Tout pour être heureux - Concours Points de fuite

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« J’ai toujours voulu être un type bien. J’ai toujours suivi les règles. J’ai fait ce qu’on m’a dit. Ca doit venir de mon éducation, mon enfance. »

Carl lança un regard vers le fauteuil derrière le bureau en acajou.

«  C’est ça qui vous intéresse nan ? Mes démons, mes traumatismes… Si je voulais buter mon père pour me taper ma mère, ces conneries là ? »

Avachi sur la banquette de cuir marron, usée par les épanchements visqueux des patients blafards venus déverser leurs angoisses humides en regardant des cartons tachés d’encre, il n’était pas franchement convaincu par la démarche. Laissant son regard se balader sur les murs sombres du cabinet, il essayait de dire ce qu’il croyait devoir dire, comme il l’avait toujours fait.

«Nan à vrai dire j’ai eu une enfance assez heureuse. Normale je dirais. Le chemin était déjà tracé pour moi, j’avais qu’à m’y tenir, et je m’en suis contenté. »

Ses yeux balayaient chaque recoin de chaque meuble, chaque angle de porte, chaque motif de décoration, chaque bibelot, chaque tranche de bouquin. Il analysait méticuleusement chaque détail qu’il percevait, imitant le processus selon lequel son cerveau investiguait en même temps sa mémoire.

« Quelque part ça m’offrait une sorte d’assurance. Je me disais qu’en restant dans le droit chemin, je serais comme protégé, il ne pourrait rien m’arriver... Rien de mal je veux dire. »

De temps en temps son regard croisait celui du docteur Seyzam qui lui faisait signe tout en griffonnant son calepin, de continuer son récit.

«  J’avais tendance à me convaincre que c’était la meilleure façon de mener ma vie quelque part, peu importe les circonstances.»

Carl esquissa un léger sourire sur cette phrase, qui n’échappa guère au docteur. Ce dernier semblait porter à son discours le même intérêt que Carl portait au décor qui l’entourait. Une analyse méthodique et rigoureuse mais discrète et patiente.

«  Je ne saurais pas dire exactement comment c’est arrivé mais, quelque part sur le chemin, j’ai appris que parfois, c’est la vie qui te mène. »

Le visage de Carl s’assombrit et il marqua une longue pause. Intrigué, le docteur haussa discrètement un sourcil avant d’annoter son calepin en silence.

« Je n’essaye pas de me soustraire à mes responsabilités, mais, faut dire, je ne suis pas né comme ça. Je me suis tellement ajusté au moule qu’au final, c’était pour moi comme une prison. C’est ça qui m’a conduit ici, je me sentais tellement enfermé. »

« Et aujourd’hui, vous sentez-vous plus libre ? »

Carl laissa échapper un petit rire sarcastique en regardant autour de lui.

« Au milieu de ces barreaux la ? Libre, c’est pas le mot que j’aurai employé… Les gens que vous recevez en général vous les sentez plutôt libres ?»

« Tous les cas sont différents, certains surpassent le paradoxe. Mais revenons-en à votre « départ », est ce qu’à ce moment précis vous avez ressenti une certaine libération ? Décrivez-moi ce que vous aviez en tête dans les instants qui ont accompagné votre décision. »

« J’ai une sensation plutôt vague, brumeuse. Une atmosphère pesante. Vous savez c’était il y a longtemps maintenant. C’était pas quelque chose que j’avais planifié depuis des mois. J’ai du faire ça comme on sort les poubelles, vous vous souvenez de ce que vous aviez en tête en sortant les poubelles y a un an de ça vous ? »

« Non certes, mais quand j’ai sorti les poubelles il y a un an, rien de particulier ne s’est passé pour moi… Diriez-vous que rien de particulier ne s’est passé ce soir là pour vous ? »

« Hum, disons que de mon point de vue, c’était dans l’ordre des  choses, dans la continuité. »

