Le rideau sale

lili-galipette

Participation au concours de nouvelles sur les toiles de Félix Vallotton.

Quelle folie ! Quelle audace ! Et la voilà maintenant, le buste dépouillé, sous l’œil artiste d’un pinceau inquisiteur. Ce matin encore, elle n’était que la veuve d’un avocat parisien, assumant la viduité comme elle avait assumé le mariage, distraitement. Comment comprendre son geste, cette impulsion sans passion ? Elle marchait sans but, cherchant à tromper l’ennui le long des avenues. Au détour d’une rue, dans un passage un peu courbe, ce panneau : Peintre cherche modèle.


Pourquoi a-t-elle poussé la porte ? Elle sait bien que les artistes ne cherchent que le spectaculaire et étalent le grossier en touches larges et vulgaires. Et pourtant, elle est nue, dévoilée par une palette. Consentante, mais sans plaisir, elle offre sa peau aux coups de pinceau méthodiques du peintre. Son nom, elle ne l’a pas dit. Le sien, elle l’a déjà oublié. Elle a dit : « Je viens pour l’annonce ». Il l’a regardée et a dit : « Ça ira. Là, mettez-vous là. »


« Si on me savait ici », pense-t-elle. Et elle oublie, comme elle oublie tout ce qui l’ennuie. Dans le dos nu de la toile, elle se cherche comme dans un miroir. Elle se sait jolie, charmante. Pas une beauté, mais un certain maintien et une douceur qui en envoûtent certains. Son mari était de ceux-là. Ah, comme il aimait ses bras ronds, presque dodus, et ses seins chauds, à peine engraissés par la grossesse.


Le peintre l’a fait assoir sur un tabouret. Derrière elle, il a tiré un rideau, fouillé un moment dans les plis pour améliorer le drapé. Mais d’un soupir, il a secoué l’étoffe qui s’est froissée sans grâce. Le tissu en velours jaune un peu crasseux a sûrement vécu des jours plus fastes avant de pendre si tristement dans cet atelier. Comme lui, elle a pris une pose brouillonne. De ses mains mal essuyées, le peintre l’a aidée à dégrafer sa robe et à la faire tomber des épaules, sous la poitrine. Oh, c’était grossier, ces mains d’homme dans la soie mauve du demi-deuil ! Quel embarras, tout de même ! Et partir maintenant, c’est impossible.


« Au moins, il n’a pas trop touché à ma coiffure. » Ce détail futile est comme tous ceux qui lui traversent l’esprit. À peine survenu et déjà oublié. Elle est incapable de se concentrer sur une pensée. Elle est un peu sotte, parfois idiote. Elle n’a pas de prétentions mondaines ou d’ambitions. Elle n’est pas mauvaise, elle est sans épaisseur et sans saveur. Comme ses cheveux châtains qui ne sont pas vilains, mais qui renvoient une lumière banale, loin de l’éclat froid des blondes.


Elle n’ose pas bouger, elle ne veut pas que le peintre la reprenne, qu’il lui parle. Mais quelle position inconfortable ! Elle n’a pas froid, non, mais son corset délacé, elle se sent délaissée, privée du seul soutien qui ne la quitte jamais. Son regard se risque vers la fenêtre. Il n’y a rien à voir qu’un mur de briques assez proche. Alors, que faire à la fin ? Sa moue hésite entre le rire et le bâillement. Le voit-il, l’artiste, que la femme en face de lui n’est qu’une petite bourgeoise indécise ? Non, sans doute pas. Pour lui, elle n’est qu’un modèle à qui il donnera une pièce pour sa peine. Que faire de ce sou ? Elle n’est pas une fille que l’on remercie pour sa besogne ! Sans aucun doute, elle jettera la pièce dans le caniveau ou au pied d’un gamin quand elle sera sortie.


Quand il aura fini, il faudra se rhabiller, remettre le corsage, se relacer autant que possible. Ce soir, il ne faudra pas demander l’aide de la bonne pour se dévêtir, elle comprendrait que quelque chose de malsain s’est joué dans la journée. Ah, quelle folie ! Tout ça parce qu’elle n’a pas réfléchi, qu’elle ne réfléchit jamais et que ce panneau était là.


Le peintre essuie ses pinceaux. D’un geste, il lui désigne un paravent dans un coin de l’atelier. Elle se glisse derrière et rajuste maladroitement sa robe. Dans une coupe, par terre, il y a une pièce. Elle la prend et la glisse dans sa poche. Le peintre ne dit rien, ne la regarde pas quand elle sort. En partant, elle jette un œil à la toile. Ce qu’elle voit la déçoit. Ce n’est pas beau. Vraiment, le rideau est sale, même en peinture. Et elle ! Ce qu’il a fait d’elle ! Voilà tout ce qu’elle est, un torse de femme.

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