Joyeux Noël et bonne fin du monde...
Anne S. Giddey
1er décembre 2012
Je vis dans une dépression naturelle de faible profondeur. Je n'ai plus peur. Je suis pulsation, haleine fraîche dans de l'eau morte. Je me sens bien, étirée par de légers courants à la surface de la mare, alourdie par les orages. Je n'attends rien. Pourtant, je sais que le moment viendra. Mille ans au moins que rien ne me tenaille, ni soif, ni fringale. Le jour où l'eau s'est refermée sur moi, j'ai hurlé. Mais mon cri est resté planté dans ma gorge. J'ai voulu serrer des poings, qui ne bougeaient plus. « Combien de temps à rester ainsi prisonnière ? » La première nuit s'est rabattue sur moi, comme un couvercle qui claque. J'espérais un verdict, inexorable. Un chiffre auquel me raccrocher. J'ai imploré, mais rien n'est venu... L'attente a commencé. Peu après, j'ai oublié d'attendre. Tout va bien. Je ne suis rien, rien qu'un souffle dans un poumon gorgé d'algues vertes.
A l'heure qu'il est, un curieux silence règne sur les champs de blé. Il doit être encore tôt. Pourtant, la chaleur est intense. Il me semble percevoir un chuintement continu, comme une conspiration mijotée par un nuage noir et des vents qui cisaillent violemment le ciel. En dehors de ce borborygme climatique, tout se tait. Muette, la forêt derrière moi. Terrée dans le silence... Quelque chose d'énorme se prépare dans le ventre affamé du vent. Cette plate retenue ne peut qu'annoncer le pire. Il y a quelques heures déjà que le soleil a anticipé l'aube. Ce jour est né comme un grand prématuré, vulnérable... C'est alors, au moment où l'aurore a fissuré l'horizon, que je les ai entendus.
- Je n'aurais pas dû t'écouter. Vouloir rester ici, dans ton état. Cette foutue maison paumée... J'aurais dû te conduire en ville la semaine dernière.
La voix était celle d'un homme, râpeuse. Un accent qui sentait bon la rocaille, qui augurait d'une odeur de tabac froid et de deux joues creuses, mal rasées. De légères modulations dans les aigus le trahissaient. L'homme avait peur…
- Erwan, franchement… Tu étais obligé de prendre le camion-citerne ? ironisa une voix féminine.
Elle avait parlé dans un souffle, coupé. Je les entendais, mais ne pouvais les voir. Un vieux chêne, massif, s'interposait entre moi et l'endroit d'où s'élevait la conversation. Étaient-il nombreux à s'approcher ainsi, ou juste ces deux-là ?
- La route est mauvaise et la météo… bizarre, répondit la voix masculine. Une canicule, un 1er décembre, on aura vraiment tout vu.
- C'est le début de la fin, s'amusa la femme, dont le ton espiègle semblait terni par une douleur impitoyable.
Enfin, je les aperçus sur le chemin. Ils n'étaient que deux. L'homme à la voix rude soutenait une femme gonflée à bloc, une montgolfière… Le soleil les enveloppait de manière palpable, les escortant de tout son poids. Ces deux-là paraissaient devoir repousser à chaque pas une brume de chaleur, plombée. La densité de l'atmosphère terrestre aurait-elle changé durant la nuit ? En quelques heures à peine ? Étonnant, ces deux êtres luttant contre de l'air. Dans la mare, aucun changement n'était perceptible. L'eau restait étonnamment fraîche, agréable, pendant qu'au dehors, la chaleur se faisait meurtrière. Claquement sec de pierres fendues... La femme laissa échapper un feulement rauque.
- Axelle ! s'écria Erwan en s'arc-boutant sous elle pour l'empêcher de tomber.
En une fraction de seconde, je perçus toute leur histoire. Leur mémoire se figea dans un reflet, à la surface de la mare. Clic-clac, comme une photo. A partir de cet instant, je ne quitterais plus leur esprit.
Je sus alors que, dès les premiers signes, Axelle avait appelé son mari pour qu'il vienne la chercher. Pompier volontaire, ce dernier était arrivé au volant du fourgon tout-terrain destiné à la lutte contre les feux de forêts. Il l'avait laissé là-bas, à l'orée du bois. Là où les branches, trop basses, l'avait acculé.
- Tu crois que tu vas y arriver ? s'enquit Erwan, de plus en plus inquiet, en relevant la tête pour évaluer la distance qu'il restait à parcourir jusqu'au véhicule.
La rocaille de sa voix s'émiettait, comme sous l'action d'une érosion accélérée.
- Oui, murmura-t-elle.
Après, elle ne dit plus rien. Elle ne fit que serrer les dents. Je les ai regardés jusqu'au bout. Arrachant chaque pas à la terre, lentement. Fléchissant à la moindre ornière... Elle, écroulée sur lui, ne faisant que bouger des jambes qui ne supportaient plus son poids. Lui... L'angoisse était entrée par effraction dans ses yeux, le spoliant d'une partie de sa lucidité. Le chemin était complètement à découvert... Chevillé à leurs corps, le soleil se faisait pressant, encore, toujours plus.
