Sur la tradition

blanzat

Un argument est fréquemment avancé dans la défense de la viande : le savoir-faire, l’ancestral, la transmission des valeurs.

La tradition. Il s'agit bien d'un argument, un élément de rhétorique opposé à tout discours qui remet en question un certain modèle de consommation, voire de civilisation. Ça ne peut être, en aucun cas une valeur, ni un principe, ni une loi morale.(NB : paradoxe du retour à la lampe à huile, à la préhistoire. Parfois on justifie par un instinct d'homme néandertalien contre ceux accusés de vouloir régresser dans les attributs de civilisation. L'argumentaire pro-viande est à géométrie très variable : selon les situations, on invoquera la nature, la culture, la tradition, le progrès…).

Avant d'être une industrie, la viande est un élément culturel constitutif de notre rapport à l'alimentation. Elle accompagne l'histoire des terroirs, le culinaire, on lui confère une place de choix dans notre patrimoine commun (NB :À ce titre, la qualification d'immatériel pour certains produits reconnus mondialement pose question : la viande, comme la cuisine, serait quelque chose d'intangible, par conséquent intouchable, et décorrélée de ce qu'il y a de plus concret dans cette affaire, des corps. Dans un autre registre, peut-on imaginer l'aberration de celui qui demanderait d'inscrire la fessée au patrimoine immatériel de l'humanité ?).

La tradition, en tant que transmission, révèle combien ceux qui s'en réclament ont le souci des générations suivantes, et peuvent être sensibles à la sauvegarde des ressources. Cet argument de la tradition peut servir une écologie du status quo, de maintien des pratiques par ripolinage, une couche de vert patiné, c'est déjà mieux qu'un rouge sang.

Toutefois, il faut faire attention avec le maniement de la tradition : la condition féminine a aussi été une composante de notre culture de transmission et de reproduction du patriarcat, voire de la violence. La violence est une tradition, un modèle reconduit de génération en génération. Des lignées de militaires et de policiers se perpétuent comme autant de traditions familiales, comme il y a des dynasties de bouchers et d'esclavagistes. Ces raccourcis peuvent choquer, mais cela montre à un premier niveau que la tradition comme transmission et reproduction est souvent invoquée pour justifier la perpétuation de certaines activités humaines.

« On a toujours été bouchers, de père en fils », dit l'un, comme un autre aurait dit en son temps « on a toujours été négriers ». De même la prostitution : « plus vieux métier du monde ». Tout se passe comme si l'ancienneté valait force de loi. En conférant une étiquette, un label rouge « tradition » à une pratique, on occulte sciemment l'ignominie de cet autocollant.

Comme le droit, la tradition ne se justifie que par elle-même : « on fait comme ça parce qu'on a toujours fait comme ça et puis voilà », « la loi est la loi ». En réalité, c'est un droit né de l'usage. Les us et coutumes prennent force de loi dès lors qu'ils atteignent une certaine longévité, une véritable prime d'ancienneté. Ça n'en fait pas pour autant des pratiques acceptables. (NB : En cela, la conception de la jurisprudence selon Deleuze peut paraître très dangereuse : on voit qu'elle est déjà à l'œuvre dans la société et qu'elle échappe aux juges, n'importe qui peut s'en saisir, à commencer par ceux qui ont coutume de confisquer la parole, et dans un argumentaire de l'absurde, on pourrait ouvrir le droit à un cannibalisme traditionnel, à l'excision de tradition ou encore la fessée ancestrale).

Le problème avec la question de la tradition, c'est qu'on trouvera toujours des cas illustrant l'iniquité de certaines pratiques, et qui ne peuvent pas se maintenir au nom de la tradition, mais qu'on en sera encore à effleurer la surface, à prendre des cas pour une généralité. Contre-argument facile : on trouvera autant de pratiques traditionnelles honorables qui contredisent l'attaque précédente.

C'est pourquoi il est nécessaire d'interroger la tradition elle-même, en amont de ce qui s'en réclame, pour voir ce qui, en elle, peut apporter une condition d'évaluation de perpétuation d'une pratique, au regard de la pratique elle-même. On évitera ainsi une trop courte équation tradition = pas bien.

Il est pourtant facile d'appréhender la problématique ainsi : une pratique violente et malsaine, telle que l'exploitation animale, doit-elle être transmise de génération en génération ? Si l'on invoque le savoir-faire, la mémoire de nos pères, on instaure une échelle de valeur où la vie présente pèse moins qu'un passé peu glorieux, et on se retrouve rapidement avec une tautologie vaine : « on fait comme ça parce qu'on a toujours fait comme ça. »

Et puis voilà.

Reste la tradition chrétienne : l'agneau ou le chevreau que l'on mange à Pâques, qu'est-ce que c'est ? Rien de plus qu'une tradition, et cela ne se justifie pas par autre chose qu'une tradition, même pas religieuse. Manger un agneau n'est pas écrit dans le Nouveau Testament. On ne peut pas parler non plus d'un symbole. Le signe de croix est un symbole, pas la mise à mort d'un jeune animal. L'agneau symbolise l'innocence, mais aussi Jésus, et le sacrifice de Dieu qui donne son fils aux hommes. Ces derniers l'ont tué, nous devons donc tuer le Christ à notre tour ? Quel chrétien, s'il réfléchissait à ce qu'il fait, accepterait un tel geste ? Il est inconséquent de passer de l'image douce d'un être âgé de six mois à peine, à un carnage.

  • Les traditions ont malheureusement la vie dure !! Je mange rarement de l'agneau, surtout pas à Pâques !

    · Il y a plus de 3 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Je plussoie...
    et je rajoute (mais si cela a déjà été fait, pardonnez-moi !)
    http://welovewords.com/documents/adieu-viandards

    · Il y a plus de 3 ans ·
    Autoportrait(small carr%c3%a9)

    Gabriel Meunier

    • Merci Gabriel, je n'avais pas lu ton texte et je souscris à 100 %, j'aime la musique de cet adieu, c'est un air qui me plaît, une libération.

      · Il y a plus de 3 ans ·
      Ab

      blanzat

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