Trois nouvelles à la Flaubert

Michel Chansiaux

PREMIERE NOUVELLE

LES TASSES

La liqueur de bronze répand son parfum exotique. Le thé brûlant envahit les tasses couleur de sucre, fines comme des coquilles d’œufs, comme s’il allait les dissoudre. Ahzri est silencieux. Il redoute cette première rencontre avec sa belle-famille, à la faveur d’un deuil. Geneviève, sa belle-mère, l’a cependant accueilli chaleureusement et le beau-père tant craint n’est pas là. Parti on ne sait où après les obsèques. Agnès est stupéfaite. Ces porcelaines dormaient depuis des années dans le buffet, lovées dans leur emballage d’origine. « Depuis 24 ans se dit-elle » Vénérées par Geneviève, sa mère, nul ne les avait touchées et chacun les avait oubliées. Aujourd’hui, elles servent pour la première fois. Est-ce parce que ce matin, on a enterré celle qui les avait offertes, Jeanne, la marraine de Geneviève ? . « C’est peut être un peu pour Ahzri » se rassure Agnès. Mais elle sait bien que ce ne peut pas être pour son compagnon, pour son fiancé comme dit son père, que Geneviève a exhumé son cadeau de mariage. Agnès ose à peine boire. A la première lampée, son rouge à lèvres laisse une trace épaisse sur le fin liséré d’or. Elle tremble en reposant la tasse maculée. Son regard croise celui de son compagnon. Ahzri est de plus en plus inquiet. Ces sortilèges féminins lui rappellent son enfance algérienne. Sa mère, ses tantes, ses cousines, leurs babillages, leurs regards complices, dont il ne pouvait percer les secrets. Dehors la neige a écrasé de sa chape le parc du château. Mais le soleil de février dépose des éclats sur la campagne. Geneviève semble savourer le plaisir de cet éblouissement. En étrennant une de ses tasses chéries, comment ne pourrait t-elle pas se remémorer sa tante ? Cette femme qui marquait son emprise par ses cadeaux.

En ce mois de mai 1947, les cerisiers sont en fleurs. Geneviève et les autres communiantes sont immaculées dans leurs robes amidonnées. Pierre est à ses cotés, avec un blazer bleu et son premier pantalon de flanelle grise. Un brassard blanc, rehaussé d’or, à son bras droit. Elle sait depuis toujours qu’il la mariera, qu’ils travailleront et vieilliront ensemble. La sortie de l’office est splendide et la photo devant la serre des orangers promet d’être une merveille. Cependant, il y un an encore, les vitres brisées par la soldatesque nazie n’avaient pas encore été changées. L’oncle Joseph n’est rentré d’Allemagne, via la Russie, qu’il y a quinze mois à peine. Les religieuses l’attendaient pour tout remettre en ordre. Maintenant que le jardinier a rattrapé toutes ces années de retard, elles portent fièrement la cornette. La marraine Jeanne a du attendre durant cinq ans également. Sans mari, sans salaire, victime elle aussi des privations et des brimades, de l’occupant comme des « filles de Saint Vincent de Paul ». Comment a t-elle pu offrir ce présent insolite à sa filleule ? En ce jour miraculeux, c’est la question qui taraude Geneviève du haut de ses douze ans. Elle serre la pièce dans sa main gantée. Il était convenu que la marraine offrirait les gants blancs. Mais lorsqu‘elle a ouvert la modeste boîte de carton, frappée simplement du tampon de la modiste, un magnifique Louis d’or y était blotti.

