Terre Inconnue
Perrine Piat
Les suspensions de la vieille 4L où je venais de prendre place, avaient rendu l'âme depuis longtemps ; la mousse des fauteuils avait disparu et les rétroviseurs étaient inexistants. Mon chauffeur conduisait rapidement, à coups de klaxon, la tête à l'extérieur pour mieux voir devant. Je ne me formalisais pas, j'en avais vu d'autres. Depuis des années, je parcourais le monde à la recherche de produits rares, chargé de négocier avec les paysans des tarifs bradés pour mieux faire la fortune de mes employeurs. Je marchais, roulais ou volais donc de pays du quart-monde en pays du tiers-monde, l'œil vif et le cerveau en forme de calculatrice. Toujours en quête de l'étranger parfait, de l'étranger « jackpot », je revenais à chaque fois chez mon patron avec le sourire de celui qui a vaincu, quel qu'en soit le prix.
Ce jour, mon travail m'emmenait sur les traces d'un certain Constant, cultivateur de camphre malgache et petit producteur de ravintsara[1]. L'huile essentielle extraite des feuilles de cet arbre, assez méconnue, était pourtant considérée comme l'une des meilleures en terme de vertus médicinales, capable de vaincre toutes les grippes ; je devais donc la rapporter coûte que coûte.
Ami de Constant, le chauffeur du taxi venait de me déposer au bord d'une route de sable rouge, au milieu de nulle part. Le soleil de plomb m'empêchait presque de marcher mais le paysage était à couper le souffle. Dans les petites montagnes des environs de Tana, les zébus dormaient paisiblement au pied de baobabs aussi immenses que magnifiques. Je ne sais par quel miracle, j'aperçus alors deux hommes torses nus, au sommet d'un arbre haut de trente mètres au moins. Comment pouvaient-ils faire un tel effort sous cette chaleur ? Je m'approchai d'eux, fasciné de voir qu'ils avaient grimpé cet épais tronc pieds nus, un coupe-coupe à la main. Cela me paraissait être un travail de titan de couper ce feuillage dense et coriace, mais pas d'apitoiement, je voyais déjà les yeux de mon patron se transformer en euros. Deux cents kilos de feuilles de ravinstsara pour produire un litre d'huile essentielle, je faisais le calcul rapidement. On leur achèterait ce précieux liquide à peine cent euros le litre pour la revendre ensuite, discrètement diluée, presque dix fois la somme. Une vraie affaire.
Après des heures d'observation pour moi, de travail pour eux, je discutais maintenant avec Constant et son ami, assis à l'ombre du coffre de leur voiture. La colonisation terminée depuis près de cinquante ans avait laissé des traces car mes deux nouveaux amis parlaient un français presque parfait. J'acceptai donc de boire un peu de dzama manga[2], un rhum local qui enflamma mon gosier, à peine avalé. Le sourire de ces hommes m'impressionnait vraiment. Ils n'avaient rien mais semblaient amis, sereins, heureux. Pas de négociation, on ne parlait pas de notre transaction, juste d'une invitation à visiter la ville en voiture. Constant me proposa même de dormir dans une maison « de blancs », juste à côté de chez lui. Sa femme tenait une petite épicerie à la périphérie de Tana, dans le quartier des expatriés et il était important pour lui de me montrer sa demeure, sa famille. J'acceptai donc, un peu inquiet mais confiant devant tant de sourires.
Après un aperçu rapide d'une capitale mêlant affiches publicitaires pour téléphones mobiles et bidonvilles, enfants noircis par le charbon et hommes d'affaires blancs, je prenais maintenant une douche dans ma petite maison simple mais confortable.
Trois mille ariary[3] la nuit, cela faisait un euro, je m'attendais à pire mais j'avais de l'eau chaude et même la wifi, c'était parfait. Je sautai la case déodorant et parfum, ce n'était pas trop nécessaire ici, je revenais donc à l'essentiel : être propre et se couvrir un peu car les nuits étaient fraîches. La nuit tombée, je me dirigeai chez mon hôte avec une seule question en tête : parviendrai-je ou non à conclure le marché ?
