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Perrine Piat

Comme vous le savez, comme on le sait tous — on entend que ça partout et ailleurs — cette année sera novatrice. Comme si les treize années qui venaient de se passer ne l'avaient pas déjà été, 2024 est annoncée comme une réelle révolution.

Citoyens du monde, nous avons suivi, avec ou sans attention particulière, l'avancée technologique, économique et politique d'Apple et de Steve Jobs, mais ce qui s'annonce pour 2024 sera d'un tout autre ordre– d'après la dernière big conférence de la dite marque menée tambour battant par notre bienfaiteur à tous.

Prenons des exemples de notre quotidien, si vous le voulez bien. Et si vous ne le voulez pas c'est bien pareil. Vous souvenez-vous comment on vivait avant le téléphone portable ? Avant internet ? Moi oui, de façon de plus en plus floue, diffuse, incertaine, mais toujours nostalgique. Comme le disait Pérec, Je me souviens. Et je me souviens surtout de nos vies dans les années 8O, bigarrées, musicales, optimistes. Macintosh et Mitterrand. De nos journées dans les années 90, pop, cinéphiles, iMac, Zidane et Chirac. De l'accélération fulgurante du quotidien au début des années 2000. Le Franc troqué pour l'Euro, le téléphone portable dans chaque poche, l'Internet partout, le Wifi. Du surgissement de l'iPhone en 2007, de celui de l'iPad en 2010. Jusqu'au séisme de 2011. Deux ans plus tôt, la star planétaire Mickael Jackson avait fait annoncer sa mort, puis était réapparu à la face du monde, dévoilant un projet cinématographique hors du commun, pour le plus grand bonheur de chacun. Octobre 2011, le 5, c'est le cataclysme, la mort de Steve Jobs est annoncée. Deuil international. Films, livres dans toutes les langues. Et puis, la révélation, la révolution. Steve n'est pas mort, Steve réapparait dans une mise en scène un peu nauséabonde où il semble se prendre pour un Christ adoré ou peut-être plutôt pour un Roi ressuscité. Une bande-annonce déguisée. A Palo Alto, sortant de ses bureaux plus en forme que jamais, Steve Jobs est revenu au monde, souriant, triomphant. Le cancer n'a pas eu raison de lui comme on nous l'avait fait croire, et le cancer n'aura plus raison de personne. Plus rien ne sera jamais pareil. Dans cette seconde où la tête d'Apple est revenue sur nos écrans, le monde a basculé. Notre quotidien à tous. Finies les maladies, reculée la mort, obsolète la vieillesse, terminée la décadence. La con sommation des cons sommateurs aux cons sommés de consommer.

Il y a dans le monde d'aujourd'hui, à l'approche des élections, une effervescence, un pétillement que l'on sent poindre partout. On ne débat pas sur les résultats du vote prés-iDentiel car, comme depuis bien des années, notre bienfaiteur à tous, le grand Steve Jobs sera réélu. Mais vous vous demandez ce qu'il va nous annoncer, encore.

En tant que simple observateur, je peine pourtant à imaginer quelque chose de nouveau. Toujours du neuf, toujours du nouveau. On n'est même plus dans le fast fashion, on subit le fast life. Il n'y a qu'à regarder autour de nous. Peu m'importe d'aller au iMarket et d'y acheter des pommes déjà partiellement croquées en haut à droite, peu m'importe de regarder les JO (Jobs Olympic) sur ma iTV, peu m'importe d'aller pisser dans la seule pièce non contrôlée par les yeux d'Apple, WC veut maintenant dire « Without Camera », qui l'eut cru ? Je suis même d'accord pour tout gérer à partir de mon iPhone, avoir une application pour tout. Faire des courses, acheter, vendre, aimer, parler, voter, lire, donner… On a tout accepté monsieur Jobs, on a tout accepté parce que tout ce que vous proposiez était une révolution. On a vu nos modes, nos vies, nos modes de vie et notre monde changer. On a aimé ça, on était les premiers à vous suivre. Les irréductibles partisans d'Androïd n'auront pas tenu longtemps face à la puissance de vos idées, face à la grandeur de vos créations. Vous avez commencé doucement, avec les ordinateurs, pour déjà avoir un pied chez nous. Vous nous avez offert le téléphone intelligent, l'iPhone sous toutes ses formes, sous toutes les couleurs. Vous avez créé un nouveau format avec la tablette. Ce n'étaient pas que des produits, vous avez imaginé les gestes qui allaient avec. Et on s'est tout conformé à ceci. Cela me fait penser à la révolution du café. Quand je pense qu'on buvait ce liquide noir sorti des filtres de cafetières, insipide, infâme. C'était avant que Nespresso ne nous offre la perfection instantanée, le café comme on en n'avait jamais goûté. Même vous, monsieur Jobs, vous l'avez adopté, au point même de le racheter. Vos capsules, d'ailleurs, sont bien meilleures que celles de l'époque. Vous y avez apporté votre touche, vous l'avez rendue exquis, ce ixPresso.

 

Cette diatribe peut sembler peu pertinente. Elle est surtout révélatrice du mal être que nous pouvons ressentir à être trop heureux. Détenir et posséder toujours, avoir des choses si bien personnalisées c'est annihiler le besoin même de l'homme d'être insatisfait. Et aujourd'hui alors ? Quoi de neuf ?

Les cracks boursiers, les crises économiques, les déchirements entre pays ont profité à l'homme le plus puissant de la planète. Il a réussi à se faire aimer et élire de tous, il contrôle notre monde nouveau et pourtant, dans nos vies, que lui reprocher vraiment ? Je critique, je me plains, mais moi aussi je me soumets, vous avez fait de nos désirs des besoins.