L’oncle et la marraine sont dévoués aux sœurs. Elles même sont censées se dévouer aux vieillards nécessiteux des trois communes de l’ancienne seigneurie. C’est ce qui est couché sur le testament du dernier châtelain. Sans héritier légitime, il a légué ses biens aux sœurs sous la Restauration. Le château, le parc, les bois, les prés, les titres et l’argent en contrepartie de cette charité. Geneviève sait de quoi est faite cette bonté, puisque que l’oncle et la tante sont nourris à ce régime. Les légumes sont à l’eau, le lapin est si râblé qu’il fait des boulettes dans la bouche comme de la ficelle, le pain est souvent rassis et le lait aigri. Rien de ce qui fait la fierté de Joseph ne lui appartient, ni les buis et les ifs taillés, ni les espaliers, ni le troupeau. Rien que deux grands chiens étiques et méchants. Mais le dévouement et l’obéissance du couple sont sans limite. Le village se gausse ou s’insurge devant les caprices de la supérieure. Une grosse femme, fille de riches fermiers beaucerons, plus préoccupée du prix des veaux et des chaleurs des vaches que du chapelet. L’oncle a beau « s’attraper » avec elle, il n’en file pas moins doux. Lorsqu’il doit traire, elle désire qu’il coupe des fleurs pour la chapelle, lorsque la pluie menace le foin, elle a besoin de lui pour déplacer un meuble. La tante, quant à elle, est de corvée à la cuisine. Avec la religion non plus on ne badine pas. Malgré les travaux des champs, l’oncle et la marraine sont dévots. Ils ne sauraient manquer aucune messe, aucunes vêpres, aucun pèlerinage. Pour leur faciliter la vie, Dieu, dans sa grande bonté, ne leur a pas donné d’enfants.

Ahzri se lève et demande qui occupe le château. Geneviève explique. Raconte l’histoire de la tante, sa marraine, et de son valeureux mari. Aujourd’hui il n’y a plus que quelques sœurs, plus âgées que la centaine de pensionnaires de la maison de retraite. La gestion de l’établissement a été confiée à une association sous tutelle de l’Etat. Il y a maintenant une directrice, des infirmières et de nombreuses femmes de services. L’entreprise fait vivre le village. Trente foyers au moins trouvent là un salaire. Joseph est mort l’année de sa retraite, il y a douze ans. L’entrepreneur d’espaces verts qui lui a succédé a semé de la pelouse dans le potager. Il a arraché les ifs et les buis et planté des troènes et des liquidambars. Le verger est à l’abandon. Les poiriers pourrissent sous la mousse et les pommiers menés en drapeaux ont pris des allures d’écouvillons. La serre en fer forgé a été remplacée par une véranda climatisée. Les étables du XVIII éme siècle ont été démolies, les bois ont été vendus aux Domaines, les champs remembrés. Quant au testament et son engagement…les vieux des trois communes sont sur liste d’attente. Ahzri détaille la photographie de famille sur la commode. Geneviève sourit à tant d’attention et l’attitude de son gendre prolonge naturellement sa rêverie.

SECONDE NOUVELLE

POUR L'AMOUR DE DIEU

Pour les noces en cette fin d’été 1959, comme pour les communions, c’est encore devant la serre aux orangers que les familles posent pour la photo. Le cadre est immuable. Les carreaux blanchis à la chaux, les lourds bacs de bois contenant les bigaradiers et les silhouettes bleues coiffées de blanc des sœurs émaillent les arrières plans. Septembre est chaud par ici. Le climat et le décor, Pierre lui dit qu‘ils lui rappellent les mois qu’il vient de passer loin d’ici. En juin, il était encore en petite Kabylie. Bien des choses auraient du lui confirmer qu’il était revenu au bercail, se souvient Geneviève. Les ifs pointus et les buis ronds sous les ciseaux de Joseph. Les palmettes pleines de passe-crassanes. Et les cadeaux de la famille qui montrent combien on est aimé. En particulier ces tasses à la couleur de lait, à la fois blanches et d’une transparence grise bleutée, rehaussées de leur ornement d’or, comme une promesse de fortune.

Ce sont la marraine et l’oncle qui ont offert le service à café. Douze tasses et soucoupes de porcelaine pure, soulignées d’un fil d’or, avec la cafetière et le sucrier assortis. Chez eux, le café au lait du matin et le café du midi sont servis dans d’antiques bols de faïence de Longchamp, fissurés et gras, à l’odeur indéfectible de rance. Chacun dans le village le sait. Notamment depuis que le nouveau curé a proclamé publiquement son dégoût pour cette « vaisselle de bonne sœur » dans laquelle il est régulièrement servi après sa messe basse matinale. Geneviève imagine à nouveau la lente accumulation des économies qu’il leur aura fallu pour ce cadeau, le plus beau qu’elle ait reçu. Tout de blanc et d’or, comme pour sa communion. Mérite t-elle cependant l’amour et la confiance de sa marraine ? Elle n’ose se souvenir de ce jour peu après les fiançailles où Pierre a insisté pour « le faire » avant de partir soldat. Elle a bien refusé mais Pierre a persévéré. Il est venu sur elle, maladroitement. Elle n’ose se souvenir de ces traces chaudes et visqueuses, de couleur porcelaine, plaquées sur sa blonde intimité. Elle a su alors qu’elle ne s’était pas donnée totalement. Cela ne la rassure qu’à moitié et elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle a pêché et surtout qu’elle n’a pas eu le courage de le confesser. Ce soir, elle sera mariée et pourra se donner dans « l’amour de Dieu » Elle redoute et attend fébrilement ce bonheur dont elle a maintenant envie.

