Torse de femme - L'oie blanche

franz

Monologue du modèle, jeune fille de 19 ans, bonne chez un ami du peintre, qui pose malgré elle chez Vallotton en 1924, une année avant la mort du peintre.

Torse de femme    -      L'oie blanche

Je suis mal à l'aise, c'est pénible, c'est de la faute de mon patron, il m'a saoulé de belles paroles avec des "tu verras Paris, les grands boulevards, la Tour Eiffel, je te promets Joséphine, on fera un saut au stade olympique de Colombes, extraordinaire paraît-il, le clou des Jeux de cet été! Mais tu verras surtout un des plus grands peintres de notre époque".

Il n'avait que des louanges pour son Félix, son maître, son dieu quoi. Bien sûr j'ai pas pu faire autrement que de le suivre avec une dizaine de tableaux que Manguin, mon patron, voulait montrer à la galerie Bing. On s'est réparti les peintures, lui a porté les plus grandes, pas facile de trimballer toutes ces toiles! Mais je me disais aussi que la petite boniche de 19 ans était bien chanceuse de découvrir ce Paris tout fringuant de 1924. C'était quand même mieux que de récurrer l'atelier du patron et de laver son linge sale. Dans le train il fallait faire attention à tout, surtout pas de chocs, pas de chutes, heureusement je les avais emballés solidement! Au départ de St-Tropez, j'étais déjà toute transpirante et pendant tout le voyage j'ai dégouliné de sueur, il m'avait dit de m'habiller chaudement "c'est au nord et en automne ça peut cailler", j'ai eu beau enlever deux couches, je sentais sous mes aisselles d'énormes ronds humides.

Et maintenant me voilà presque nue en train de frissonner de froid et de gêne devant le fameux Vallotton. C'est peut-être un grand peintre, j'ai vu dans le vestibule et dans la petite chambre où j'ai dormi une quantité impressionnante de tableaux, les couleurs m'ont beaucoup plu et certains paysages, je les ai trouvés très beaux, très doux. Mais j'ai été choquée par toutes ces femmes nues avec leurs grosses fesses et leurs seins lourds, elles ont l'air de s'exhiber sans gêne devant lui. Alors quand il m'a dit de me déshabiller, j'ai rougi et protesté, Manguin s'en est mêlé "allons allons on va trouver un arrangement" et à part il m'a sermonnée et m'a dit "Joséphine tu montres tes épaules et juste un bout de sein". J'ai cédé par obéissance et aussi pour les dix francs promis. Le grand maître m'intimide avec ses petits yeux froids qui me scrutent derrière ses lunettes rondes. Quelle horreur! il voulait que je pose toute nue. Si Alphonse apprenait ça, il serait furieux. Alphonse, c'est mon fiancé, il est très gentil et prévenant mais pas question qu'il me serre de trop près avant le mariage!

Il y a plus de deux heures que je pose et je commence à avoir des crampes dans les mains et dans le dos. Alors je bouge un peu mes bras en faisant attention à ne pas me découvrir la poitrine, mais Vallotton intervient sèchement "ne bouge pas, bon sang!"  et juste après "lève les yeux et penche un peu la tête".

Oui c'est peut-être un grand peintre, mais quel homme antipathique! De temps à autre il me parle et me dit des choses que je ne comprends pas toujours, mais son ton, je le comprends fort bien je crois, il y a de l'ironie dans son filet de voix, avec une pointe de méchanceté. Un vieux bougon dans sa robe de chambre saumon, avec ses joues pâles, ses yeux fatigués, il a pas l'air bien, le dieu de mon patron! Il me traite d'oie blanche et me pose des questions. Je ne sais même pas ce que ça veut dire oie blanche. "Est-ce que j'ai un amant? est-ce que j'aime l'amour? est-ce que je me trouve belle?" Moi je me contente de hausser les épaules et de soupirer. A un moment, après un long silence, il me dit "tu sais, tu es très sensuelle, avec tes lèvres charnues et tes épaules toutes rondes..." Moi je me sens rougir et lui, il s'en amuse. "Tes seins finalement sont superbes, tu devrais être fière de les montrer!"

Heureusement Manguin est revenu avec la femme du "Suisse" comme il appelle parfois son ami. Madame Vallotton portait un plateau avec une théière et des brioches. Elle a dit " c'est la pause mes amis!" Ouf, je lui aurais sauté au cou, son mari avait l'air crevé et a obéi comme un petit garçon tout sage. Elle a entouré mes épaules d'un châle en voyant que je tremblais. Quelle gentille femme cette Gabrielle! Elle m'a même complimentée sur ma peau douce, mes yeux de biche et mes cheveux chatains ondulés. Je me suis sentie rosir, de plaisir cette fois.

La récréation est terminée, il est presque deux heures de l'après-midi et je recommence à avoir des crampes et une fringale terrible qui provoque des gargouillements bruyants dans mon ventre. Mais Vallotton n'entend rien, concentré sur sa toile avec une intensité presque effrayante. Il semble me regarder sans me voir. Je me sens transpercée de ses petits yeux fébriles, il est sûrement en train d'attaquer les énormes tentures dorées du salon bourgeois, que ça doit être difficile de faire ces plis compliqués et tous ces reflets! Sa main droite vole, on dirait un oiseau en mouvement perpétuel qui saute d'une branche à une autre, pique la toile d'un bref coup de bec, file sur sa palette buvant une goutte d'ocre, une miette de vermillon... Jamais vu quelqu'un d'aussi absorbé que lui, complètement possédé par son travail. Depuis bientôt trois heures, plus un mot, plus un regard, plus de sourire moqueur, je commence à comprendre ce que veut dire la passion. Pour la peinture ou pour un autre art. Peut-être même pour un être humain. Est-ce qu'on peut aimer quelqu'un avec une telle force que le monde qui vous entoure n'existe plus? Ça doit être terriblement troublant d'être à ce point possédé! Ce n'est pas avec Alphonse que ça pourrait arriver, non non je vois que c'est autre chose la passion! Ça me fait penser à mon goût pour le dessin à l'école quand j'avais douze ans, j'aimais dessiner, colorer le paysage du bord de mer de mon enfance, j'adorais ça, mettre du bleu pâle dans le ciel, ajouter une touche de violet dans l'eau, au premier plan pour la plage mélanger du jaune, du brun, un peu de vert. Ce goût ressemble à celui que j'ai pour Alphonse, un aimable loisir.

Vallotton, c'est autre chose, c'est du feu qu'il souffle dans sa toile. Il ne s'appartient plus.

Je me suis approchée sans bruit de mon portrait sans qu'il s'en aperçoive. Sa main avait mis dans les tentures du salon toute la sensualité de ma poitrine, dans mes yeux la mollesse de mes sentiments, dans mes mains l'obstination d'une vierge prude.

J'ai enfin compris, je crois, l'expression de l'oie blanche. Mais à présent Vallotton, tremblant et la figure exaltée, l'a complètement oubliée, l'oie blanche.

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