Ils venaient de dépasser la mare, lorsque que je réalisai que le visage d'Erwan n'avait rien à voir avec ce que sa voix laissait présager. Fin, lisse. Presque rose... Des yeux bleus, une chevelure blonde et bouclée. Cet homme, c'était de la caillasse dans une gorge d'enfant. Il y avait autre chose. Une singularité dans ses traits, sans que j'arrive... Son œil gauche peut-être, il était plus fermé que le droit. Oui, c'était ostensible, pas juste une légère irrégularité... Je ne voyais plus que cet œil-là, à présent. Une légère palpitation de la paupière en accentuait l'asymétrie à chaque fois qu'Axelle s'arrêtait pour reprendre son souffle. « Je suis fou de l'avoir laissée ici, j'aurais dû insister… » C'est ce que racontait le mouvement incontrôlable de sa paupière gauche. Quant à Axelle, elle ne pouvait plus penser. La douleur recouvrait son esprit, l'infiltrait de cuivre liquide, verdâtre. Elle était épuisée. Ils souffraient et je leur enviais jusqu'à la douleur, qui ne peut exister que dans la chair, dans des tissus musculaires, squelettiques. Irrigués de sang. Je savais que mon heure viendrait, bientôt. Des gouttes tombèrent, éparses, épaisses et chaudes, me poussant dans le fond de la mare, dans la fraîcheur de l'abîme. Au dehors, la chaleur finirait bien par les tuer.
- C'est bon, on y est.
La voix d'Erwan, dont le soulagement était évident, me sortit de ma douce torpeur. Ils étaient arrivés au fourgon.
- Cette chaleur… s'exclama-t-il, en s'installant au volant. Les pires prédictions pour décembre 2012 sont sur le point de se réaliser, j'en étais sûr. Ce n'est que le début…
- N'importe quoi, soupira Axelle. Depuis le temps que des illuminés prédisent la fin du monde… Tu sais que c'est la 183ème prophétie apocalyptique sérieuse depuis la chute de l'Empire romain ? Et le monde, tu vois, il est toujours là !
Erwan était superstitieux. Il tâtonna son torse à la recherche de son Oudjat, l'œil d'Horus qu'il portait en pendentif. Les doigts agrippés à l'amulette, il implora sa protection, tout en lançant à sa femme un regard réprobateur. Avant même de démarrer, il alluma la radio.
« …aucune hypothèse officielle n'a encore été avancée pour expliquer la chaleur anormale qui règne aujourd'hui, en ce samedi 1er décembre 2012. Personne n'ignore que de nombreuses prédictions entourent la date du 21 décembre prochain… »
- Éteins-moi ça, s'il te plaît. Je ne suis pas en état de supporter ce matraquage apocalyptique. Les journalistes se jettent sur la fin du monde, comme des chiens sur un os à ronger. Qu'ils s'entre-tuent donc pour en tirer toute la moelle… Mais ce sera sans moi !
- Chut, laisse-moi écouter ! lui intima Erwan.
- Tu aurais dû aller au Mexique prier sur les ruines mayas, reprit Axelle sans tenir compte de l'injonction, comme tous les autres moutons attirés par l'industrie touristique du pays. L'apocalypse, c'est le nouvel or de la Mésoamérique… Une fois passée la date fatidique, ils vont prétendre que les interprétations du calendrier maya étaient fausses. Ils nous trouveront des pseudo-scientifiques pour recommencer les calculs et sortir de leur chapeau une autre date, pas trop éloignée… Et tous les touristes de l'apocalypse boucleront à nouveau leurs valises pour s'envoler vers des tas de cailloux assaillis par la jungle, éventrés par les racines protubérantes de la végétation tropicale.
- Tais-toi, gronda Erwan.
« …nous venons d'apprendre la disparition de deux adolescents, à une heure d'intervalle. Le premier a disparu dans la région de… »
- Écoute ça !
« …toute personne, ayant aperçu des jeunes gens répondant aux signalements donnés, est priée d'appeler le… »
- Appelle ta sœur, dis-lui de garder les enfants près d'elle, à l'intérieur. La chaleur, la peur, ça peut rendre fou, engendrer des criminels…
Axelle fouilla son sac à la recherche de son portable. Avant de partir, elle avait confié Elsa, leur fille aînée, à la garde de sa sœur, qui habitait juste à côté avec son mari et leurs deux enfants.
« C'était écrit, pensa Erwan sans oser l'affirmer à haute voix. C'est la fin d'un cycle, le dernier soleil. Comme une chrysalide, le monde a entamé sa mue. Que va-t-il rester de nous ? »
Finalement, ils ont pris la route. Du fond de la mare, j'ai pu longuement écouter le moteur du camion-citerne, jusqu'à ce qu'il disparaisse dans le lointain. Mais je n'ai pas quitté leur esprit, je suis avec eux. La journée a bien avancé, ce qui n'est pas leur cas… En ce moment, alors que grognent les entrailles du vent, ils sont encore à une soixantaine de kilomètres du Nord parisien et de ses hôpitaux. Ce n'est pas grand-chose, soixante bornes, mais avec la tempête qui s'amorce…
Ils se taisent. Axelle est recroquevillée sur son propre ventre, elle n'est plus qu'un ventre, une grosse figue bien mûre. Erwan se concentre sur le bitume. Ondulations dans l'horizon chaud... La route ressemble à un pont suspendu, d'une vie à l'autre. Le pompier, habité d'un sombre pressentiment, a enlevé de son cou son Oudjat pour le garder entre ses doigts. Il le tient, serré, avec une telle crispation que les jointures de ses phalanges en ont pâli…
- Axelle, tu m'entends ? questionne-t-il doucement, en jetant un coup d'œil en direction de sa femme.
La radio est toujours allumée, mais n'émet plus que des grésillements. Brusquement, le ciel se lézarde. Les nuages s'engouffrent dans la faille, se dissipent et reviennent. Le vent rugit, bouscule le fourgon d'un coup de patte furieux. Le véhicule est une proie facile. Il roule à faible allure dans une grande plaine, sans possibilité de repli. Une volée de branches manque de transpercer le pare-brise, arrachant un cri de terreur à Axelle. La violence du vent est telle qu'il pourrait catapulter des troncs d'arbres, comme des boulets de canon...
