Symphonie d'un nouveau jour

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Samedi 1er décembre 2012, j’ouvre péniblement les yeux et fixe mon radio réveil, le regard hagard. La luminosité du cadran est atténuée, la couleur rouge des chiffres 10 : 17 vire au violet et j’ai du mal à apercevoir ma boite de médicaments posée sur ma table de nuit. Je me frotte les yeux après les avoir humidifiés avec les larmes artificielles gracieusement offertes par le ministère de la santé. Mes pupilles sont toujours voilées et mes paupières gonflées. J’ai mal à la tête comme tous les matins depuis ces trois derniers mois et j’ai du mal à respirer. Je me lève, enfile un vieux survêtement et un tee-shirt avant de me diriger vers la cuisine. Le DAC, petit boîtier installé dans chaque habitation pour analyser quotidiennement la qualité de l’air et déterminer avec précision le pourcentage de carbone organique et de carbone élémentaire, émet un petit son aigu jusque là encore inconnu. Je m’approche de l’appareil précipitamment et constate avec stupéfaction que l’aiguille est pointée sur la zone intitulée « danger ». Comme l’indique chaque jour le communiqué de prévention diffusé sur toutes les chaînes de télévision du monde, je suis scrupuleusement les instructions à la lettre, pose mon masque d’aide respiratoire sur mon visage, allume ma bouteille de survie et respire doucement l’air qui s’en échappe. Il s’agit en fait d’un mélange de gaz  à effet bronchodilatateur. On y est, pensé-je soudain. Ces six derniers mois de l’année 2012, la couche d’ozone a été très affectée par des explosions successives de réacteurs nucléaires aux quatre coins de la planète et toutes sortes d’émissions en grandes quantités de gaz toxiques, tels que le protoxyde d’azote, le gaz carbonique, le propane ou le méthane. En bref, les êtres humains s’évertuaient depuis des centaines d’années à scier la branche sur laquelle ils étaient assis et aujourd’hui, trop abimée, elle était prête à céder. Cette bouffée d’oxygène me fait un bien fou. Je prends une respiration profonde, garde l’air dans mes poumons quelques secondes et l’expulse. Quel pied. Je me demande si toutes les villes du monde sont concernées ce matin par cette soudaine baisse de qualité. La radio locale ne parle que de la France, apparemment les autres sont en sursis. Il doit y avoir encore un nuage toxique et épais qui passe au-dessus de nous. Demain, il étouffera probablement nos voisins Allemands, Belges ou Espagnols. Après 30 minutes de détente et d’exercices respiratoires appliqués, je range le matériel consciencieusement dans mon placard. Il nous est interdit de l’utiliser plus d’une heure par jour pour l’instant. Chaque foyer a reçu une certaine quantité d’air pur sous forme de capsules nominatives, verrouillées par un code personnel à dix chiffres, et l’opération ne sera pas renouvelée. Cet acte salvateur n’a pas été fait dans le but de sauver l’humanité de l’asphyxie, juste de l’aider à respirer et à vivre jusqu’au 21 décembre. Et oui, tous impuissants mais solidaires devant la fin du monde ! Moi, je n’ose à peine y croire. Ca me parait totalement fou. C’est en septembre 2012, le 13 exactement, que la nouvelle est tombée comme un couperet. Par une belle matinée ensoleillée, alors que je m’éveillais tout doucement, profitant de cet instant de douceur, le président de la république prit la parole sur toutes les chaines de télévision et toutes les fréquences radio pour expliquer à son peuple que les scientifiques, les grands professeurs, les chercheurs les plus émérites en France et à l’étranger, étaient tous formels : selon leurs calculs, plus un être humain ne pourrait respirer sur cette maudite terre après le 21 décembre. L’oxygène deviendrait trop rare, la couche d’ozone quasi-inexistante et le pourcentage bien trop élevé de gaz toxiques, acides, mélangés aux nombreuses substances inflammables, diffusés en abondance dans l’atmosphère à chaque minute par des centaines de milliers de gens, aurait à terme deux conséquences dramatiques. La première, on vient d’en parler : oui, c’est assez angoissant de se dire qu’on va se retrouver comme la tête coincée dans un sac en plastique à suffoquer et, comme si cela ne suffisait pas, brûlés par les rayons du soleil. La deuxième est tout aussi flippante mais plus spectaculaire : la planète allait devenir une gigantesque poudrière. Une cigarette à elle seule pourrait servir de mèche, il suffirait de l’allumer pour tout faire exploser. Et forcément, c’était inéluctable, quelqu’un quelque part cèderait à la tentation et provoquerait cette étincelle. C’est à cet instant précis que  l’avertissement « fumer tue » n’aura jamais eu autant de sens et d’impact, pensé-je ironique. Enfin, allumer la cuisinière, l’interrupteur de la lumière, le barbecue électrique ou brancher son portable tueront également. Pour être clair et précis, le 21 décembre, le globe détone et nous avec. Toute la journée de cet inoubliable 13 septembre, le discours du président était passé en boucle pour alerter les futures victimes, donner quelques instructions et informer des mesures mises en place jusqu’à la date fatidique. Chaque Chef d’Etat en avait fait de même, sur le même ton triste et désemparé. A l’annonce de cette effroyable prévision traduite dans toutes les langues, les réactions des personnes furent évidemment diverses, vives et incroyables. Les plus désespérées se donnèrent la mort, emmenant parfois leur famille toute entière dans leur profond sommeil, les plus résignées continuèrent leur vie sans changer quoi que ce soit comme si rien n’avait été dit, les plus sceptiques pensèrent à une machination obscure des gouvernements et s’obstinaient à enquêter pour en savoir plus, les plus épicuriennes décidèrent de vivre chaque journée comme si c’était la dernière et les plus originales se regroupèrent pour organiser des manifestations spirituelles, des cultes, des temples de prière pour demander à Dieu de trouver une solution.