Accoudé au bar collant de Nirina, sa femme, je regardais Constant et ses copains avec attention. Ils commandaient les bouteilles de bière par quatre, pour que chacun ait son verre bien rempli ; ils achetaient les cigarettes à l'unité et me les échangeaient contre des Marlboro, meilleures d'après eux. À aucun moment ils ne m'ont considéré comme un riche occidental, jamais ils ne m'ont demandé de leur payer une tournée, jamais je ne me suis senti pris au piège de leur misère. Je semblais immédiatement faire partie des leurs. Ils m'apprirent à ouvrir une bouteille de bière sans décapsuleur, à préparer le misao[4] local et à cuire les brochettes de zébu. Je fus ensuite invité dans leur jardin à goûter leur poulet maison, accompagnement du misao. Je passai alors derrière le comptoir, évitai de justesse les enfants qui jouaient par terre et le charbon ardent qui chauffait les casseroles directement sur le sable. J'arrivai dans une cour en sable rouge, encerclée des ruines de vieux murs en briques : leur jardin. Assis sur une cagette renversée, autour d'un grand feu, j'admirais Constant cuire le poulet. Grillé, chacun se le passait et prenait au passage son morceau préféré. Manger avec les mains, jeter les os au loin pour les chiens, aller faire pipi derrière un camion sous les étoiles, boire de la bière en riant, vivre pieds nus. Tout était simple. Je me voyais, si superficiel face à cet étranger parfait que j'avais tant voulu rencontrer. Il profitait des choses les plus simples qu'il soit donné d'avoir et de vivre. En une journée, j'avais l'impression d'être son frère, de faire partie de sa famille, de plus appartenir à ce village du bout du monde qu'à ma ville natale en France.
Après une dizaine de bouteilles de bières ouvertes, de rigolades, d'anecdotes, Constant vint me voir et me serra la main tout sourire.
- C'est d'accord hein, ravintsara !
J'avais si honte que je ne sus que répondre. Ici, je découvrais avec émotion des êtres humains qui n'étaient pas seulement des êtres vivants. Je rencontrais avec sensibilité des hommes et des femmes pétris d'humanité, dénués de tout mais prêts à offrir l'essentiel, leurs sourires en premier. Il y en avait peu sur cette Terre, des régions et des pays comme celui-là, où la solidarité et l'entraide règnent en maîtresses, où le désir matériel n'existe pas, où l'Homme est tout.
Moi qui avais parcouru la planète, je me retrouvais ici sans repère. Voyageur sans frontières et citoyen du monde, je découvrais avec enchantement une autre facette du globe, j'étais en Terre inconnue. Humainement perdu. Dans mon périple au but initialement prosaïque, la part de l'autre se dévoilait à moi et je me rencontrais enfin.
Perdu dans mes pensées et dans un tourbillon de sentiments variés, je décidai en l'espace d'un instant de ne jamais rentrer chez moi. J'étais bien là, avec eux.
Émerveillé parces gens uniques, bercé par leurs rires, je comprenais, pour la première fois de ma vie, que cet étranger que j'avais tellement cherché à rencontrer depuis des années, cet étranger derrière lequel je courais, c'était moi.
[1] Arbre originaire d'Asie implanté à Madagascar dont les bienfaits sont multiples pour la santé
[2] Rhum malgache (45°)
[3] Monnaie malgache
[4] Plat à base de pâtes, de viandes, de légumes émincés et de sauce soja
Moi aussi j'ai beaucoup aimé ce texte et sa conclusion qui ne m'étonne pas. On peut se sentir exister et avoir la sensation d'appartenir à une "famille" loin de son premier chez soi. Excellentes les huiles essentielles de Ravintsarai!
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
c'est vrai, on peut trouver un chez soi en dehors de chez soi... merci pour le gentil commentaire
· Il y a plus de 10 ans ·Perrine Piat
J'ai adoré !!
· Il y a presque 11 ans ·Le Suisse
merci :)
· Il y a plus de 10 ans ·Perrine Piat
Si ce texte ravive des choses, j'en suis bien heureuse :)
· Il y a presque 11 ans ·Perrine Piat
Merci pour les souvenirs que ça ravive pour moi .
· Il y a presque 11 ans ·lilii