- Encore quarante-deux kilomètres jusqu'à Colombes, annonce Erwan, en forçant sur sa voix pour couvrir le bruit des éléments déchaînés. Il y avait un panneau, j'ai pu distinguer…
Axelle garde les yeux fermés, l'esprit aussi. Des bourrasques s'infiltrent par la vitre lui tirant les cheveux, les décollant de ses joues moites. Cette journée ne touche pas encore à sa fin, mais l'obscurité est intense. Dans les fossés qui bordent la route, des silhouettes glissent. Reflet arraché par la foudre sur le métal d'une arme… Les nantis ne le savent pas encore, mais la redistribution des richesses se préparent. Pour l'instant, la tempête s'acharne et la pluie se décide à tomber. Des gouttes obèses, qui pénètrent lourdement la surface de la mare, me chassant à nouveau vers le fond. Elles sont tellement sporadiques que je pourrais les compter ! Une, deux, trois, quatre… Le rythme s'accélère. Onze, douze, treize… Je n'arrive plus à suivre, la pluie s'écoule dense, drue. Des trombes d'eau, giflées par le vent, noient bientôt la route, les champs, les rails et les cimetières, les hommes et leur orgueil. Là-bas, à une trentaine de kilomètres de Colombes, Erwan s'accroche au volant. Quel âge a-t-il ? La quarantaine, je suppose… Pense-t-il être trop jeune pour mourir ? Il a déjà profité d'une moitié de vie. Faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? C'est le moment de choisir…
A la sortie d'un virage, des formes se découpent dans le halo des phares. Quand Erwan les aperçoit, il est trop tard. Des sangliers ! Une horde, massée au milieu de la route. Les animaux piétinent, désorientés. Mais un sanglier fait toujours front, quoi qu'il arrive. Le grand mâle se tourne face au fourgon, ses défenses acérées miroitant sous les éclairs. Axelle hurle, avant de s'évanouir.
2 décembre 2012
- Erwan ? murmure Axelle, en guettant une réaction du corps affaissé sur le volant. Elle tend le bras pour le toucher… Rien. Des larmes lui viennent, en gros sanglots déchirants. Le sel lui brûle les lèvres. Une gerbe d'eau cingle la vitre dans un bruit de rafale de mitraillette, la faisant tressaillir. Au dehors, tout est flou, fuyant. Il lui semble qu'il fait nuit noire. Mais avec ce temps, il est difficile de se fier à l'obscurité pour essayer de deviner l'heure. Elle revoit l'embardée, les sangliers affolés… Sont-ils toujours là ? Combien de temps est-elle restée inanimée ? Le coup de volant donné par Erwan a projeté le camion dans le fossé, où il s'est encastré le nez en avant. Sous la brutalité du choc, la sirène s'est enclenchée. Elle mugit en continu, comme un enfant têtu, au cœur de la tempête… Lentement, Axelle essaye de bouger. En avançant sa main droite à tâtons, elle finit par attraper la poignée. Elle tire… La tôle bâille, sans s'ouvrir. De tout son poids, elle se laisse peser sur la portière qui lâche d'un coup… Axelle se laisse choir sur le sol, mollement. Au passage, une arête métallique lui entaille le bras. Une longue estafilade, profonde, au-dessus du coude. Assise dans une flaque sanglante, elle n'est plus qu'une poupée de chiffon. La pluie détrempe sa robe. L'eau s'écoule dans sa bouche, l'embrasse dans le cou. Un baiser de ciel, baveux. Elle va mourir sur la route de l'apocalypse, comme une figue trop mûre, éclatée. Au moment de perdre conscience, elle sent une haleine sur elle. Elle se souviendra avoir eu la vague sensation d'être soulevée du sol.
Il naît officiellement le 2 décembre de la dernière année du monde, à 1 heure 32 du matin, heure de Paris. Sa fureur de vivre est telle, qu'il prend un premier souffle à 221 km/h. A quelques kilomètres à peine du lieu de l'accident, il arrache du sol les huit maisons d'un hameau, cueillant par surprise des familles entières. Les torrents de boue charrient des formes humaines, qui se débattent encore. Un cheval à bascule culbute à toute vitesse sur lui-même. Il parcourt ainsi plusieurs mètres à la surface de l'eau, avant de couler à pic. Son premier galop… Le dernier aussi. Il terminera sa vie de jouet sur le dos, dans une gangue de terre, entouré de photos lavées de tout visage. Un ours en peluche surnage. Décembre est meurtrier, dès son arrivée dans l'année 2012. Le cyclone pousse un premier cri tellement puissant qu'il en meurt aussitôt. Il s'éteint là, au milieu du carnage qu'il a lui-même engendré, sans que personne n'ait le temps de le baptiser. Sous le regard de météorologues médusés, la perturbation disparaît des écrans de contrôle.
Au même instant, à l'hôpital de Colombes, une conversation animée se noue autour d'une radio, qui crache les dernières nouvelles du temps.
- Je connais quelqu'un à Sargy, le village rasé par le cyclone, s'inquiète un médecin. C'est incroyable ! J'avais pourtant essayé de le raisonner… Selon une légende du Net, ce village devait être le dernier refuge des Homo sapiens que nous sommes. Enfin… que nous sommes censés être ! Des hommes sages, tu parles ! s'exclame-t-il en secouant la tête.
- C'était une arnaque, affirme une infirmière, en soufflant bruyamment sur son café brûlant. Un entrepreneur avait acheté toutes les maisons du village… Mon mari le connaît, il l'a entendu se vanter de cette affaire un soir où il avait bu. Après avoir acquis tout le hameau, ce salaud a inondé le Net d'une prophétie, qui faisait de Sargy le berceau de la nouvelle humanité. Prétendant que ce serait le seul lieu épargné par le grand bouleversement du 21 décembre 2012, il a revendu des bicoques en ruine pour des millions d'euros… Si l'apocalypse doit tous nous tuer, au moins, il ne profitera pas de son fric !