Moi, Claire, 35 ans, célibataire et professeur des écoles dans le 3ème arrondissement de Paris, je me situe entre les plus résignées et les plus épicuriennes. En fait, à part les gens qui sont vraiment partie en vrille et ceux qui disposent d’une petite fortune en banque, quasiment personne n’a arrêté de travailler. Pour une raison très simple et logique, pas de travail, pas d’argent, pas d’argent, pas de nourriture et pas de médicaments vendus pour lutter contre les effets nocifs de la radioactivité. Les magasins ont tous, même les boulangeries, les pharmacies, les petites drogueries, les charcuteries ou les poissonneries, embauché des agents de sécurité, présents jours et nuits, armés jusqu’aux dents, pour décourager les pilleurs. La plupart des écoles est restée ouverte, comme les parents ne peuvent pas garder leurs enfants et que les membres de l’éducation ont eux aussi besoin de toucher un salaire pour pouvoir manger et se soigner. De manière générale, j’ai constaté que les gens ne dilapident pas si facilement l’argent qu’ils ont mis de côté péniblement pendant toutes ces années de labeur. Des économies de toute une vie, j’imagine qu’on en prend soin car on sait combien de sacrifices cela représente. Ces gens, gardent-ils espoir ? Espèrent-ils qu’un jour on va leur annoncer qu’une idée révolutionnaire va changer le cours des choses et permettre à la planète d’exister encore pendant des millénaires ? Ont-ils du mal à intégrer cette information « dans trois mois vous êtes tous morts » ? Ou sont-ils peut-être pingres à ce point ? En même temps, est-ce qu’une personne qui se sait condamnée, sans parler de la fin du monde, juste d’un cancer généralisé ou d’une autre maladie atroce, claque tout son blé en un mois pour autant ? En profite-t-elle pour aider les orphelins, les pauvres, les malades, pour nourrir des familles, pour sauver ses congénères en péril ? En ce qui me concerne, le problème est réglé, à vrai dire la question n’est même pas soulevée, je n’ai pas de matelas rembourré et gavé d’oseille, mes parents touchent une petite retraite d’ouvriers et même si je dois mourir comme les autres à la fin du mois, je ne suis pas anorexique, j’ai faim toutes les quatre heures et je tiens à me sustenter convenablement jusqu’à mon dernier souffle. Par contre, j’avoue, je me permets quand-même plus de folies, je m’octroie quelques bonus. Depuis septembre, je sors tous les week-ends, je bois du champagne à volonté, je mange trois fois par semaine au resto, je fume comme un pompier, je couche avec qui je veux, j’achète des fringues hors budget, je vais me faire coiffer chez un spécialiste capillaire tous les vendredis… mais je roule toujours en clio car les banques n’ont pas voulu me prêter la somme nécessaire pour acheter une Porsche. Même à la veille d’une fin du monde, une banque ne prête qu’aux riches, il faut le savoir.

