Tout bascule ou Sur les rails
ysabelle
Ça aurait pu être n'importe quelle maison. Bâtisse à la porte de bois et aux volets ouverts qui accueillent le soleil. Mais c'était celle de Florine.
Un vieux poêle où crépite le feu en hiver. Un fauteuil où se laisser choir. Les os qui craquent de bien-être à la chaleur des flammes. Les rayons du petit jour qui jouent et viennent musarder sur les appuis de fenêtre. Ils se risquent jusqu'aux murs de la cuisine où pendent des tresses d'ail et d'oignons ainsi que quelques marmites en laiton aux reflets cuivrés.
Cela sent bon le pain juste sorti du four et la confiture de fruits rouges qui mijote, la promesse de tartines beurrées et de café qui allume les yeux le matin. D'ailleurs, sur la table couverte d'une nappe en toile cirée, attend déjà le pot de miel aux transparences jaunes et ors, et la grande tasse en faïence colorée. Il est huit heures.
Au loin, le bruit d'un train qui file sur les rails.
Florine habite un antre de la terre. Un trou au milieu de nulle part mais où se concentre toute la douceur du monde. Tout s'y goûte, tout s'y épice.
Florine est âgée. Elle est l'âme du village. Elle a dans la tête les rires des enfants et la musique des lutins. Conteuse au visage de pomme ridée qui fleure bon la vanille et la cannelle, elle semble sortir d'une belle gosette aux joues gonflées de sucre.
Florine aime son jardin. D'un côté aux fleurs sauvages, aux arbustes curieux, à l'autre où carottes se livrent à un duel avec salades et petits pois, elle y passe des heures en grande conversation sérieuse avec le lézard qui se cache sous le pot de marguerites ou, plus souvent, avec le chat qui lui accorde de temps en temps un coup d'œil discret en se léchant la patte ou se frottant l'oreille.
Elle aime aussi s'asseoir sur le banc à côté de l'entrée et se laisser rêver.
Florine aime regarder passer les trains.
Ça aurait pu être n’importe quelle maison. Immeuble au portail imposant, aux lourds rideaux obstruant le passage au soleil. Mais c’était celle d’Inès.
Un âtre en marbre où quelques buches trônent, plus pas souci décoratif que par réelle utilité puisque qu’elles ne flambent jamais. Trop de crasse. Salon cossu où traînent quelques livres, quelques revues sur une table basse. Où le vide est tel que chaque page tournée résonne contre les murs. Une odeur de lessive et de draps amidonnés, de la fraîcheur. Tout cela entretenu par quelques ombres dont les pas ne font que frôler le parquet de chêne. Quelques biscuits, un peu de thé et de la rosée sur les plantes du balcon pour un réveil à l’aube. Une mouette passe.
Inès habite sur le rebord de la terre. Un endroit où s’échoue toute la mélancolie du monde. Tout y a le goût du sel et de l’amertume.
Inès est veuve. Elle est l’errante du village. Dans sa tête, juste le ressac des vagues et le chant des sirènes.
Oublieuse à l’allure de physalis, cachée derrière un visage chiffonné, on retrouve la lisseur d’une humeur sans mouvement. Elle semble légère et fragile mais le cœur est chaud. Une crêpe bretonne, fine, presqu'en dentelle mais savamment sucrée. Inès n'a plus le goût à rien. Elle reste assise sur un transat au bord de la mer pendant des heures. Emmitouflée dans sa couverture dès que le vent vient du nord, sous son parapluie les jours mauvais, en robe légère sous le soleil d'été. Une vieille dame que l'air emporte. Invariablement, depuis que son mari est mort, chaque matin, elle s'éveille, grignote et s'en va regarder l'océan.
Florine n'a jamais pris le train. Elle n'a jamais quitté le hameau de son enfance. Il y bien longtemps, alors qu'elle était une jeune fille au regard clair, qu'elle aimait se promener dans les champs main dans la main avec son amoureux et se rouler dans le foin, Florine avait des rêves de conquêtes. Mais un jour, le grondement de la guerre s'est levé derrière les collines et le ciel s'est brusquement obscurci. Florine l'a accompagné à la gare. Elle se souvient du reflet sur les rails lorsque la locomotive a démarré et du nuage de fumée qui l'a enveloppée. Il est revenu de la même façon, dans une boîte en bois. Florine en a juste gardé une lettre au papier jauni, formatée et tapée à la machine... "Mort bravement pour la partie. Une grande perte." Florine a beaucoup pleuré.
