Sur le banc

Jeff Legrand (Djeff)

Des rencontres anodines vous touchent parfois plus que vous ne le voudriez.

Comme tous les matins depuis quelques semaines, ils sont assis sur le banc. Serrés l'un contre l'autre, pour se tenir chaud autant que pour se soutenir et rester droit.

La première fois que je les ai vu, je partais faire mes courses au supermarché du quartier. En traversant le parc à jeux, au milieu du tumulte des enfants qui jouent, crient, pleurent, je les avais aperçus. Déjà assis sur ce même banc, en léger retrait de la zone de jeu, coincés entre deux bosquets de bambous géants. C'est au retour que je pris conscience de leur présence, me rappelant qu'ils étaient déjà là quarante-cinq minutes plus tôt. La tristesse m'envahit. Il avait la tête qui tombait en avant, la bouche ouverte, un léger filet de bave coulant de sa bouche. Elle, recroquevillée, les yeux fermés, mâchonnant dans le vide, juste animée de quelques spasmes respiratoires. Sans m'en rendre compte, je m'étais arrêté à leur hauteur et les observais en silence. Je ne savais pas si je devais vérifier que tout allait bien ou si je devais m'éloigner. La dame due sentir ma présence et ouvrit un œil, se redressant dans un râle.

"Qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien madame, je suis désolé si je vous ai réveillée, j'étais inquiet de...

— Vous n'avez rien d'autre à faire que d'embêter les vieux ?

—Toutes mes excuses madame... Avais-je glissé en m'éloignant, gêné de la situation et des regards des parents autour de moi."

Les jours suivants, j'étais à chaque fois saisi d'une appréhension coupable avant de traverser le parc, amplifiée par le constat de leur présence quotidienne, à peu près de dix heures à midi. Leurs positions étaient figées. Je ne les ai jamais vus parler ensemble. Lorsque mes pensées s'évadaient vers eux, je me demandais à quoi pouvait ressembler leur vie. Leur fragilité, leur solitude, tout cela devait avoir une raison. Et lorsqu'ils n'étaient pas sur ce banc, que faisaient-ils ?

Un jour, alors que je partais faire mon footing, je les croisai. En mouvement. Leur démarche me fit penser à celle de vieux esclaves courbés par l'âge et la douleur, trainant un boulet de deux fois leurs poids. Alors que j'enchainais les tours de lac, je ne pouvais me cacher l'admiration née de cette image. Ce banc était leur dernier espace de vie. Et les efforts qu'ils déployaient chaque jour pour le rejoindre faisaient d'eux des héros.

Cela fait deux jours que je n'ai pas vu « mes amoureux du banc » comme je les appelle. Et dés hier je me suis inquiété. Après plus de trois semaines de rencontres quotidiennes, ils n'étaient pas là. Et ce matin non plus. Mon inquiétude est absurde mais ne me quitte pas du week-end.

Le lundi matin, je décide de m'assoir sur le banc pour les attendre. Dix heures trente, ils sont en retard. S'ils ne viennent pas aujourd'hui, que puis-je faire ? Comment avoir de leurs nouvelles ?

"Bonjour Monsieur. Cela vous dérange si je m'assieds sur le banc ?"

C'est elle. Elle ne me reconnaît pas. Elle a pris un coup de vieux, pensée paradoxale sur la fatigue de cette femme qui doit avoir dans les quatre-vingt dix ans. Sa voix est basse, tremblotante.

"Bien sûr que non madame, allez-y. Je vais d'ailleurs vous laisser la place, dis-je en me levant.

— Oh non, vous pouvez rester. Je n'attends plus personne. Ernest est parti sans moi.

Elle a repris sa position habituelle et parle sans me regarder, les yeux fermés. Elle ne voit donc pas ma mine attristée face à ce que j'imagine être sa détresse.

— Toutes mes condoléances madame. J'avais pris l'habitude de vous voir tous les deux sur ce banc, je suis sincèrement désolé.

— Oh, on voit que vous ne connaissiez pas Ernest. Il a pris son temps le bougre.

Elle m'arrache un sourire.

— Il voulait que je l'aide mais je n'ai jamais pu. Maintenant, je vais pouvoir m'occuper de moi.

— C'est une bonne réaction madame. Si vous le souhaitez, je peux vous retrouver ici dés que je le peux, nous papoterons tous les deux.

— Oh c'est gentil jeune homme, mais je ne viendrai plus sur ce banc. Toute seule, c'est trop difficile, gémit-elle en essayant de se lever.

