bal, le soir du 13 juillet.

Silence de mort.

La tempête sous les papillotes de Madame Vandaele était invisible mais perceptible par tous et particulièrement par son mari ; Il prit son journal et quitta la pièce.

Après une courte période de bouillonnement cérébral, un sourire mielleux éclaira son visage.

---Tu sais tout le bien que je pense de toi, ma petite Juliette, mais je pense que Céline est encore jeune pour sortir sans un chaperon.

Juliette n’en laissa rien percevoir, mais pensa que ce petit tonneau tyrannique considérait que sa fille était assez vieille pour aller travailler, mais pas pour prendre un peu de bon temps.

---Je pense exactement la même chose, c’est pourquoi, si vous l’autorisez, je serai son chaperon.

Désarçonnée, Madame Vandaele bredouilla,---Bon…bien, bien. Puis se reprit.

--- Mais attention, Céline doit être rentrée à 11 heures.

Juliette s’était préparée à des palabres plus longues, plus laborieuses. Elle affecta un air de soumission et dit humblement, --- Je vous le promets, Madame Vandaele, puis fit des mimiques complices à Céline qui se leva, contourna la table et embrassa bruyamment sa mère sur les deux joues.

--- Merci, ma petite maman, tu me donnes mon plus beau cadeau d’anniversaire.

Le visage de Madame Vandaele d’abord bassement complaisant récupéra sa sécheresse coutumière pour dire,

--- Tu as entendu, Céline, à 11 heures.

Persuadée d’avoir maîtrisé la situation de bout en bout, Madame Vandaele se rengorgeant faillit faire craquer les lacets de son corset.

Autant de conviction dans un cerveau où trône le néant dépasse l’entendement, pensa Juliette.

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