Le téléphone retentit, je décroche. C’est Thomas, mon meilleur ami.

-          Bonjour mon petit cœur, ça va ?

-          Oui mais aujourd’hui il me semble que c’est la pire journée qu’on ait eu !

-          Punaise, c’est sûr ! Ce matin, impossible d’ouvrir les yeux, ils étaient tellement gonflés, je ne sais pas encore quelle merde traine dans l’air…

-          Et t’as vu cette chaleur ? Mon thermomètre indique 32°c, sympa pour un 1er décembre…

-          Oui eh bien, rassure toi ça ne va pas durer car apparemment demain il neige…

-          Tu as pris ta bouffée ?

-          Ouais, je fais ce qu’on me dit, un vrai mouton de panurge… Ca me choute un peu ce truc d’ailleurs pas toi ?

-          Si, j’adore…

-          Pfff, alors toi t’es grave ! Moi je suis hyper angoissé…

-          Ah Thomas, ne t’inquiète pas…

-          T’es marrante toi ! J’ai peur de mourir, je n’ai pas envie de mourir… Plus que 20 jours tu te rends compte ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Claire, j’ai peur…

-          Moi aussi j’ai peur Thomas mais j’essaie de ne pas céder à la panique. T’as vu la psy cette semaine ? Moi elle me fait un bien fou.

-          Oui je l’ai vue, mais je n’y arrive pas. Désolé. Tu crois qu’il y a quoi après la mort ?

-          J’espère que c’est bien, tout simplement. Ecoute, j’ai toujours pensé que nous étions de passage sur terre, laissons la mort nous surprendre, peut-être va-t-elle nous envoyer dans une sphère magique et féérique ?

-          Ouais, t’aurais pas un peu abusé de l’oxygène toi ? Fais gaffe, ça commence à t’attaquer le cerveau ma chérie ! Non, franchement ça m’étonnerait que les fées nous attendent à bras ouverts à notre décès…

-          Et pourquoi pas ? Moi je préfère penser à des trucs comme ça ! Ca me rassure…

-          T’as peut-être raison. En attendant, moi j’angoisse comme un con. Je me demande si je ne vais pas…

-          Non, Thomas, arrête ! On en a déjà parlé ! Le 21, on sera tous les deux, bourrés au champagne, rassasiés de foie gras et de langoustes, enlacés, et on partira ensemble ! Je t’interdis de me quitter avant tu m’entends ???

-          Oui, excuse-moi… Ça te dit d’aller chez Paul te baigner cet après-midi ? Il m’a proposé de passer.

-          Ok super. Tu passes me chercher ?

-          Bien Madame, vers 14h.

-          Bye.

Paul habite dans le XVIème arrondissement. Son loft est génial, luxueux. Dans une des pièces du rez-de-chaussée, il a fait construire une piscine de dix mètres de longs à côté de son studio d’enregistrement. Paul est un artiste, riche et généreux. Paul est un ami, un homme savoureux qui a choisi la musique plutôt que les sciences mais qui excelle dans ces deux matières. Paul est un génie des temps modernes, un surdoué au cœur tendre. Depuis deux mois, il planche comme un fou sur la « mélodie de la fin », une idée originale. Quand son heure arrivera, le 21,  il veut être en train d’écouter sa plus belle création. C’est son trip et il le prend très au sérieux. Nous, on se moque un peu de lui, on adore le taquiner. On sonne à l’interphone, personne ne répond. Heureusement Thomas connait le code de la porte d’entrée. « Il doit être dans son studio comme d’hab ! » me dit-il en sortant des clefs de sa poche. « Viens, j’ai l’habitude d’entrer avec mon double, il n’entend jamais la sonnette ! ». En arrivant dans la jolie salle décorée aux couleurs du Brésil, nous nous arrêtons subitement de marcher et découvrons avec stupéfaction le corps inanimé et dénudé de Paul flottant dans l’eau bleue turquoise. Sa tête est immergée et ses cheveux longs éparpillés. Thomas plonge, retourne le corps de son ami et le ramène vers le bord. Paul est mort.