A l'âge de dix ans, Inès a embarqué pour l'Afrique avec ses parents. Ils avaient acheté une plantation au milieu du continent noir. Là où, le soir, le bleu du ciel et le rouge de la terre se mélangent et forment un univers uniformément mauve. Elle y grandit comme une petite sauvage, au milieu des bêtes et des enfants au sourire blanc et aux grands yeux verts. Les jambes ocres de courses dans les plaines, les pupilles mangées de soleil et dans le cœur, le rythme des tamtams. Inès avait la grâce de l'antilope et la vivacité d'une lionne aux abois. Lors d'une de ces nombreuses escapades dans la brousse, elle a croisé son regard de feu et s'est sentie remuée jusque dans les entrailles. Ce fût fougueux et éternel. Alors qu'en Europe tout n'était que cendres et mort, chez elle, si loin, elle était à l'abri du tumulte des hommes et pouvait vivre sa passion en nœuds dans les cheveux. L'insouciance.
Peu à peu, les sillons mouillés qui creusaient ses joues se sont taris. La vie qui semblait passer au devant d'elle a retrouvé sa cadence et repris le sens de ses pas. Florine a retrouvé le sourire mais de l'amour, elle a oublié la chair. Peu importe, les histoires sont toutes belles à raconter et les forêts pleines de rencontres inattendues. Savez-vous que derrière les arbres se cachent une foison de petits êtres espiègles et malins? Florine les a trouvés. Ils ont peuplé son imagination pour le plus pur bonheur de petits et grands.
Florine a continué son bonhomme de chemin, dispersant la joie du bout de ses doigts, éclosant merveilles de son petit monde clos. Elle est aimée de tous, elle chasse les chagrins, elle donne à chacun l'envie de mordre chaque instant à pleines dents. Comme de petits ogres gourmands.
Mais Florine gardait l'envie de voyages... Elle regardait déjà passer les trains.
Un mélange de méfiance et d'excitation la prenait lorsqu'elle détaillait ces engins de fer au bruit monocorde et répétitif.
Tadamtadam...comme un appel...tadamtadam...la peur d'un endroit d'où personne ne revient.
Inès a traversé beaucoup de pays. Lorsque la paix est peu à peu revenue. Epouse et mère, elle est partie aux quatre vents. Nomade et photographe, suivant les migrations, les caprices de races en voie d'extinction, la petite famille a parcouru le monde à l'affût du cliché qui émeut. Une plume d'aigle, une aile de papillon, l'éclair dans l'œil du lion, toutes images instantanées et uniques.
Assise sur le banc, je feuilletais ce livre, carnet de voyage d’une famille à la découverte des routes. Toutes ces images, ces couleurs venant de contrées lointaines, qui m’éblouissaient la vue. Je plongeais avec eux dans les eaux bleues et limpides des îles d’Asie, Je foulais les sentiers escarpés des Andes, j’allais le long des pistes ensablées des déserts d’Afrique, je pouvais sentir le pelage du tigre, entendre les cris des petits singes et m’émerveiller devant la multiplicité de nuances dans le plumage de quelque oiseau exotique. Nous étions du même monde. Au dos de la couverture, le portrait d’une femme, Inès, et une courte biographie. Elle vit en France, près d’un port, quelques centaines de kilomètres. Nous avons le même âge. Il me suffirait de prendre le train…
Mon esprit est toujours enfermé. Je le sens se débattre, je le sens prisonnier, comme si un étau enserrait ma tête et la laissait restreinte à sa pauvre petite cavité. Il est parti. Je me sens lourde, inutile. Chacun de mes gestes est mesuré, me demande un effort surhumain. Je ne trouve plus mon écho, mon élan, ma joie. Comme chaque jour, je me laisse bercer par le lent va et vient des marées. Je regarde la mer et le paysage délavé qui l’entoure. Tout semble fané, vieux, décrépi. Le temps a dû s’arrêter ici et depuis, tout s’efface. Ça me ressemble. J’attends.