Agnès est venue très vite, tout comme la déception. Seulement douze mois plus tard, Bernard. Geneviève a maintenant d’autres préoccupations. Ses journées sont des tourbillons. En ces années soixante tout va vite. A la ferme, un tracteur est arrivé. Des machines vont suivre. Pierre envisage de se débarrasser des vaches, comme il vient de le faire du cheval. Les années passent, les enfants grandissent, le travail est de plus en plus ingrat. Une décennie après leur installation, Pierre et Geneviève tirent le diable par la queue. Leur exploitation périclite et depuis 1971 Pierre travaille la nuit en usine. Maudite Algérie. Geneviève est persuadée que tout leur malheur vient de là bas. La marraine n’est pas dupe et connaît les malheurs du couple. Mais Dieu ne nous éprouve t-il pas à chaque instant ? Tout ce qu’elle peut faire pour Geneviève, elle le fait. Garder les enfants, donner un coup de main à la maison, travailler aux champs, offrir des légumes ou une volaille. Et prier, pour que Pierre n’aille pas si souvent au café, pour que les enfants réussissent à l’école et pour qu’ils soient de bons chrétiens. Son livre de chevet, Geneviève le connaît aussi par cœur. C’est le recueil de Prières de Madame de Fenoil, édité à Dijon Chez Antoine Maître en 1861, que lui vient de sa propre marraine. Un ouvrage qui tient dans le creux de la main, à la couverture rigide, couleur vert de gris, bordée de métal, aux pages blanches, dorées sur la tranche. Elle ne manque pas de le prêter à Geneviève. Le jour de sa mort, elle pourra encore en réciter les oraisons « O Dieu ! qui avez rendu sainte l’union de deux époux par un mystère si excellent qu’il représente l’union sacrée de Jésus-Christ avec l’Église son épouse, en sorte que personne ne peut diviser ce que vous unissez, ni rendre malheureux celui que vous bénissez, nous vous prions d’unir les esprits de ces époux qui sont à vous, et d’inspirer en leurs cœurs une sincère et mutuelle affection, afin qu’ils ne soient plus qu’un en vous, ainsi que vous êtes un, le seul véritable et Tout-Puissant ». Ces prières, la marraine les a fait siennes. Sa vie durant, elle répète à sa filleule les mêmes conseils. « Garde ton mari, travaille à ses côtés, préserve ton foyer, dévoue-toi à tes enfants et confie-toi à Dieu et à la Sainte Vierge ».

Pour Geneviève ainsi va la vie. Dieu et la marraine sont son rempart et sa prison. La marraine lui a communiqué la foi qui permet de tenir mais l’a emmurée dans la religion et son carcan. Dieu l’a accablée dans le mariage mais l’a exaucée dans l’enfantement. Sa fille et son fils sont sa fierté. Ils ont été parmi les tous premiers de la commune à décrocher leur Bac et à réussir à l’Université. Certes la ferme ne sera pas reprise, mais qu’en reste t-il ? Pierre travaille à l’usine. Souvent Geneviève pense à l’oncle qui est mort l’année de ses 65 ans. Epuisé par les conséquences de la captivité a dit le docteur. Pierre atteindra t-il cet âge ? Les conséquences de la guerre peuvent tuer de mille manières. L’oncle parlait rarement de sa captivité. On sait qu’il était en Poméranie dans une fromagerie. Qu’il mourait de faim, alors qu’il brassait des litres de caillé tiède dans de grands chaudrons en laiton. Que pour le vol d’un quignon de pain, il avait fait un mois de mitard. Qu’à la fin de la guerre, ses camarades et lui étaient les seuls hommes valides du bourg. Que les vieux leur avaient remis les armes de chasse, de peur que les jeunes ne provoquent les Russes. Qu’ils avaient tous eu peur d’être fusillés par les bolcheviques ou envoyés en Sibérie. Et finalement, qu’ils étaient rentrés, piètres héros de la drôle de guerre qu’ils avaient perdue et grand absents de la Résistance que beaucoup se targuaient d’avoir pratiqué en leur absence.