***

Dimanche 2 décembre 2012. Je n’arrête pas de pleurer, Thomas aussi. Point positif, nos larmes lavent nos yeux et apaisent cette désagréable sensation de brulure chronique. Mais qu’a-t-il pu se passer ? Pourquoi Paul est décédé ? Même si la mort fait dorénavant partie intégrante de chacune de nos pensées, puisque nous essayons de nous y préparer tous les jours, je me rends compte que quand elle arrive, elle est toujours accompagnée d’un sentiment d’incompréhension. Il ne peut pas s’être suicidé, c’est impossible, sa mission artistique de vouloir escorter la fin du monde en musique lui tenait tellement à cœur. Il ne peut pas s’être noyé, il nageait bien mieux que la plupart d’entre nous, c’est forcément un accident ou… un meurtre ? Mais qui et pourquoi ? Sa résidence était bien fermée, personne à part Thomas n’a le double des clefs. La police a promis de mener à bien l’enquête mais je sais pertinemment qu’ils s’en fichent et que pour eux ce n’est qu’un cadavre parmi tant d’autres. A quoi bon trouver un coupable puisque de toute façon, il n’aura ni le temps d’être jugé, ni même d’être emprisonné. Cette situation est ridicule. Cette vie est ridicule.

Aujourd’hui il neige. Miss météo nous avait prévenus et elle ne s’était pas trompée. En douze heures, on a perdu 30°c et si ça se trouve dans deux jours ça sera à nouveau la canicule. C’est vraiment n’importe quoi ce temps ! Les animaux disparaissent petit à petit, contrairement à nous, ils n’ont pas la chance de manger des aliments traités et de boire de l’eau purifiée. Ai-je déjà précisé que l’eau qui coule du robinet n’est évidemment plus potable ?  Le froid dehors nous donne la sensation de mieux respirer, c’est idiot car l’air est toujours aussi pollué mais c’est comme ça. L’aiguille du DAC est revenue sur la couleur orange, ce qui veut dire que la qualité est toujours aussi médiocre mais qu’on peut utiliser le masque que dix minutes aujourd’hui. Il vaut mieux économiser l’oxygène et le garder pour les mauvais jours. Et selon les médias, ils arrivent à grands pas. Normalement, à partir du 14, soit une semaine avant le jour J, tout devrait s’accélérer, les conditions empirer, les plus faibles d’entre nous décéder et la nature entièrement se décimer. Moi, qui avais une si belle peau, pas un bouton d’acné, pas une tache, et dire qu’il va falloir que je supporte de voir dans le miroir mon visage tout cloqué et boursouflé ! Les gens ont bien entendu développé toutes sortes d’allergie et de pathologies ces derniers temps. Les yeux et la gorge qui brulent, les plaques aux couleurs improbables qui apparaissent sur tout le corps, les ongles et les cheveux qui tombent… Un bonheur ! Nous sommes en train de nous transformer en monstres horribles et terrifiants. Celles et ceux qui ont claqué tout leur fric dans la chirurgie esthétique doivent s’en mordre les doigts ! Toute cette douleur pour rien ! Et là, ce n’est certainement pas un coup de bistouri qui va réparer les dégâts causés par la bêtise humaine. Comme les autres, ils auront des têtes affreuses, tous égaux devant la fatalité, un point c’est tout.

Depuis notre découverte macabre, nous ne nous sommes pas quittés avec Thomas. Nous avons passé la nuit blottis l’un contre l’autre, comme deux amants. Ce que je ressens pour lui est étrange. Je l’aime, c’est sûr, mais comme un frère. Pas comme un petit ami ou un mari. De son côté, c’est pareil. Pourtant nous ne sommes homosexuels ni l’un ni l’autre mais notre amour est dénué de toute attirance sexuelle. Nous nous sommes rencontrés à la fac, un véritable coup de foudre amical. Il m’a toujours beaucoup amusée et je lui trouve un certain charme. Une fois, nous nous sommes embrassés lors d’une soirée bien arrosée mais nous avons aussitôt éclaté de rire, tous deux conscients de l’absurdité de notre acte. Personnellement, je crois aux âmes sœurs, et je pense que ma rencontre avec Thomas était écrite. Nous avons quelque chose à faire ensemble sur cette terre, peut-être juste mourir ? Thomas est une personne très attentionnée, quand je suis stressée ou triste, il me prend dans ses bras, me caresse mes longs cheveux bruns, essuie délicatement mes larmes sur mes joues… Et moi, je lui masse ses épaules musclées, ça le détend. Notre relation étonne nos proches mais nous refusons de donner des explications, et de toute façon, pourquoi se justifier ? Souvent mes amies me demandent s’il n’est pas jaloux quand je couche avec un autre homme mais non, au contraire, nous adorons nous raconter tous les petits détails croustillants ou scabreux de nos aventures. Et depuis septembre, nous les collectionnons.