Le train passe. Je prends mes guibolles à mon cou et je saute !
Une bourrasque passe.
Ouf ! Ma vieille carcasse est dans le train. J’ai attendu jusqu’au dernier moment. J’observais les voyageurs monter, les embrassades, les au-revoir, les pressés mallette en main et j’étais plantée là, sans pouvoir bouger le petit doigt. C’est au coup de sifflet que mon cœur a bondi et que j’ai réagi. Me voilà partie.
Le train entre en gare. Le vent souffle.
Cette fois, j’ai reçu le coup en pleine figure et le parasol s’est envolé. J’ai protégé mon visage du sable avec mon bras et lorsque je l’ai bougé, une petite dame aux yeux rieurs se tenait devant moi. Son sourire m’est allé droit au cœur. Elle semblait me connaître, en tout cas elle était là pour moi. Elle m’a tendu la main, elle était douce et ferme. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai eu l’envie de m’intéresser à quelque chose, pour être plus juste, à quelqu’un.
Était-ce possible que ce soit cette personne ?
Je marchais depuis plus d’une heure déjà. Emerveillée par l’immensité de la mer. Cet espace ouvert à l’horizon sans limite. Cette ligne par delà laquelle les anciens pensaient qu’il n’y avait que du vide. Quelle sensation aurions-nous si nous faisions le grand saut ? Se retrouver au bout du monde. En cheminant, je laissais mes pieds s’enfoncer dans le sable. J’aimais ces traces qui me poursuivaient inlassablement. Elles collaient à ma démarche et s’effaçaient tout au loin. Je suis arrivée à un endroit de la plage où étaient installés quelques transats, les parasols étaient chahutés par le vent. Un s’est envolé. Inès se trouvait derrière.
Elle a sorti un de mes albums photo de son sac et m’a doucement demandé de lui raconter. Tous ces instants que j’avais capturés dans mon objectif, tous ces moments magiques passés avec lui et les enfants. Les larmes me sont venues, sans effort, sans crier gare. Je sentais leur goût salé s’installer à la commissure de mes lèvres, je les sentais couler sur ma peau parcheminée. Je me suis sentie nue. Je me suis sentie libre. Je pleurais…enfin !
Finalement qu’avons-nous besoin de savoir de l’histoire d’Inès et Florine, de Florine et d’Inès ? Elles se sont rencontrées, se sont aimées, et chacune à leur manière ont gagné leurs ailes. Je sais qu’Inès a repris la photographie, qu’elle est sortie de sa léthargie riche de ses émotions, qu’elle a troqué ses yeux contre son cœur et que ce sont les visages qui ont désormais capté son attention. Elle s’est éteinte dix ans plus tard. Florine s’est envolée le lendemain même. Partie à la recherche de l’autre côté du monde. La flamme d’une bougie qui en allume une autre. Lorsque deux êtres se touchent, tout bascule.
Ysa, c'est magnifique, vous êtes comme Aloysius Bertrand, l'auteur de "Gaspard de la Nuit", auteur poétique en prose.
· Il y a plus de 12 ans ·valjean
Merci pour vos délicats commentaires. La nouvelle n'est pas un style aussi spontané que la poésie mais j'y travaille. C'est plus difficile d'y conserver l'intensité d'un poème, c'est ce que j'aimerais...
· Il y a plus de 12 ans ·ysabelle
C'est décidé, j'arrête d'écrire ! rires ! élégant, délicat, sensible, sucré, salé, humain, tendre et passionné, enfin tout ça ! Un sacré coup AU coeur, bravo, belle , belle écriture.
· Il y a plus de 12 ans ·eaven
Merci à Seb pour le partage....
· Il y a plus de 12 ans ·Atmosphère et élégance, les deux mots collent à merveille à ce texte.
junon
superbe récit et l'écriture une délicatesse rare je suis sous le charme
· Il y a plus de 12 ans ·franek