- Sans compter tous ceux qui campaient là-bas… ajoute quelqu'un. J'ai entendu parler de cette prophétie. Elle a fait converger vers Sargy des illuminés du monde entier, des plus riches aux plus déshérités…
- Des campeurs ? bredouille l'infirmière incrédule. Face à un cyclone…
Un appel les interrompt et le médecin quitte rapidement la salle de repos.
- Comment ça se présente ? demande-t-il, en poussant la porte d'une pièce au bout du couloir.
- La mère est trop faible, il faut faire une césarienne.
Ce bébé-là naîtra sans bruit, tout à l'opposé du cyclone. Un jumeau antagoniste… Il est prélevé délicatement dans le ventre d'Axelle, tapoté. Il émet son premier cri juste pour faire plaisir à tout le monde et s'endort spontanément. Il laisse derrière lui un cocon vide : Axelle, qui émerge péniblement d'une terre de brumes plusieurs heures plus tard. Ses paupières refusent encore de se soulever. Sous ses doigts, elle sent un tissu sec, un peu rêche. Des draps propres. Elle perçoit un bandage, qui enserre le haut de son bras gauche. Le danger s'est éloigné. Elle n'est pas disloquée, noyée par une eau furieuse. « C'est un garçon. » Elle sursaute ! Que raconte cette voix à son oreille ? Axelle rêve… Elle ressent le manque d'écho, sans comprendre. Elle est à nouveau seule sous sa peau. Son sommeil se fait agitateur, carnassier.
Un vagissement la réveille vraiment en début d'après-midi. Tout lui revient, la canicule, suivie d'un orage d'une violence rare ; l'accident, le lit d'hôpital. Et ce bébé, qu'une infirmière souriante lui dépose dans les bras… Son fils !
- Erwan ? s'écrie-t-elle soudain, en serrant son tout petit garçon contre elle. C'est mon mari, il était avec moi dans le fourgon.
- Il va bien. Il est sorti du bloc… Il s'en tire avec une légère commotion et une fracture du plateau tibial, qu'il a fallu opérer. Vous avez eu de la chance tous les deux. Enfin, tous les trois… ajoute l'infirmière en minaudant sous le nez du bébé.
- Comment sommes-nous arrivés ici ? questionne encore Axelle, son regard oscillant entre la petite boule emmaillotée et l'infirmière.
- Une voiture est passée. Il était plus de minuit. C'est incroyable que ses occupants aient repéré votre camion dans le fossé. Mais oui, ils l'ont vu et se sont arrêtés ! C'était des jeunes, des costauds ! Il ont réussi à vous hisser dans leur voiture, votre mari et vous, pour vous déposer ici, à l'hôpital de Colombes. Heureusement… La nuit dernière, les ambulanciers étaient complètement dépassés, vous pensez, avec cette tempête. Un cyclone a fait des ravages tout près d'où vous avez fini dans le ravin…
Le vent qui retombe me fait bâiller à la surface de la mare. Je me demande si c'est vraiment la tempête qui a déboussolé les sangliers, hier soir. Les ombres qui s'insinuent, impatientes, sur les routes de la capitale, ne sont sans doute pas étrangères à la grogne animale. Sous leurs pieds, le sol s'échauffe. Des ombres ardentes… A l'arrivée des deux jeunes qui ont sauvé Axelle et Erwan, elles se sont éparpillées comme des charognards privés de dessert. Je ne sais pas encore où va les mener leur poussée de fièvre, leur fébrilité inouïe à goûter à tout avant qu'il ne soit trop tard… Ce qui est sûr, c'est que l'apocalypse aura ses vainqueurs. Par ailleurs, les ombres incandescentes ne sont pas les seules à s'être mises en route. Depuis la destruction de Sargy, une autre armée s'est levée…
- Elsa, je t'avais demandé de rester à l'intérieur !
La voix me fait sursauter ! J'avais vu la fillette s'approcher de l'eau, mais pas sa tante…
- J'ai une bonne nouvelle, continue-t-elle, ton petit frère est né…
Elsa lève le nez du bord de mon étang, où un insecte vient de sortir de son dernier stade larvaire.
- On va l'appeler Éphémère ?
Sa tante la regarde, interloquée.
- Éphémère ? répète-elle, pas certaine d'avoir bien compris...
- Oui, mon petit frère, on va l'appeler Éphémère ? Maman m'a dit que ces insectes, les éphémères, passent deux ans dans la mare à se transformer. Quand, enfin, des ailes leur poussent, ils ne vivent qu'un ou deux jours. Parfois à peine quelques heures, précise-t-elle, en grande maniaque du détail. Mon petit frère a passé neuf mois dans le ventre de maman et, maintenant qu'il respire enfin hors de l'eau, il va mourir. Avant Noël, comme tout le monde…
Naître à dix-neuf jours de la fin du monde, Elsa trouve cette idée absurde ! Douze ans que ses parents lui promettent un frère ou une sœur, et c'est maintenant qu'il arrive… Il n'y a qu'un garçon pour être aussi stupide !
- Elsa, tu sais, il n'y a rien de sûr… Cette fin du monde, c'est juste… une éventualité.
- Je peux quand même avoir mon cadeau de Noël en avance au cas où ? demande la petite.
