Tous les jours, c'est comme ça...

mathieub

Petit, les grands veulent aller trop vite. Une fois grand, c'est nous qui allons trop vite. Enfin devenu vieux, les jeunes vont toujours trop vite. Qui prend le temps?...

Je m'appelle Albert. Je sais, mon prénom est un peu démodé, mais j'ai une excellente excuse à cela: j'ai quatre vingt seize ans. Enfin presque, disons que je suis dans ma quatre vingt seizième année et n'en parlons plus. 

Ce matin, mon petit-fils est venu me rendre visite. Il est entré comme un coup de vent dans ma chambre. Enfin ma chambre, la chambre que j'occupe depuis bientôt six ans dans ce mouroir pompeusement appelé maison de retraite, dans lequel mes trois enfants m'ont placé après m'en avoir vanté les innombrables aspects positifs des mois durant. Bien sûr, ils m'ont installé ici pour mon bien, pour qu'il y ait quelqu'un au cas où... Pour la première fois en presque sept décennies, je les ai vus d'accord sur un point, alors j'ai fini par laisser faire. A présent ma vie est ici, ils ont vendu ma maison et mes affaires depuis longtemps, ma pension paie la chambre et j'ai même un peu de sous de côté sur mon livret A. 

Je disais, avant de perdre une fois de plus le fil de ma pensée, que mon petit-fils était venu ce matin. Si vite, toujours si vite! A peine un léger baiser sur ma vieille joue pourtant rasée de frais, deux magasines pipole et un drôle de dessin posés sur la table sans même me regarder, deux phrases jetées à la va-vite sur le temps et sa femme qui lui casse les pieds mais qu'il adore et hop! le voilà qui regarde déjà sa montre. Je le vois qui piaffe comme un pur-sang au départ du tiercé. Et puis, quelques secondes plus tard, c'est le mot magique: bon...

A peine ai-je eu le temps de le regarder, d'intégrer l'idée qu'un membre de ma famille est présent avec moi qu'il s'en va déjà. Pressé par la vie, pressé par le temps ou par je ne sais quoi encore. Et pourtant, il parait que j'ai de la chance et que je dois en profiter, j'ai de la visite!

Tout à l'heure, le personnel viendra me voir, rapidement, toujours. Comment ça va monsieur Albert? Toujours en forme? Bon, alors à plus tard. Ce "bon", je l'ai en horreur. Il est le symbole de ma solitude, de ma vie qui s'en va toujours un peu plus vite, comme eux, les autres humains qui m'entourent. Toujours pressés, mais de quoi? De foncer tête baissée dans la vie sans regarder autour, sans prendre le temps de vivre, de profiter des autres, de l'éphémère.

Et pourtant impossible de leur en vouloir, j'étais pareil. J'ai couru, toute ces longues années. Avec le recul que donne la fin de la vie, je crois avoir dit plus souvent "dépêche-toi" que "je t'aime" à mes enfants... Alors comment les blâmer de ne pas prendre le temps d'écouter les jérémiades d'un vieillard au bord de l'oubli? 

Tiens, qu'est-ce que cela? Ah oui, le dessin posé sur les magasines. Un dessin d'enfant. Mon arrière-petit fils. Je chausse mes lunettes et soudain, je sens une larme rouler sur le cuir de ma joue. Des couleurs, un enfant tient la main d'un homme aux cheveux blancs dans un décor champêtre. "nathanaël et pépé albert". 

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