Quant à Pierre et sa guerre, Geneviève ne peut lui faire raconter que des anecdotes. En public, il raconte toujours la même histoire. Poursuivi par la police militaire, suite à une sombre histoire de beuverie avec des camarades de chambrée, ils trouvèrent refuge dans la minuscule maison blanche du dinandier. C’était le seul ami qu’il ait eu parmi les gens de là-bas et chez qui ils durent tout de même acheter de nombreux bibelots en remerciement ! Ces drôles de souvenirs, Geneviève a horreur de les astiquer. Et lorsqu’ils luisent de mille feux sur les napperons blancs, elle a envie de les briser. Comme ce pays et sa guerre qui lui ont brisé son fiancé et rendu un mari perverti. Ces mois sous les drapeaux ont suffi pour tuer ce qu’il y avait de bien en Pierre. A son retour, il s’est montré brutal et rustre, jusque dans les moments intimes. A la création de leur foyer, il ne s’est attaché à rien de beau. Le magnifique service en porcelaine, que serait-il devenu entre ses gros doigts ? Il préfère prendre son café dans un verre et rajouter bien souvent trop d’eau de vie. Ce trésor caché dans le buffet, n’est-il pas comme un ciboire et ses hosties au fond d’un tabernacle ? Quelque chose de précieux, de divin, que des mains impures ne doivent souiller ?

TROISIEME NOUVELLE

LE DJEBEL MAUDIT

Ahzri, habitué aux pleurs et lamentations des femmes de son pays est stupéfait du silence de celles qui le côtoient. Le deuil de la vieille tante a beaucoup trop affectées, la mère et la fille, ose t-il penser. Même Agnès a porté son regard, au loin, au-delà de la fenêtre, vers ce château de briques rouges. De son enfance, Agnès ne garde que peu de souvenirs. Des dimanches ennuyeux à souhait. Le repos des parents se traduisait par une nonchalance mortelle. La messe inaugurait la journée, ensuite le père partait au café. Il ne revenait que vers treize heures, le repas dominical s’éternisait. En milieu d’après-midi, le frère de Geneviève et son épouse, accompagnés de leurs quatre enfants, leur rendaient visite. S’ils ne venaient pas, on allait jusqu’au château, rendre une visite à la marraine. Elle servait immanquablement une liqueur à l’orange de sa confection. Dans de l’alcool de prune, elle faisait macérer des pelures d’agrumes et des grains de café, maigres grappillages de son statut de servante. Agnès se souvient du choc de son entrée en seconde. Interne dans un lycée à quelques trente kilomètres de là, elle avait connu d’autres gens, d’autres cultures, comme si brutalement elle accédait au XX ème siècle alors que les trois-quarts s’en étaient écoulés. Avec l’Université, son job de surveillante, l’indépendance est arrivée brutalement. A chaque retour chez ses parents, elle a l’impression d’arriver dans un lieu étrange, en marge du temps. Pour ses parents, tout ce qui est différent est suspect. Il en est ainsi des livres qu’elle lit, des disques qu’elle écoute, des voyages qu’elle entreprend et surtout des amis qu’elle a. Aujourd’hui Agnès observe Ahzri et sourit. Un jour ou l’autre, il aurait bien fallu le faire venir. Alors pourquoi pas aujourd’hui. Et d’ailleurs, l’instant tant attendu arrive. Pierre ouvre la porte.