Rire étouffé de la tante…
- Tu ne perds pas le nord, boucles d'or, répond-elle en lui prenant la main. Tu verras ça avec tes parents. La moins bonne nouvelle, c'est qu'ils ont eu un accident. Mais ils vont bien. Ton oncle va te conduire à l'hôpital.
Je les regarde s'éloigner. Elsa… Je l'aime bien cette petite. Maintenant que j'ai fait la connaissance de ses parents, hier, sur le chemin, je ne peux que constater à quel point elle ressemble à son père. Les même yeux bleus, les même cheveux blonds, fins. Elsa, je suis dans son esprit depuis sa plus tendre enfance. Elle adore venir jouer dans les herbes hautes, qui entourent mon antre. Souvent, elle reste assise des heures, à regarder voler les éphémères. Hypnotisée. Longtemps, j'ai cru que je l'aurais. Dès ses cinq ans, elle s'est approchée. Près, trop près. Tombera, tombera pas ? Mais la fillette a toujours été solidement ancrée sur ses jambes… Le jour où j'ai infiltré l'esprit d'Elsa, je me suis en même temps déversée dans celui d'un garçon, à peine plus âgé qu'elle. Parfois, je me propage d'un esprit à l'autre. Je ne sais pas pourquoi. Il s'appelle Loup. Elle a une dette envers lui. En ce moment, un crayon à la main, il regarde ses parents faire l'inventaire des réserves. J'arrive à peine dans son esprit que le crayon finit dans sa bouche… Il le ronge en attendant les chiffres qu'il doit écrire en face de chaque aliment. Deux ans déjà que sa famille s'entraîne à survivre à la fin du monde.
- J'ai compté vingt kilos de riz, souffle Joyce, sa maman, visiblement fatiguée. Tu peux noter, Loup ?
- Hum… C'est fait ! répond le garçon, qui a repéré le riz sur la liste, mais se retrouve relié au crayon par un filet de salive au moment d'écrire le chiffre à côté.
Ses parents sont des catastrophistes. Ils savent que le pire va arriver, depuis toujours. Pour y remédier, ils ont construit un bunker dans le jardin. Des kilos de riz, sucre et pâtes, y sont entassés. Il y a aussi de la farine, du café, des conserves. En sous-sol, ils ont fait aménager un abri antiatomique. Ils ont mis au point un plan d'évacuation d'urgence de la maison au bunker. Une fois par semaine, depuis deux ans, ils font l'exercice de passer de l'un à l'autre. Un voisin les chronomètre, quand ils en trouvent un qui n'ironise pas trop sur leur TOC. En partant de la pire situation initiale, c'est-à-dire avec une partie de la famille au garage ou à la cave, leur record est de 5 minutes et 32 secondes. Hier, enfin, c'est arrivé ! Dès les premiers signes de tempête, le père a déclenché l'alarme. Aucun voisin n'était là pour tenir le chrono, mais Loup est persuadé qu'ils ont pulvérisé leur record ! Jamais il n'avait vu sa mère courir aussi vite…
- Loup ?
C'est justement la voix de Joyce qui s'élève de derrière un énorme sac de patates.
- Hum…
- Quand nous aurons terminé l'inventaire, reprend-elle, j'aimerais que tu révises le guide des plantes sauvages. Tu sais, celui qui indique les confusions possibles entre des plantes comestibles et d'autres toxiques. Je compte sur toi.
Loup continue de ruminer son crayon. Cet inventaire est interminable… Il préférerait largement aller faire de la cueillette. Au cas où l'apocalypse ne les anéantirait pas personnellement, en admettant aussi que la terre ne soit pas trop cabossée, ses parents ont suivi des stages de survie. Ils ont appris à reconnaître les plantes comestibles et à les cuisiner. Sa mère a aussi étudié leurs vertus médicinales. Ils savent faire du feu. En théorie… Loup les a suivis dans les bois avec un enthousiasme débordant. La survie, quel pied ! Il a goûté les jolies feuilles, un peu acidulées, de l'oxalis petite oseille. Ce sont ses préférées, on dirait trois cœurs qui palpitent au soleil, et se ferment lorsqu'arrive la pluie… Il a mâchouillé de l'alliaire, et recraché en grimaçant. Il a croqué dans les rhizomes sucrés d'une fougère.
- Maman, je peux sortir maintenant chercher de la réglisse des bois ?
- Non, Loup, l'inventaire n'est pas terminé. Et regarde un peu le ciel ! Il est d'un noir… Il vaut mieux éviter de sortir aujourd'hui.
La tempête s'est calmée, mais il est vrai que des nuages bouffis pèsent sur la terre, en rangs serrés. Quand Elsa retrouve sa mère et son petit frère à l'hôpital, il est déjà tard.
- Tu veux le porter ? lui propose Axelle.
Elsa rougit, gênée. Il lui fait un peu peur, ce bébé, avec son visage de petit vieux.
- C'est toujours aussi fripé un bébé ou c'est parce qu'il est né trop tard ?
Axelle éclate de rire.
- Il est né tout à fait à l'heure, affirme-t-elle.
- A l'heure ? rétorque Elsa dubitative, en scrutant les plissements de terrain dans la peau du nouveau-né. Alors qu'on va tous mourir dans deux semaines ?
- Écoute, Elsa, cette fin du monde, c'est une farce. Une mauvaise blague de grandes personnes. Personne ne va mourir. Enfin, pas plus de monde que d'habitude…
- On peut quand même l'appeler Éphémère ? insiste Elsa sans écouter sa mère.
Un grand sourire déverrouille son visage, l'ouvre à la joie. Axelle n'a pas le temps de trouver une réponse qu'une alarme générale fait trembler les murs de l'hôpital.
- Elsa ! Donne-moi Éphémère…
Elle a prononcé le prénom sans le vouloir, comme si la voix de sa fille le lui chuchotait à l'oreille.
