Un air familier

victoria28

   La journaliste de la chaîne locale venait de terminer son sujet. L’attention s’était détournée de moi. Les gamins qui tuaient leurs mercredi après-midi au centre commercial étaient à présent agglutinés autour d’elle, à lui demander combien ça valait une bécane comme ça et si elle connaissait Harry Roselmack, sous l’œil des vigiles qui prenaient prétexte de leur mission pour s’approcher eux aussi. La journaliste prenait un air cool pour leur répondre. Près des ascenseurs, un petit groupe de rombières qu’elle venait d’interroger pour son sujet sur le coût de la vie au Raincy, en les plaçant sans trop se casser la tête devant les caisses du Carrefour, râlait à chaque fois qu’une arrivée de caddies les forçait à bouger. Visiblement, elles tenaient à savoir quand elles passeraient à la télé.

   Je vis Pascale noter leurs coordonnées. Hormis son tailleur beige, elle avait tout à fait l’air qu’elle prenait à la maison pour examiner les enfants avant leur départ pour l’école.

   Ca ne s’était pas trop mal passé. Je n’avais pas bafouillé. La journaliste ne m’avait pas piégé. J’espérais juste qu’elle couperait au montage mes commentaires sur le club de foot.

   « C’est pas dans la poche, la mairie, hein ? »

   Je n’avais pas vu la jeune femme arriver. Je rangeai le mouchoir avec lequel je m’essuyais le front. Elle reprit :

   « Je veux dire, vous n’aviez pas l’air très à l’aise».

   Je hochai la tête.

   « Ce n’est pas mon terrain de prédilection.

   - Je sais, dit-elle. Mais c’est pour ça que les gens vous aiment. Je veux dire, vous avez toujours l’air de croire à ce que vous dites. »

   Elle avait dû hausser la voix pour couvrir les haut-parleurs, qui annonçaient d’un ton guilleret le début imminent d’une action flash au Palais de la chaussure, dix euros les nu-pieds, cinq euros les espadrilles, et des tongs gratuites pour les trois premiers clients.

   « Ca vaut le coup, on y va ? », lança ma groupie.

   Elle avait l’air de s’amuser. Une fraction de seconde, j’avais pensé qu’elle parlait sérieusement. Je la regardai en plissant les yeux, alors qu’autour de nous la voix du bonimenteur cédait la place à une vieille chanson de Madonna. J’attendais la suite.

   Elle enfonça les poings dans les poches de son jean tirebouchonné. Je l’avais déjà vue. Je ne pense pas que c’était au cabinet, je n’aurais pas oublié le visage d’un patient. Pourtant son air m’était familier.

    « Nous nous connaissons ? Vous êtes passée à la permanence récemment ? »

   La jeune femme secoua la tête. Je la saisis par le bras pour nous écarter de la trajectoire du chariot rempli jusqu’à la gueule qui fonçait droit sur nous.

   « Je vais souvent chercher des tracts, mais pas vraiment à cette permanence ci », dit-elle.

   Son air railleur m’irritait. J’aurais dû la planter là et aller rejoindre l’équipe qui m’attendait dehors pour aller déjeuner. Pourtant je m’entêtais sur son vague air de famille. Elle avait la moue de Pascale au même âge. Non, pas de Pascale. Elle avait un sourire que je connaissais.

   Du coin de l’œil je voyais ma femme ouvrir les bras d’un air interrogateur. Elle tapota d’un doigt une montre invisible à son poignet. Mon assistant torturait le clavier de son téléphone portable. Il faisait de plus en plus chaud sous les verrières, et là où nous nous étions réfugiés, devant les portes d’entrée, la noria des caddies poussait des bouffées d’air moite à intervalles réguliers. Je clignai des yeux en essayant de repérer ma voiture sur le parking extérieur. Je pensai avec ennui que j’avais oublié mes lunettes de soleil.

   « Comment vous appelez-vous ? demandai-je.

   - Emilie. »

   Pascale avançait vers nous à présent.

   « Eh bien Emilie. Il va falloir que j’y aille, dis-je. Enchanté. »

   Elle ne saisit pas la main que je lui tendais. La journaliste, mon assistant et quelques badauds nous regardaient. Un rap bruyant avait succédé à Madonna, dans l’indifférence générale. Le grincement des roues sur le carrelage, le bip-bip lointain des caisses du supermarché me fatiguèrent soudain.

   «  Je suis médecin vous savez. Ce n’est pas mon vrai métier.

   - Je sais. » 

   S’arrachant à la contemplation des affiches publicitaires, Emilie me fit un sourire – le même que tout à l’heure, quand elle m’avait proposé d’aller voir les tongs en promo.

   « Vous êtes même le premier sur la liste des pages jaunes ».

   J’inspirai profondément. Pascale venait d’arriver à mes côtés. Elle posa la main sur mon bras.

   « Bonjour, dit-elle d’un ton interrogateur. On y va ?

   Je crus voir Emilie reculer d’un pas. Je dis :

   « Au revoir, mademoiselle. A bientôt ».

  • Je regrette vraiment que tu ne notifie pas tes textes, le titre est sublimé par un texte haletant, qui laisse peser un mal être asphixiant, je suis preneur aussi pour la suite !

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • merci de vos commentaires qui voient juste. C'est plus un début en fait. Faudrait que j'écrive la suite... l'histoire de l'aspirant maire d'une ville de banlieue et de ses déboires sentimentaux une fois qu'il devient "célèbre"... un truc du genre

    · Il y a presque 13 ans ·
    New orleans louisiana may 1953 chevrolet orig

    victoria28

  • Merci ! d'accord avec Baptiste... la fin laisse planer un mystère, mais l'ambiance bien rendue du texte contraste avec cette fin, qui nous laisse un peu... en plan ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • A suivre.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • Beau texte. Bien écrit. Précision de la narration... Un bémol sur la fin, que je trouve un peu plate car on s'attend à des révélations.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Baptistebasse def

    B

Signaler ce texte