Torse de femme - L'instant volé -

François Roche

Elle est entrée dans mon atelier en regardant ses chaussures en raphia, impressionnée par un monde qu’elle ne connaissait pas. Les bras le long du corps, dans un mouvement docile elle s’est avancée au milieu de la pièce. Des cheveux roux et ondulés lui tombaient en cascade sur ses joues d’enfant timide. Ses gestes ne révélaient pas la grâce des salons précieux, amples et délicats, ils demeuraient en retrait, dans la discrétion et l’économie propre aux filles de ferme. Ses mains, dont elle ne savait que faire, tortillaient les plis de sa robe et je sentais son embarras collé à sa peau comme la mue d’un serpent. Je lui ai parlé doucement pour ne pas l’effrayer. Je lui ai dit que je voulais la peindre, que j’aimais son visage, qu’il était plein de mélancolie et de beauté simple. Je lui ai demandé de se dénuder, de me montrer l’autre part d’elle, celle qu’elle avait oubliée, qu’elle ne dévoilait à personne, cachée sous les habits frustres de la servilité. Elle a refusé timidement. J’ai insisté et alors doucement elle a ouvert sa robe, dégagé ses épaules et ses bras que des travaux d’hommes avaient façonné au fil du temps et m’a regardé de ses yeux tristes de madone, le visage auréolé de lumière. Je me suis installé derrière mon tableau en silence, exalté, et j’ai commencé à peindre avec une joie vibrante. Elle replia ses bras sur sa poitrine dans un geste pudique et malgré cette retenue, sa pose était magnifiquement classique. Elle était rêveuse et sensuelle comme les vénitiennes des tableaux du Titien. Nos regards étaient rivés l’un à l’autre comme deux aimants par un magnétisme surnaturel. Par moments, j’avais la sensation vivante qu’elle guidait ma main, je devais divaguer… Comment était-ce possible ? Une vague de félicité me submergea comme jamais. Ses joues s’étaient empourprées d’un rouge carmin et elle paraissait s’en vouloir d’avoir accepté cette nudité, mais ce que ses yeux semblaient consentir par dépit, sa bouche rouge et sensuelle me l’accordait sans réserve. Et ce renfoncement fin aux commissures des lèvres, là où cette belle courbe se redressait, produisit sur moi un effet particulier ; il m’invitait en quelque sorte à la lucidité d’esprit et à l’attention, à donner le meilleur de mon art. J’ai peint pendant quatre heures sans interruption et j’ai senti alors au plus profond de moi que la fin était proche. J’ai apporté les dernières retouches en parcourant l’ensemble du regard, mis ma signature en bas à droite, puis j’ai posé mon pinceau et me suis reculé de deux pas. J’ai pivoté lentement sur moi-même en scrutant le portrait droit dans les yeux. Il ne me lâchait pas du regard. J’avais réussi à percer son secret. J’étais au centre de tout. Je suis tombé à genoux et j’ai dit dans un souffle :

« Donne au reconnaissant par-delà sa demande. » Nous avions dîné à la table de Saint Luc, le Patron des peintres, avec le divin Raphaël et La Fornarina.

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