- Enfin… Donne-moi le petit, corrige-t-elle. Va voir ce qu'il se passe, s'il te plaît ! Et tu reviens ici, ensuite. Chambre 118, n'oublie pas !
Elsa sort de la chambre. Dans le couloir, c'est la panique. Fracas de corps qui s'entrechoquent entre les portes qui claquent... C'est blouses blanches contre pyjamas d'hôpital, le combat est inégal ! Les vêtements s'accrochent et se déchirent. Geignements, vociférations... Des patients hésitent, tournoient comme des toupies au milieu de la ruée, reviennent sur leurs pas pour essayer d'accrocher le bras d'un médecin ou d'une infirmière... « Que se passe-t-il ? » Elsa voit ces mots se dessiner sur toutes les bouches, sans les entendre. « Que se passe-t-il ? » Le tumulte est intense. Une détonation retentit. Suivie d'un déferlement translucide, une pluie de verre brisé... Au rez-de-chaussée, des vitres ont volé en éclats.
Un homme vient s'écraser de tout son long sur le sol plastifié, manquant de renverser Elsa. Il halète, un étau semble lui broyer le cœur. Pourtant, il est du côté des blouses blanches, il ne devrait pas tarder à se relever, courir. Mais non... Son corps pèse sur les pieds de la fillette, qui se dégage énergiquement. Trop... Sa ruade la déséquilibre, elle part en vrille, essaye de se raccrocher à un fauteuil... roulant ! Et s'étale à son tour au milieu du couloir. Sous sa joue, le sol froid. Elle frissonne. Le vacarme s'émousse au lointain. Elsa flotte, légère. Elle ne voit rien d'autre que les yeux de l'homme, juste en face d'elle, par terre. Des pupilles empreintes d'une étrange fixité, pétrifiées dans l'expression d'une douleur intense. Au moment où elle comprend qu'il est mort, elle reconnaît le médecin qui a mis au monde son petit frère. Mais une nouvelle déflagration secoue le bâtiment...
3 décembre 2012
A l'interface entre l'eau et l'air, un nymphéa blanc vient de déployer délicatement sa feuille. Trois jours déjà que la tige pousse dans l'eau de la mare, ballottée par les bouillonnements aquatiques sans perdre de vue son objectif : la lumière. Dès l'arrivée des grosses chaleurs, elle s'est mise en route. Aujourd'hui, lundi 3 décembre 2012, midi et quelques minutes, un nénuphar a choisi l'hiver pour éclore. Tout comme la guerre civile, qui est née à peine plus tôt. Hier soir, les ombres incandescentes sont entrées dans Paris. Débarquées des banlieues, déchues des campagnes. Dès que les conditions météorologiques ont commencé à déraper, le mot d'ordre s'est répandu comme une traînée de poudre. « Tous sur Paris ». Depuis leur entrée dans la capitale, les insurgés sèment la terreur à grands coups de voitures brûlées. Les carcasses s'entassent, fumantes. Des cocktails Molotov sont balancés un peu au hasard, sans réelle agressivité. Juste par nécessité de s'imposer dans la ville. Certains portent des armes. Rutilantes, rouillées ; factices ou pas. Dans ces gangs de l'ombre, on ne trouve pas que des guerriers. On y rencontre finalement peu de casseurs. Ce sont des rêveurs pour la plupart... Dans leurs rangs, il y a ceux qui aspirent à la Cadillac. Faire la route, à l'américaine, dans une voiture longue, large et puissante. Pour d'autres, c'est la Harley. Ce que veulent les insurgés, c'est du grand luxe.
- J'ai trouvé le N°5 de Chanel, s'exclame une adolescente, qui s'est introduite dans une boutique de haute parfumerie avec un gang féminin.
Avant de se mettre en marche pour la capitale, elles ont entièrement tressé leurs longues chevelures. C'est leur signe distinctif, une forme d'appartenance.
- Qu'est-ce que tu fais ? demande une autre en la voyant ressortir les bras chargés de toutes les bouteilles qu'elle a pu trouver.
- Je vais inonder les caniveaux… Des litres et des litres de N°5 !
Elle est prise d'un rire inextinguible au moment où la fragrance hors de prix s'écoule, opulente, le long du trottoir. Les unes après les autres, les bouteilles finissent dans la rigole. Elle débouche, passe son nez au-dessus du flacon. Comme on goûte un grand vin, elle agite délicatement le liquide pour le faire exhaler tout son parfum. Puis, elle verse et verse encore… Elle chante à présent en empoignant la dernière bouteille. Avant de la vider à son tour dans le caniveau, elle s'en asperge un peu, pour sentir le N°5 sur sa peau. Et pour clore la cérémonie, elle lance le flacon vide contre un mur, où il se brise joyeusement dans un dernier souffle floral ! Durant tout le show, les autres filles se sont tortillées autour d'elle. La danse du parfum… L'une d'entre elles lui demande quand même à la fin :
- Pourquoi t'as fait ça ?
- C'était une offrande à la rue ! conclut l'adolescente, grisée par l'atmosphère saturée de senteurs rares.
Une voiture passe, roule de ses pneus crasseux dans le liquide doré, emportant dans son sillage un peu de Chanel... Les Parisiens quittent la ville. Ceux dont le véhicule a pris des allures de squelette calciné partent à pieds. Les bus ont abandonné la partie. Les métros tentent encore de circuler, discrètement, en dessous. Des milliers de jeunes s'infiltrent par tous les pores de la capitale, en flot continu. Depuis le début de la matinée, c'est un chassé-croisé chaotique entre la génération apocalypse, qui entre dans la ville, et tous les habitants, qui tentent d'en sortir...