Cet après-midi tristounet, nous décidons de rester au chaud chez moi. A la télé, nous apprenons catastrophes sur catastrophes. Des trains qui déraillent, un tsunami qui engloutit une île d’Indonésie, une grippe ultra puissante qui tue des centaines de gens en Asie, un tremblement de terre qui plonge la Californie dans le plus grand désarroi, des incendies qui ravagent des forêts entières, des manifestations sanglantes en Amérique du Sud, des températures invraisemblables qui emportent des milliers d’Africains chaque jour, des sectes de la mort qui poussent ses adeptes au suicide, le grand gel mortel de l’Alaska, des agressions de plus en plus violentes… Le monde part en miettes. Petit à petit, la vie s’éteint.

-          Tu ne veux pas emménager chez moi pour les 19 jours qui nous restent ?

-          Si tu veux, dès que la neige aura fondu j’irai chercher mes affaires.

-          Thomas, tu m’aimes ?

-          Oh toi, tu déprimes… Bien sûr que je t’aime. Tu vas voir, nos derniers jours seront les plus beaux, les plus amusants et les plus intéressants de notre vie !

-           Toi alors, tu sais trouver les mots justes ! Dans moins d’une semaine, nous serons au repos forcé, le gouvernement a demandé de stopper toutes activités pour que les gens profitent au maximum de leurs proches les quinze jours restants.

-          Ah oui d’ailleurs, ça me fait penser qu’il faut absolument faire le plein de nourriture et d’eau et si on ne veut pas mourir de faim et de soif quelques jours avant le jour J.

-          T’imagine l’absurdité ? Le mec qui se prépare tranquillement depuis des mois à affronter ce moment et qui oublie juste d’aller acheter ses réserves pour vivre jusque-là !

-          Punaise faut prévoir l’alcool aussi ! Je refuse de mourir net !

-          Cela va de soi ! Nous nous éteindrons ivres et défoncés à l’oxygène !

Nous rions. Jaune, mais nous rions. Je suis une fille très prévoyante et dès le mois d’octobre, j’ai acheté tout ce qu’il fallait. J’ai rempli ma buanderie de dizaines de boite de conserve et de bouteilles d’eau. Chaque semaine, je vais au supermarché remplir mon cadi et je stocke. Pour ma famille, pour moi, pour Thomas.

-          Viens, suis-moi j’ai une surprise…

-          Ah ah, tu m’as acheté un cadeau ?

-          Non, mieux, je t’ai acheté ta tranquillité…

-          Waouh non mais attend ! C’est quoi tout ce bazar ?? Tu comptes nourrir toute une ville ou quoi ?

-          Pfff t’es con ! Tu ne crois quand-même pas que j’allais attendre la dernière minute pour acheter les provisions ? Alors toi franchement parfois je me dis que tu es vraiment irresponsable ! Pendant que les gens vont se taper dessus pour acquérir le dernier paquet de pâtes qui restent en rayon, nous on sera ici, renfermés à double tours, loin de l’agressivité des êtres humains paniqués et prêts à tout pour bouffer ! Ne me dis pas que tu n’as pas anticipé ?

-          Euh… Pas trop. Non, j’y crois pas… T’as claqué une paye en champagne ?

-          N’exagère pas, il y en a juste 20, une pour chaque jour… et deux pour le dernier.