Les femmes portent d’emblée sur lui ce regard mélangé de pitié et de peur. Comment pourraient-elles comprendre ? Non il ne hait pas le concubin de sa fille. Il hait ce qu’il lui rappelle. Ce visage fait remonter à la surface bien des choses enfouies. Les villages insoumis, la mort qui rôde, les officiers abrutis. Comment peuvent-elles imaginer ces années de cauchemar ? Ont-elles vu le grand visage blafard de son copain mort où luisait une dent en or dans un rictus ridicule ? Ont-elles été obligées de fouiller gens et maisons, de bousculer vieillards et enfants, ou d’embarquer des jeunes gens et des pères de famille ? Ni elles, ni ceux qui sont restés ici n’ont compris. Surtout pas l’oncle et la tante, qui ne craignaient cependant pas de s’immiscer dans leur vie, surtout celle de sa femme. Dans le village également depuis que les langues se délient, on évoque à mots feutrés « ce qu’ils ont pu faire là-bas ». La gloire se change petit à petit en suspicion. Pierre sait qu’il n'a pas grand chose à se reprocher. Sa seule faute, avoir fouillé une demeure où les colons avaient été exterminés. Dans le pot de farine avoir trouvé l’alliance cachée de la femme, l’avoir dérobée puis revendue au souk. Il ne fait pas partie de ceux qui là bas se sont couverts de honte. Une nuit seulement, il a tiré dans le noir sur des ombres dont certaines sont tombées. Mais ce qu’il a vu est indicible, dans les djebels comme dans les fermes. Vingt-ans déjà qu’il est rentré.

Agnès ose enfin la question à son père. Pierre a la surprise générale, affirme qu’Ahzri sera toujours le bienvenu à la maison. Geneviève croit à un sarcasme mais le visage de son mari dément. Pierre a la tête de celui qui abdique. Elle sait alors qu’elle peut le dire. « Moi aussi, j’ai quelque chose à vous annoncer » s’enhardit-elle. Elle hésite, puis s’enhardit « Je vais travailler ». Pour éviter les questions, elle se lance dans les explications : où, quand, comment, avec qui, combien. Pierre s’attendait à cette nouvelle. Depuis des mois, Geneviève s‘activait. « Elle donc a abouti » se dit-il Au village, au moins trente maisons se sont construites. Des gens de la ville. Ces nouveaux venus ont bousculé bien des choses. Les femmes ont toutes un métier. Elles ont créé une association. Agnès comprend alors que Geneviève a du les fréquenter en catimini. Et attendre la mort de la marraine pour révéler ses vraies aspirations. Elle a peut être même souhaité ce départ. En voyant son père, Agnès mesure le désarroi qui va s’emparer de la famille. L’ordre si savamment établi même avec ses non-dits, ses silences, ses souffrances …ne vaut-il pas mieux que l’aventure. Si elle se reconnaît le droit et l’audace de vivre avec un Algérien et de faire fi des traumatismes du père comme de la morale héritée de la marraine, elle ne peut admettre ces bouleversements. Que va devenir son père ? Et la ferme ? Cette décision de travailler, qui cache peut être un besoin d’indépendance encore plus grand, ne va t-elle pas être fatale au couple parental ? « Devrai-je m’occuper de lui ? Comment Ahzri l’acceptera t-il ? » Les questions se bousculent dans la tête d’Agnès. Elle comprend enfin pourquoi le service en porcelaine est sorti de l’armoire. La mère qu’elle a connue est morte aussi. Geneviève est une femme qui inaugure une nouvelle existence.

Les tasses peuvent bien être ébréchées ou brisées, à cela Geneviève n’accorde plus aucune importance. Vivre c’est prendre des risques, exposer ce ou ceux que l’on aime. Et pour prouver sa détermination, quoi de mieux de mettre entre les mains des autres ce que l’on a de plus fragile et de plus précieux. Jamais elle ne se serait cru capable d’une telle décision. D’autres membres de la famille arrivent comme témoins à l’événement. Geneviève avoue les avoir conviés. Elle leur sourit. Elle leur sert le thé. Les douze tasses blanches et or ont trouvé preneurs. Elles sonnent comme des cloches avec les douze petites cuillères en guise de battants. Au-delà du brouhaha des conversations, Geneviève savoure le carillon de la porcelaine, l’angélus de sa nouvelle vie.

  • Des nouvelles qui s'imbriquent l'une l'autre à la faveur des bris de porcelaine, reliées aux femmes d'une existence : la sœur, l'épouse, la mère, belle-mère, belle-sœur... Les mots s'égrènent épicés et vivants....Je suis pour!

    · Il y a environ 13 ans ·
    Et  2011 264 orig

    mlpla

Signaler ce texte