Suspect numéro 1

SUSPECT NUMERO 1

Je m’appelle Eléonore et j’ai 11 ans ½. Et quand je serai grande, je serai détective !… ou policier… ou journaliste, ça dépendra du marché de l’emploi comme dit ma mère. Enfin, un truc où on cherche, quoi ! Tout le monde le dit, je suis une curieuse. Toujours à vouloir savoir le pourquoi du comment. Mais quand on a 11 ans et demi, les occasions pour exercer ses talents de détective en herbe sont rares et les moyens limités. Après avoir retrouvé 2 fois le chat de Mme Morillon (il va se planquer sur la première branche du cerisier de l’immeuble dès qu’il veut avoir la paix, recherche pas très stimulante en soi), déniché les clés du papi du 5^ème (il les avait laissées dans sa poche, classique !) et aidé mes parents à mettre la main sur leurs lunettes un nombre incalculable de fois, je voulais un cas un peu plus intéressant à me mettre sous la dent.

La solution est venue un dimanche matin d’avril quand je vis la tête décomposée de mon père devant son journal. Il était rouge comme une pivoine (pire que moi quand je me suis tapée la honte du siècle le jour où ma mère m’a déposée à la sortie organisée par l’école en bas de pyjama parce qu’elle avait la flemme de s’habiller à 6 heures du matin) avec des plaques de boutons sur les avant-bras qu’il grattait toutes les 10 secondes en tournant les pages du journal. « Bah alors mon papounet, qu’est-ce-qui t’arrive, tu as servi de bifteck aux moustiques cette nuit ? (j’adore le taquiner) ». « Non, je ne sais pas… c’est surement la balade en forêt d’hier, il y avait beaucoup de pollen, c’est la saison, je dois être allergique… »

Je lève un sourcil, intriguée… Papa, allergique au pollen ? Ben tiens, c’est nouveau ça, ça vient de sortir ! Lui qui passe son temps dans le jardin à se remplir les poumons du parfum de toutes les fleurs qu’il plante amoureusement tous les ans en étant toujours frais comme un gardon, il serait devenu allergique par l’opération du Saint-Esprit ? Il est allergique à la banane, bon ça je sais, mais il n’approche plus de bananes à moins de 2 kilomètres depuis donc ça doit pas être ça. Eléonore, ça sent l’enquête ça! Enfin un peu de challenge ! Ni une ni deux, je remonte en courant dans ma chambre, prépare stylo et bloc note et applique ce qu’aurait fait Hercule Poirot à ma place : reconstitution des faits.  « Papa, mon petit Papa, c’est l’heure de l’interrogatoire ». Il soupire, résigné, habitué, il sait que je ne lâche pas l’affaire facilement. « C’est depuis quand tout ce bazar ? » « Je sais plus bien… Je m’en suis rendu compte avant d’aller me coucher. Mais c’est pas bien grave Eléonore, je vais passer demain à la pharmacie, ils vont me donner une pommade et ça va bien finir par passer». Je le regarde écœurée : pas bien grave ! Comment voulez-vous identifier le suspect numéro 1 de l’intrigue si même la victime s’en fout comme de sa première chaussette ! Devant tant d’indifférence et d’ignorance, une idée positive me vient tout de même à l’esprit: la pharmacie, c’est pas une mauvaise idée, moi, l’allergie j’y connais rien. « Tu sais quoi Papa, t’as raison, il faut mieux laisser faire les professionnels ». Il lève la tête de son journal, me regarde bizarre (faut dire que je l’ai mal habitué) : « Eh bien ma fille, te voilà bien raisonnable, je te connaissais pas comme ça.. ». J’enchaîne presque aussitôt : « … mais par contre j’y vais avec toi ! ça roule ? ». « Si tu veux, Eléonore, si tu veux  ».

Lundi soir, je ressorts mon matériel, le stylo et le bloc note, pour interroger mon deuxième témoin. Je laisse mon père expliquer ses malheurs à la pharmacienne qui lui donne effectivement la pommade prédite et j’en profite pour glisser mon petit commentaire : « et sinon, ça peut être dû à quoi l’allergie ? ». J’ai comme d’habitude du mettre les pieds dans le plat car ma question a l’air de l’ennuyer profondément. Elle répond assez brièvement : pollen, médicaments, aliments. Mouais, pas très bavarde. Bon faut dire que l’endroit est bondé, j’ai peut-être pas bien choisi mon moment. Mais on tient déjà quelque chose je n’ai pas exploré la piste des médicaments et des aliments. Bon, médicaments, c’est mort, mon père n’a rien pris depuis des mois. Punaise, qu’est-ce qu’on a mangé samedi ? Je ne pensais pas que j’allais devoir me soucier de détails aussi triviaux pour mon enquête… Première leçon, Eléonore : TOUT est important pour être un bon détective, tout !

Après interrogation des nouveaux témoins adéquats (ma mère principalement), je reconstitue enfin l’alimentation de mon père pour la journée de samedi : tartines à la confiture de groseille avec café le matin, salade de tomates bifteck et pommes de terre sautées pour le midi et gratin de courgettes le soir…. Ah oui, et puis glace au chocolat blanc dans le parc après la promenade. Super… Bon, et maintenant, je fais quoi, je ne suis pas vraiment plus avancée ! Déçue, je sors mon Joker avant de rendre ma carte de détective (en herbe mais détective quand même). Google m’a déjà évité de nombreux aveux d’ignorance, peut-être que ça pourra encore être le cas cette fois. Je tape : allergie, aliment… Allez tiens, j’essaie banane. Tiens, c’est quoi ça : allergie croisée banane, kiwi latex ??? Mais oui bien sûr, je le tiens mon suspect numéro 1 !!!

Je débarque dans le salon pour annoncer le fruit de mon travail. Je fais un peu la fière : « Mon cher Papa, si ça t’intéresse, j’ai trouvé la cause de ton allergie ». Mon père tourne vaguement la tête de devant la télé : « Je t’écoute, Eléonore, je t’écoute… ». « Tu te souviens, samedi quand on a pris les glaces ? ». « Mmmh ». « J’ai pris une glace au kiwi. Toi d’habitude t’en prends jamais t’aimes pas ça. Mais là, je t’ai prêté ma cuillère et il restait un peu de kiwi dessus. Et kiwi et banane, ya le même allergisant dedans ! Donc c’est ça ! Par contre, je te préviens, ils disent aussi que si on est allergiques au kiwi et à la banane, on peut aussi être allergique au latex. Tu as déjà été en contact avec du latex ? ». Et là , je ne sais pas pourquoi, mon père et ma mère se regardent et semblent vaguement gênés… Je n’ai pas encore bien compris pourquoi… Il va falloir creuser !