Alors que Thomas s’assoupit paisiblement sur le canapé, roulé en boule, je me mets à cogiter, assise confortablement dans mon gros fauteuil en cuir. Dès que la neige disparaitra, j’irai rendre une petite visite à mes parents en banlieue. En fait je pense y aller le week-end prochain pour leur dire au revoir et surtout pour leur dire combien je les aime. J’imagine que le 7 décembre sera le vrai début de la fin. Cette date sera perçue comme un déclic dans la tête des gens, c’est sûr. Tout fermera, les magasins, les pompes à essence, les écoles, les entreprises, les chaines de télévision… comment ne pas devenir fou dans une ville fantôme ? Je m’attends au pire, surtout de la part des hommes. D’ailleurs, le président nous a fortement recommandés de ne plus sortir de chez nous à partir de ce moment, sachant que l’hystérie et l’instinct de survie risquent de prendre le dessus sur tout. Donc si on résume, du 7 au 14, on reste cloîtré à se morfondre et à soi-disant « profiter de moments de bonheur au sein de notre famille », du 14 au 21, on suffoque, on se métamorphose en troll, on regarde par la fenêtre de notre salon les espèces humaines et végétales dépérir, et le 21 tic-tac boum on saute. Quel programme réjouissant ! J’aimerais tellement revenir des années en arrière. Quand j’avais dix ans et que tout était encore possible, quand j’avais quinze ans et que ma seule préoccupation était de savoir si le mec qui me plaisait allait enfin me regarder.

Le téléphone sonne et me sort brutalement de mes songes.

-          Oui Monsieur le commissaire, c’est bien moi… Ah, d’accord… Vous êtes sûr ? … Très bien, je vous remercie, au revoir.

-          Qu’est-ce qu’il dit ??? Il a des nouvelles ? Ils ont trouvé quelque chose ?

-          Eh bien, en fait ils sont persuadés qu’une personne était présente hier avec Paul dans le studio. Ils sont en train d’analyser les empruntes, et apparemment Paul aurait été étranglé, déshabillé et balancé dans la piscine.

-          Oh mais quelle horreur ! Mais qui a pu faire ça ?

-          Aucune idée, franchement cette histoire me dépasse totalement. Je ne pensais pas qu’il avait des ennemis dans son entourage. Des jaloux et des envieux, oui certainement, mais de là à le tuer, c’est fou. Je n’y comprends rien.

-          Rappelle le commissaire et dis-lui de contacter Andrew Black. Je sais qu’ils se voyaient très régulièrement depuis plus d’un mois. Il trouvera son numéro dans le portable de Paul.

-          Qui est-ce ?

-          Un musicien anglais qui vit à Paris depuis quelques années. Paul aimait beaucoup jouer avec lui. Il m’en parlait souvent. Et je crois bien me souvenir qu’il m’a dit qu’ils travaillaient ensemble sur « la mélodie de la fin ».

-          Ah bon, il n’était pas seul dans ce délire ? Tu crois qu’ils auraient pu être en désaccord sur la compo et que la dispute aurait mal tourné ?

-          Je ne sais pas mon cœur. Les gens sont devenus tellement étranges. Mais, je pense que tu devrais prévenir le commissaire, on ne sait jamais, cette information est peut-être importante.

-          Très bien, je m’exécute.

-          Regarde, la neige commence à fondre… Tu vas voir, demain c’est fête, on remet les maillots et les tongs ! Allez, je file à mon appart chercher quelques fringues propres et à mon retour, je te prépare un bon petit plat !

 ***

Lundi 3 décembre 2012, 8h, je pars travailler. Les élèves ce matin sont très agités. Quoi de plus normal ? Qui a envie d’étudier l’histoire géo ou les mathématiques à l’aube de l’anéantissement de la planète, franchement ? Mes élèves ont entre 9 et 11 ans, je dois normalement les préparer à rentrer en sixième, à franchir le cap. Ils sont d’habitude assez mignons, je n’ai pas à me plaindre. Mais là, ils savent qu’ils sont en « vacances » à la fin de la semaine. Le vendredi 7 décembre, le jour où tout s’arrête. Les questions fusent, les angoisses ressurgissent, les larmes coulent, les plus dissipés crient. Chaque Français, adultes et enfants, depuis l’annonce fracassante du président, consulte gratuitement une fois par semaine un psychologue, voire un psychiatre, pour ceux qui ont besoin d’un support médicamenteux. Cette procédure a été mise en place par le ministère de la santé dès septembre 2012. La sécurité sociale prend tout en charge, il n’y a plus un seul psy au chômage en France. Je dois avouer que ma psy me fait beaucoup de bien. Nous discutons de longues heures, je lui confie mes peurs, elle me calme, elle me permet d’avoir une réflexion constructive, d’appréhender les choses différemment. J’en profite également pour régler deux ou trois petits conflits que je garde en moi depuis mon adolescence, après tout, puisque j’y suis, autant faire bien les choses. Je n’ai pas besoin de prendre d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques comme bon nombre de personnes, moi, je me défonce au champagne, ça me suffit pour m’évader de temps en temps de la pesante réalité. Ma psy, Madame Denis, m’aide à accepter la mort, la fatalité. Notre premier jour sur terre est en fait notre premier pas vers la mort. L’important n’est pas de vivre longtemps, l’important est de vivre bien, en harmonie avec soi-même et avec les autres. Qui sait ce qui se cache derrière le décor ? On va au paradis ? On se réincarne ? On change de planète ? On se rend dans un monde parallèle ? On est juste mangé tout cru par les asticots et ensuite, plus rien ? Toutes les théories sont plausibles et acceptables, c’est ça qui est bien. Chaque idée a sa place, chaque rêve détient sa réalité. A nous de faire notre marché.