Je l'aide en la prenant par le bras.

— Vous ne restez pas ?

— Non, je vous l'ai dit, je dois m'occuper de moi. Prenez soin de vous jeune homme, merci pour votre compagnie. Ernest m'attend, conclut-elle en s'éloignant."

Les jours suivants, je ne la vis plus. Parfois, je m'assois sur le banc, repensant à ce couple qui jusqu'au bout s'est assisté, s'est épaulé. S'est aimé. Je ne les reverrai plus. Et c'est toujours triste de perdre ses héros.



  • De nada, c'était un plaisir pour moi

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    aurevoir

  • Mon p'tit coup de coeur. J'aime beaucoup le style d'écriture et l'émotion qui s'en dégage

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    aurevoir

    • Salut kouka ! Merci beaucoup, très heureux d'avoir inspiré un coup de coeur, surtout sur cette nouvelle qui est ma toute première !

      · Il y a plus de 10 ans ·
      U3w9e40p

      Jeff Legrand (Djeff)

  • Si vous le souhaitez, vous pouvez souscrire pour l'édition du recueil Nouvelocratie 2. 12 nouvelles dont celle que vous venez de lire, que j'ai souhaité malgré tout laissé libre d'accès sur WLW. A moins de 0,9€ la nouvelle, c'est une bonne affaire et c'est ici : http://www.bibliocratie.com/produit/nouvelocratie-2/

    · Il y a plus de 10 ans ·
    U3w9e40p

    Jeff Legrand (Djeff)

  • Je suis heureux de vous annoncer que cette nouvelle fera partie du recueil Nouvelocratie N°2, que vous pourrez commander dés la semaine prochaine sur le site Bibliocratie.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    U3w9e40p

    Jeff Legrand (Djeff)

  • Si vous aimez cette nouvelle, je vous invite à voter sur le site bibliocratie, où elle est inscrite au concours Nouvelocratie pour la publication d'un recueil. Et vous pouvez voter tous les jours afin de me permettre d'obtenir cette première publication. Merci de votre soutien !
    http://www.bibliocratie.com/?portfolio=sur-le-banc

    · Il y a plus de 10 ans ·
    U3w9e40p

    Jeff Legrand (Djeff)

  • Une belle sensiblité racontée dans un style fluide, tout en simplicité :-)

    · Il y a presque 11 ans ·
    Zen

    marjo-laine

  • Que c'est émouvant ! Bravo ! Si j'étais sensible, j'aurais sans doute pleurer à chaudes larmes ^^ Mais vraiment, tout y es, l'atmosphère, l'aspect observateur, et les émotions. Les dialogues sont vraiment bien écrits ! L'histoire a le mérite de m'intriguer honnêtement ! J'aime beaucoup ! Coup de coeur !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Mains colombe 150

    psycose

  • Très beau texte. Une tranche de vie amenée presque sereinement et des personnages avec un certain caractère malgré ce texte court.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avatarkaitlynn copie

    Kaitlynn Plinhe

    • Merci, c'est très gentil. Comme quoi, ce n'est pas la taille qui compte (oh le gros lourd...)

      · Il y a presque 11 ans ·
      U3w9e40p

      Jeff Legrand (Djeff)

  • La sincérité de votre texte m'a touchée, écrit avec un souci de mesure, de retenue.
    Un aveu, un regret, un souvenir. La voix du petit garçon, me semble-t-il, perce sous les mots de l'homme. CDC.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Sylviane doise  petite narratologie du quotidien  rip

    gameover

    • Ou l'homme est resté un petit garçon, au choix ;-) Merci de votre commentaire.

      · Il y a presque 11 ans ·
      U3w9e40p

      Jeff Legrand (Djeff)

  • Merci beaucoup Sylvie, venant de toi cela fait chaud au cœur. Il y a une part de réalité, ce couple je l'ai croisé, souvent, dans le parc en bas de chez moi. Mais cela s'est arrêté là, je n'ai jamais osé leur parler. Et, quelque part, je l'ai regretté. A bientôt !

    · Il y a presque 11 ans ·
    U3w9e40p

    Jeff Legrand (Djeff)

  • Subjuguée. C'est le mot. Par ton histoire et toute l'empathie que tu y mets. J'ai été remuée par ton texte. Tu as su amener des questionnements à devenir les nôtres. Là, je me demande: est-ce fictif ou il y a-t-il une part de réalité ? Tu n'es pas forcé de répondre. A bientôt sur tes textes !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Fullsizeoutput 53f4

    Sylvie Loy

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