Hier soir, aux portes de Paris, les insurgés sont passés en coup de vent. Une bourrasque incendiaire. La métropole formait un halo au loin, comme une promesse. Ils n'avaient pas de temps à perdre. A l'hôpital de Colombes, on a cru à une attaque. Sans comprendre d'où elle venait, ni de qui. Les premiers rescapés, mélange de blouses blanches et de pyjamas usés, ont déboulé sur le bitume où ils se sont arrêtés net, provoquant des collisions dans leur dos. La rue était hostile. De la fumée encore chaude s'échappait d'amas de tôles calcinées. Une sourde menace planait. Pourtant, les insurgés n'étaient plus qu'un bourdonnement à peine audible, loin, là-bas. Un essaim attiré par la lumière... L'hôpital ne les intéressait pas. Après avoir envoyé quelques cocktails Molotov, ils l'avaient épargné.
A l'intérieur du bâtiment, ceux qui n'étaient pas assez valides pour s'enfuir étaient calmes. Avaient-ils le choix ?
- Petite, ça va ?
Une femme, complètement chauve, posait sur Elsa un regard démesuré. La fillette se releva, quittant les yeux du mort pour se raccrocher à ceux de sa bienfaitrice. Celle-ci faisait partie du régiment des pyjamas. Le tissu en coton flottait, aérien, autour de son corps maigre.
- Tu es seule ici ? insista la femme.
Elsa fit signe que non. Elle se sentait cloîtrée en elle-même, incapable de produire le moindre son. Sans un mot, elle saisit fermement la main osseuse, qui émergeait avec peine des flots du pyjama, et se dirigea vers la chambre 118.
- Elsa ! cria Axelle en voyant arriver sa fille.
Celle-ci courut se réfugier dans le lit blanc aux côtés de sa mère et du nouveau-né. La femme-regard, qui l'avait accompagnée, prit congé. Au moment où elle s'approchait de la porte, un homme fit irruption dans la pièce et faillit la percuter. Calé dans un fauteuil roulant, il s'était agrippé au mur pour se tirer plus rapidement à l'intérieur. Erwan !
- Pardon, je…
Il s'interrompit, les yeux écarquillés. Il venait de découvrir son fils pour la première fois. L'allégresse lui arracha un petit rire, retournant la terre meuble de son visage.
- Il s'appelle Éphémère ! s'exclama Elsa. Emportée par la joie de revoir son père, elle avait retrouvé l'usage de sa voix.
Erwan lança un regard interrogateur vers Axelle… Celle-ci haussa les épaules et lui fit un clin d'œil. Il ne releva donc pas le caractère insolite du… prénom !
- Je ne peux pas du tout m'appuyer sur ma jambe gauche. J'ai dû ramper un moment avant de trouver ce fauteuil, expliqua-t-il en s'approchant du lit.
Sa mémoire avait rejeté l'accident. Quand il essayait de se souvenir, il se retrouvait projeté dans l'œil fou d'un sanglier. Dans la pupille ronde tournoyait l'œil du cyclone… Un œil dans un œil. Il avait toujours son Oudjat sur lui, mais il le regardait avec suspicion. Son amulette s'était peut-être retournée contre lui…
Au petit matin, c'est un urgentiste qui les réveilla :
- Tout le monde va bien dans cette chambre ?
Tous les quatre avaient fini par s'endormir. Erwan dans son fauteuil roulant, Axelle et les deux enfants dans le lit.
- Oui, mais que s'est-il passé cette nuit ? demanda Axelle.
Erwan se tenait la tête sans rien dire. Une sale douleur pulsait dans son crâne… Hier, les médecins l'avaient rassuré. Il était normal qu'il ait mal. Les pertes de mémoire aussi, c'était fréquent. Il ne devait pas s'inquiéter… L'urgentiste leur expliqua le passage des émeutiers.
- Tout le monde a paniqué… Et là, dans Paris, il paraît que c'est l'anarchie la plus totale !
Au cours de la journée, l'hôpital a repris vie et compté ses morts. En ce moment, Erwan est au téléphone avec son frère, qui habite à Clichy. Les nouvelles sont mauvaises...
- Et les flics, que font-ils ? demande Erwan.
- Rien, ils sont terrés dans les commissariats. Le pillage bat son plein, partout. Une véritable orgie de consommation ! Des adolescents qui s'amusent à tout rompre dans la canicule hivernale… bon début de fin du monde, frangin !
Erwan n'a pas beaucoup d'humour sur la question. Machinalement, ses doigts se referment sur son porte-bonheur.
- Mais chez toi, ça va ? On pourrait venir quelques jours le temps de récupérer ?
- Oui, pas de problème, venez ! répond son frère. Ils sont passés ici, mais ne se sont pas attardés. C'est à nouveau calme. Pour l'instant du moins…
Sur les grands boulevards, par contre, c'est toujours la liesse. Ne serait-ce qu'une seule fois dans leur vie, les insurgés veulent goûter du caviar, du homard... Porter des fringues de luxe, des bijoux en or ; du vrai. Sans oublier les jeux, consoles, appareils photo, téléphones à tout faire… Les armes aussi. La terre a connu différentes sortes d'émeutes. Les émeutes politiques, celles de la faim. Aujourd'hui, ce sont les émeutes du libre-service. La revanche de tous les exclus de la société de consommation… A l'autre bout de la rue parfumée, où les filles aux tresses arrivent à présent, le chef d'une cohorte urbaine sort d'un magasin, caméra au poing.
- Prends les DVD aussi ! lance-t-il à l'un de ses acolytes.
- Et l'argent ? Je le laisse, on n'a pas besoin d'acheter quoi que ce soit, on n'a qu'à se servir !