A midi, j’emmène les enfants pique-niquer au parc à côté de l’école. La température est remontée à 25°c. Je remarque que certains d’entre eux sont vraiment fragilisés, terrorisés. J’essaie au mieux de les divertir, de les faire penser à autre chose qu’à cette épée de Damoclès qui stagne au-dessus de nos têtes, de les aimer tout simplement. La petite Nora me fait peur, on dirait un oisillon tombé de son nid, déboussolé. Ses grands yeux noirs ne sont que tristesse et pitié. Je vais m’assoir à côté d’elle et lui propose de goûter un bout de mon délicieux sandwich au bacon grillé à l’avocat. Je lui tends un morceau qu’elle saisit et croque goulument.

-          Madame Dumont ?

-          Oui Nora ?

-          Vous croyez que je resterai avec mes parents quand je serai morte ?

-          Eh bien, tu sais, personne n’a jamais percé le grand mystère de la vie, je ne sais pas ce qui se passe exactement après la mort mais je suis sûre que les gens qui s’aiment ne sont jamais séparés. Tu n’as pas à avoir peur ma chérie, tes parents ne te laisseront pas, ils seront prêts de toi.

-          Et vous, vous serez avec vos parents ?

-          Euh, oui je pense. Avec mes parents, mes amis, et vous !

-          Nous ?

-          Oui, j’espère que nous continuerons à nous voir. Ça te ferait plaisir qu’on garde contact après ?

-          Ah oui, vraiment ! ça serait top ! Par contre, on aura peut-être plus besoin d’apprendre les maths ?

-          Oui, répondis-je en éclatant de rire, cela ne sera certainement plus nécessaire ! Voilà ce qu’on va faire : on va imaginer un monde heureux, paisible, un monde où on sera bien, entourés de nos proches, il fera toujours beau et on mangera des centaines de glaces et de bonbons sans jamais prendre un gramme et sans jamais avoir de caries…

-          Ça c’est sûr, c’est le paradis !!!

-          La semaine prochaine quand tu seras chez toi, tu devrais essayer d’écrire tout ce qui te passe par la tête, tout ce dont tu as envie. Ou si tu préfères le dessin, imagine, avec plein de couleurs différentes, ta vie après le 21 décembre, en mettant en scène tes parents, tes copains, tes animaux si tu en as…

-          En fait, j’en ai pas, mais j’aimerais bien en avoir…

-          Alors, décide que dans ce monde-là, tu auras le droit d’en avoir autant que tu veux… Attends, j’ai une idée. Les enfants, écoutez-moi s’il vous plait ! Cet après-midi, nous n’allons pas suivre les cours comme d’habitude…

-          Ouuaaaiiiiiissss, hurlent les écoliers, en cœur.

-          Du calme. Je veux que chacun d’entre vous m’écrive sur une feuille leur définition du monde idéal. Le lieu, les personnes que vous voulez garder dans votre entourage, y compris les animaux, les jouets que vous aimez, les vêtements que vous voulez porter, les activités que vous pratiquez, ce que vous aimez manger, lire, regarder à la télé… Bref, je veux que vous vous projetiez dans votre univers, que vous soyez en quelque sorte, le chef de votre vie !

-          Madame, si tout ne loge pas sur une feuille ?

-          Eh bien, tu en prendras une seconde Camille ! Vous êtes libres, vous pouvez me faire dix pages si vous voulez, je veux que vous vous défouliez ! N’ayez pas peur, je ne vous jugerai pas, écrivez ce qui vous vient comme ça ! Allez, on y va !