 

Cette prise de conscience, je la dois aujourd'hui à ma mère, elle qui est née avec un combiné à l'oreille et qui buvait du café filtre. Cette femme médecin m'a rappelé le bon vieux temps des consultations, ces moments où l'on attendait en salle d'attente, où l'on se faisait palper les seins et les couilles pour découvrir des tumeurs potentielles. Comment, en dix ans, tout a-t-il pu autant changé ? La fin des maladies a signé la fin de la médecine. Vous aimez, vous, vous mettre à nu devant votre télé en attendant qu'un docteur se connecte et vous examine par écran interposé ? Vous vous souvenez lorsqu'il fallait se déplacer en pharmacie pour récupérer ses gélules? Je souris en revoyant ces petits toboggans à médicaments dans la pharmacie en bas de chez moi. On était déjà bien loin des apothicaires mais alors aujourd'hui…

Plus dangereux que Poutine, plus charismatique qu'Obama, plus extrémiste que Le Pen, plus intransigeant que Merkel, Steve Jobs ! Il les a tous fait descendre de leur trône et s'est fait Président du Monde Free, avec pour dauphin Xavier Niel. Quand j'y pense, comment a-t-on pu laisser faire ? J'imagine que c'est ce qu'on se demande à chaque fois qu'il arrive quelque chose : les camps de concentration, le mur de Berlin, les guerres en Afrique, le conflit israélo-palestinien, la Corée du Nord. Comment a-t-on pu laisser faire ? Eh bien Steve Jobs nous a tous mis d'accord et a mis fin à tous ces problèmes. Parce que pour Steve Jobs, il n'y a que des solutions.

 

Elu dans quelques heures, certainement à l'unanimité, ce 10 mars 2024, Steve Jobs est sur le point de faire, une nouvelle fois, basculer l'humanité. Pour avoir lu beaucoup d'articles en ligne, pour avoir communiqué longuement avec des gens du monde entier, je le sais. La fin des services secrets, en 2015 - après les nombreuses affaires d'écoute de Snowden à Sarkozy en passant par les révélations sur les détentions d'Ingrid Bétancourt, Florence Aubenas et Florence Cassez - a eu pour principal effet positif de mettre vraiment l'information à la portée de tous. Etre filmé sans cesse, c'est aussi pouvoir écouter et regarder autrui. Et moi je sais ce qui va se passer.

 

Mesdames, Messieurs, en ce 10 mars 2024, Steve Jobs nous présente sa dernière création, l'uMain. Ne nous arrêtons pas à anéantir les maladies, doit se dire Jobs, contrôlons également l'être humain à la base. L'uMain, c'est l'Humain selon Apple. Un enfant qui naît brut, comme un iPhone, et auquel on ajoute les applications que l'on désire. Couleur des yeux, des cheveux, de la peau, taille, poids, intelligence. Tout, on pourra tout choisir. Un être propre, un enfant idéal, à sublimer à sa guise, selon ses envies. Un uMain, c'est la chance pour Jobs et ses apôtres, de garder encore plus la main mise sur les citoyens de cette planète. Créer une armée de citoyens lissés. Une nouvelle race, aussi.

 

Le roi du monde, le gourou des temps modernes, le dictateur du bonheur comme l'appellent certains peut-il s'attendre à un soulèvement de ses fidèles ? J'aimerais cela je crois. Et si, après avoir vénéré le modèle scientifique, les citoyens avaient envie de revenir au naturel bénéfique ? Si on se soulevait un peu contre tout ça ? Quarante ans après les autodafés de Georges Orwell, je me prends à rêver d'autodiPhones… L'uMain, est pour moi, déjà bien hélas une ré-iLité. Que va-t-il nous montrer encore ? En a-t-il déjà fait naitre une petite flopée ? Une première version ?

Le journaliste du i-Monde a écrit hier « Steve Jobs est à la société ce que le boulet est au canon, un projectile puissant à la trajectoire précise et qui, quand il arrive à terre, fait des dégâts incomparables ». Sait-il aussi ce qui va se passer ce soir ? Ou essayait-il de contrer son confrère de i-Bération écrivant « Maitre Jobs nous a fait évoluer encore. Nous sommes passés de l'australopithèque à l'homo erectus et à l'homo sapiens. Aujourd'hui règne l'homo cognatio, l'homme connecté Heureusement, j'ai un mot idoine pour remercier Monsieur Jobs : amen, merci ».

On comprend bien à la lecture de ces articles d'hier à quel point l'homme soulève les passions. Il écrit d'ailleurs, dans chacune de ses autobiographies « Qu'on parle de moi en bien ou en mal, le principal est qu'on parle de moi. Et je sais bien qui pense quoi ». On peut craindre que cette montée en puissance ne s'arrête pas de si tôt. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs – comme on disait à l'époque – ou plutôt ne mettons pas l'appli avant l'iOS, attendons quelques heures avant de découvrir notre future progéniture, notre descendance et notre avenir, l'uMain.

 

Vous ne me croyez pas ? Des collines de San Francisco où il est né aux toits du Monde qu'il surplombe, Steve Jobs n'a pourtant pas fini de nous faire rêver. Rendez-vous ce soir devant vos écrans pour l'invention la plus révolutionnaire de ces dernières années. Si l'on y réfléchit bien, est-elle si étonnante ? Après avoir modifié nos mots, nos gestes, notre façon de vivre, pourquoi ne pas aussi créer une autre manière de naître. Pourquoi ne pas également accepter une nouvelle façon de n'être ?

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