L'autre ne répond rien, mais fait demi-tour pour empocher discrètement le fric. Au cas où. Et si tout ça ne débouchait pas sur la fin annoncée ?
Du côté du bunker de la famille Duval, rien à signaler.
- Maman, il faut que je retourne dans la maison.
Loup bâille, s'ennuie. Il aimerait que l'on passe aux choses sérieuses. Si les éléments doivent se déchaîner, qu'ils se dépêchent de le faire…
- Non, Loup, pas question que tu sortes.
- Maman… Il fait chaud, d'accord. Mais je peux quand même traverser le jardin. Il faut que j'aille chercher Amalya, finit par lâcher le garçon.
- Ah non, encore cette tortue ! Nous nous étions mis d'accord avec toi, ton père et moi. Tu te rappelles ? Il était entendu que la tortue ne figurait pas sur la liste des priorités à évacuer…
- Hum… Mais bon là, c'est pas encore la vraie fin du monde. Il ne se passe rien de spécial dehors, à part le soleil de plomb. Qu'est-ce que ça change que j'aille la chercher ? demande Loup en se mordillant les lèvres.
Le garçon porte bien son nom, avec sa chevelure épaisse et son regard perçant. Par une étroite ouverture qui donne sur l'extérieur, il voit la maison. Les vieilles pierres écrasées de chaleur. Alors que dans le bunker, la clim ronronne paisiblement. Loup est déterminé à aller chercher Amalya, même s'il le doit le faire en douce…
- Tu as entendu la radio ? reprend sa mère. Deux autres adolescents ont été enlevés dans la région entre hier et aujourd'hui, ça fait quatre en tout depuis le début de la canicule.
- Tu ne crois pas qu'ils ont rejoint les autres sur Paris ? intervient Guillaume, le père de Loup. A mon avis, ils ont fugué pour se joindre à la meute qui saccage la capitale. Elle est où ta tortue, Loup ?
- Au grenier, elle hiberne.
- Alors laisse-la hiberner… affirme sa mère, sur la défensive.
Joyce lance un regard noir à Guillaume. Elle sent bien que son mari est prêt à céder, il capitule trop facilement face à leur fils.
- Avec cette chaleur, elle a dû se réveiller, ajoute le garçon.
Loup a gagné. C'est la dispute assurée entre ses parents, mais il s'en fout. Son père a dit oui. Sitôt sorti du bunker, la chaleur le prend à la gorge. Il doit faire près de 40 degrés… Mais il est heureux de se dégourdir les jambes et traverse le jardin d'un pas rapide. La sueur coule dans son dos. Et ça ne va pas aller en s'améliorant, la maison est une fournaise ! Il emprunte les escaliers jusqu'au grenier, se dirige vers la caisse en bois qu'il a lui-même confectionnée pour accueillir Amalya durant l'hiver… Vide ! Loup retourne les cartons de bric-à-brac, la piscine gonflable. Il tombe sur des livres d'école, ceux de l'an dernier probablement. Amalya ! Extirpée du sommeil par la brusque montée de la température, la tortue est partie en quête de nourriture. Sans conviction, elle mâchouille un ancien devoir de Loup.
- Amalya, comme je suis content ! s'exclame-t-il en attrapant la tortue et en la soulevant à hauteur de son visage.
Après s'être assuré qu'elle va bien, il la glisse dans son T-shirt. A sa demande, sa mère y a cousu une poche intérieure. Pour l'instant, Amalya n'est pas bien grosse et il peut ainsi la garder sur lui… Avant de quitter la maison, il va récupérer un peu de salade dans le frigo. Tout est resté en place, tel quel, depuis qu'ils sont partis en catastrophe samedi dernier… Il donne la feuille de salade à Amalya et se dirige vers la sortie. Au moment où il referme la porte derrière lui, un violent coup sur la tête le projette à terre.
Le décor est planté, les personnages aussi. L'atmosphère est lourde, pesante à souhait...
· Il y a environ 12 ans ·Très à l'aise dans le descriptif, tu sembles apprécier un peu moins les dialogues. Mais c'est un point de vue personnel. En ré-équilibrant les deux, il me semble que tu y gagnerais en peinture des sentiments. Ton écriture est quasi cinématographique; J'aime beaucoup ce que tu donnes à voir.
Frédéric Clément
Ouaouh! j'adore ton bourdonnement d'idées et de situations, Anne !
· Il y a plus de 12 ans ·J'espère que tu partageras la suite !?!-)
Pascal Germanaud
J'ai toujours, habituellement, beaucoup de mal à lire ici des textes de cette longueur mais je suis resté scotché aux lignes. Bravo!
· Il y a plus de 12 ans ·dyonisos
Accrochée, je suis... et pas (seulement) parce que la fillette se prénomme Elsa ;-). Personnages bien campés, intrigue suffisamment complexe où une touche de surnaturel, en la personne de la narratrice, vient ponctuer un récit aux détails précis et réalistes. Fond et forme m'enchantent; donc... j'attends avec impatience la suite, ce qui est le but du jeu et du roman dont cette mise en bouche est parfaitement réussie.
· Il y a plus de 12 ans ·Je n'en attendais pas moins de toi. Bravo Anne ♥
coup de ♥ aussi
Elsa Saint Hilaire
Bonjour Anne... je reviens ce soir te lire tranquillement. Pas accès à internet facilement dans la journée. Je salive d'avance :-)
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
J'avais entamé un commentaire passé à la trappe.
· Il y a plus de 12 ans ·En résumé, je m'incline devant ton talent naturel !
Signé Poupoum, fidèle lecteur (oui c'est vrai, ce pseudo est...bof bof)
Mathieu Jaegert