16h, la cloche sonne et la classe se vide bruyamment. Solidaire des enfants, j’ai écrit moi aussi mon idée de « l’après 21 décembre ». Je dois avouer que mon papier ressemble à un conte pour pré-pubères, avec des fées et des heures heureuses mais, bon, on se rassure comme on peut ! Je ramasse le paquet de copies entreposé sur mon bureau, le glisse dans mon énorme sac, range mes affaires, ferme la porte et rentre chez moi. Thomas n’est pas encore arrivé. Il me semble qu’il termine son travail à 18h. Je m’installe confortablement sur le canapé, et tout en sirotant un sirop à la menthe bien frais, je commence à lire le produit de cette belle imagination juvénile. Quelle authenticité, quelle spontanéité, j’adore les enfants. Je ris, je pleure, je m’évade. S’il nous restait plus de temps à vivre, cette génération réussirait peut-être à faire de ce monde, un monde meilleur. Arrivés à l’âge adulte, ils arriveraient certainement à solutionner ces problèmes d’air et de couche d’ozone. Ils ont l’air tellement futé, tellement sain ! Je remarque aisément qu’aucun d’entre eux ne parle d’argent, d’armes nucléaires, des grosses usines polluantes, de guerres, de pouvoir, de faire des profits ou des bénéfices, ils ne parlent que d’amour, d’amitié, de partage, de nature, de loisirs, de simplicité et de légèreté. Allez,  je m’accorde dix minutes d’air purifié ce soir, je ne sais pas si c’est l’émotion ou la misérable qualité de l’air ambiant, mais en tout cas, j’ai du mal à respirer. Thomas arrive enfin, tout essoufflé.

-          Punaise, dès qu’on court un peu, c’est l’horreur ! J’ai l’impression qu’une masse écrase mes poumons…

-          Ça va, t’as passé une bonne journée ? Pourquoi tu cours, t’es pressé ?

-          Ça va. En fait, j’ai reçu un appel vraiment bizarre ce matin : les parents de Paul. Apparemment leur fils adoré leur a envoyé un courrier la semaine dernière sur lequel est écrit, je cite : « Bonjour Papa, bonjour maman ! Vous ne devez parler de ce courrier à personne. Je viens de faire une découverte exceptionnelle, je sais comment tout arrêter ! Je ne peux pas vous détailler mes recherches dans cette lettre, je peux juste vous dire  que la musique est la clef ! Et,  je vous remercie de me l’avoir enseigné ! Je suis tellement heureux si vous saviez ! Cependant,  j’ai peur d’être en danger. Alors, si  je devais mourir prématurément, je vous prie de demander à Thomas d’aller chercher les papiers qui sont cachés dans mon coffre, le code est la date (jour, mois, année) de votre mariage avec les initiales de ma première instit. Thomas devra  ensuite contacter de toute urgence le Professeur Henry à la Sorbonne et lui remettre ce qu’il aura trouvé. C’est très important. Faites-moi confiance. Votre fils qui vous aime. »

Quelle drôle de sensation d’arriver dans un endroit où un assassinat a été commis. C’est glauque, lugubre, ça me donne des frissons dans le dos. Nous avançons à petits pas dans le studio d’enregistrement sans trop regarder autour de nous et nous dirigeons immédiatement vers le coffre de Paul, planqué derrière une guitare électrique géante accrochée au mur, à côté du portrait d’Hendrix. Thomas compose le code, la porte se déverrouille et s’ouvre. Nous retirons les papiers qui se trouvent à l’intérieur.

-          Mais qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

-          Un mélange de formules mathématiques et de notes de musique.

-          Ok super, je ne sais lire ni les unes ni les autres !

-          Si tu veux mon avis, peu de gens sont capables de déchiffrer cette chose…

-          Il faut contacter le Professeur. Ça urge.

***

  • Texte bien écrit, intrigue intéressante ... vite la suite !!!

    · Il y a presque 12 ans ·
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    redblack

  • J'adore ton style, simple, " coulant" et drôle parfois, pour mettre en place cette énigme prometteuse. De formation scientifique mais ayant toujours adoré la littérature, j'aime beaucoup ce mélange des genres. L'idée d'associer musique et science pour sauver le monde, énorme, j'attends avec impatience la suite ... merci!

    · Il y a presque 12 ans ·
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    natacash

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