Les yeux de Carl se fixèrent dans le vague, comme figés par une activité crânienne des plus intenses. Il semblait en proie à une lutte interne entre les éruptions mémorielles et cette force sombre qui s’appliquait à les reboucher d’une chape de plomb. Tout ce qui en résultait c’était cette sensation qu’il connaissait bien. Cette sensation qu’il avait ressentie ce soir là et qu’il ressentait souvent dans certains rêves. Il avait de cet épisode le même type de souvenirs que l’on garde de sa petite enfance. Des lieux, des noms, des visages, mais surtout des sensations, intenses et viscérales. Béatrice, sa femme, avait expliqué qu’elle était rentrée à la même heure que d’habitude ce soir-là. La porte n’était pas verrouillée, la télé était allumée et le canapé avait encore la marque de l’assise de son homme.  Il lui avait fallu quelque minutes avant d’être envahie par cette sensation de vide, et de comprendre que Carl n’était pas là. Lui n’avait pas souvenir d’avoir quitté la maison. Quand il s’efforçait d’y repenser, l’image qui lui venait était celle d’une route. Une route de nuit, couverte d’un brouillard épais. Il était là sur le bas coté. Il marchait sans même y penser. Il avait marché comme ça pendant plusieurs heures déjà. Des gouttes de sueurs perlaient de son front fatigué. Alors que ses pas l’avaient mené le long d’un fleuve qu’il ne reconnaissait pas, il fut ébloui par un halo lumineux dont l’intensité lui semblait irréelle. Suivant les cordes qui jonchaient le sol devant lui, il eut le souffle coupé lorsqu’un grondement fit résonner ses entrailles. Devant lui se dressait un tanker qui lui paraissait plus imposant et immense qu’une montagne. Il ne voyait personne sur le pont mais le son enivrant de la corne de brume laissait présager un départ imminent. Carl pensa un instant à sa situation, sa femme, sa maison, son boulot, et toutes ses choses qui ne lui laissaient pas d’autre choix que d’être heureux, mais sa main déjà avait agrippé le barreau de l’échelle métallique de son destin.

SYNOPSIS

Carl a toujours été un mec bien. Un mec sain. Un bon vivant. Il avait de bons amis qui l’accompagnaient depuis l’enfance. Une femme aimante et attentionnée.

Il avait eu une enfance heureuse avec des parents très impliqués dans son bien être, et une famille bien soudée qui  l’avait toujours maintenu dans le droit chemin. Il avait suivi des études qu’il avait choisies, pour avoir le travail qui lui tenait a cœur. Ca lui rapportait de quoi vivre confortablement.

 Il vivait dans une belle maison en banlieue d’une ville moyenne avec un grand jardin. Il invitait régulièrement ses voisins à diner, et ses amis passaient souvent prendre l’apéro.  Il avait suivit une à une toutes les étapes de la vie telles qu’elles lui avaient été inculquées, il avait totalement intégrer le moule qu’on lui avait présenté et il se satisfaisait bien de cette situation. Il avait tout pour être heureux comme ils disent.

Seulement depuis les murs de sa cellule, ce bonheur lui semble bien lointain et étranger. Il vit la routine d’un détenu ordinaire. Rongé par ses erreurs et sa culpabilité, dangereux circuit pour son esprit. Pour ne pas perdre la raison, il participe au programme de réinsertion par l’emploi, ça occupe ses journées.

Au parloir il voit défiler ses proches. Sa femme, ses amis, ses parents. Tous lui témoignent beaucoup d’affection, et de soutien, mais ont beaucoup de mal à l’atteindre. Il est fermé, il communique peu, et maladroitement, toujours sous tension. Il ne parle pas de ses méfaits, et lorsqu’on le pousse à la confession, il ne tarde pas à s’emporter, et à retourner entre ses quatre murs. Autrefois si sociable, Carl devient solitaire dans cet enfer grisâtre. Les gens qu’il croise lui paraissent hostiles ou inintéressants, et lorsque seul dans son lit il songe aux questions qui l’assaillent, alors toutes les routes le mènent au doute. La vie qu’il s’était battit s’effrite devant lui, et il se persuade de ne rien pouvoir y faire.

Un jour un mince couloir lui redonne espoir, celui du cabinet du Dr Jeun qui le ramasse sur le trottoir de son désespoir, et par le dialogue le met face à ses doutes et ses certitudes, ses envies et ses regrets. Ensemble, ils vont remonter le fil des événements qui l’ont conduit sur l’avenue de l’inconnu jusqu’à cette condamnation, explorer les limites de son existence en naviguant les torrents de l’âme.  Carl va lui raconter des aventures si extraordinaires qu’il a du mal à y croire lui-même. Ce périple lui semble si loin, mais les passions et les blessures brulent encore en lui. Le Dr se laisse captiver par l’enivrante épopée du quadragénaire en crise de milieu de vie. Il va chercher a comprendre pourquoi il a tout quitté du jour au lendemain, et quelle voie il a été amené à emprunter par des illusions et des espoirs. Durant ces entretiens, Carl arpente son malaise par tous les accès et tous les bords, ceux des masques et des rives. Au fur et à mesure que son itinéraire s’étoffe, ses souvenirs sont confus, les noms, les lieux, tout se mélange. Guidé par le Dr, il accepte peu à peu l’idée que sa mémoire pourrait l’avoir trompé, et tente de déméler le vécu de l’imaginaire.

Ce récit n’est pas celui d’une fuite, mais celui d’une quête, car toutes les routes mènent à qui l’ont est. La quête d’un homme, qui va apprendre à s’abandonner, ne plus s’appartenir, et aimer la vie, cette douce folie.

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