Un ange au Symphony Hall de Chicago

Catherine Caroff

Norbert, 16 ans, jeune violoniste est invité à jouer avec l'Orchestre Symphonique de Chicago. Il ne se présente pas à la répétition générale. Son agent artistique le cherche partout...

     C'est une catastrophe ! Norbert doit jouer dans moins de deux heures le Concerto pour violon et orchestre en Ré majeur de Tchaïkovski au Symphony Hall et il ne s'est pas présenté à la répétition générale cet après-midi ! Riccardo Muti est dans tous ses états ! Norbert, ce soir, est premier violon au sein du prestigieux Orchestre Symphonique de Chicago. Et si vous connaissiez le Maestro, vous vous diriez que le jeune homme a du souci à se faire pour sa carrière ! La scène a tremblé tout à l'heure et ce n'était pas à cause des timbales !

Non franchement, je suis inquiet ! Ce matin je l'ai quitté à l'angle de la Randolph Street à deux pas du Chicago Theatre. Il voulait s'acheter un Coca et un hamburger. Moi, je suis allé directement au Symphony Hall. J'avais à parler avec le régisseur pour un problème de lampe sur le pupitre de Norbert. Nous devions nous retrouver une demi-heure après pour préparer la répétition. Au début, je ne me suis pas inquiété. Norbert a du mal avec l'exactitude. Vous savez, c'est un petit gars du sud, celui qui porte le quart d'heure toulousain dans ses gênes. Il ne faut pas lui en vouloir. Au bout d'une heure, j'ai regardé ma montre et je suis allé voir dans la rue s'il ne flânait pas un peu devant les boutiques. Ensuite, j'ai arpenté l'artère où nous nous étions quittés et j'ai continué en prenant la Michigan Avenue. Pas de trace du blondinet d'un mètre cinquante-cinq. J'ai pensé qu'il était allé faire un tour au Millenium Park voir le surprenant Cloud Gate d'Anish Kapoor. Rien non plus de ce côté-ci. Nom d'une pipe ! Je n'allais pas faire le tour de Chicago pour retrouver ce petit minot qui n'en fait qu'à sa tête !

J'aurai du m'en douter ! Quand je l'ai vu la première fois avec ses grands airs de petit génie génial qui ne se donne même pas la peine de dire bonjour, je me suis dit : Franck, ce gosse, il n'est pas pour toi. Il ne va t'attirer que des ennuis. Et puis, je me suis laissé prendre par les sentiments. Sa mère était jolie, elle élevait seule son enfant. Elle cherchait un agent artistique pour son fils de 16 ans, premier prix de violon au Conservatoire de Paris. J'ai voulu lui rendre service. Et me voilà dans de beaux draps ! En Amérique, un contrat est un contrat. On ne tolère pas les jambes cassées !

Pourtant, au début, Norbert était raisonnable. On avait convenu sur sa demande, que sa mère ne l'accompagnait pas dans ses déplacements à cause de son interventionnisme étouffant. Je l'avais bien en main. Il me faisait confiance. Je lui faisais confiance. Quand nous avons fait les chorégies d'Orange l'an dernier, il s'est montré impeccable, professionnel, irréprochable. Il a eu beaucoup de succès. Et la presse était unanime. Cela m'a encouragé à prendre des risques. La Reine Elizabeth a organisé un concert de jeunes prodiges au profit d'œuvres caritatives pendant les vacances de Noël. Il en est venu du monde entier et Norbert a joué devant un parterre de têtes couronnées et de stars planétaires. Sa prestation du concerto pour violon et orchestre en mi mineur, op.64 de Mendhelssohn a été remarquable. Lui était ravi car il avait passé ensuite la soirée en compagnie de Nigel Kennedy, Brad Mehldau et de son accolyte Joshua Redman. Je crois même qu'il s'était entiché d'une petite américaine, jolie, du reste !
Le Chicago Symphony Orchestra, c'est une occasion en or ! Riccardo Muti cherchait à rajeunir l'orchestre et à s'entourer de nouveaux talents. J'ai envoyé les vidéos de Norbert aux chorégies d'Orange et à Buckingham Palace au Symphony Hall et nous avons été invités. Vous auriez vu la joie du petit ! Il sautait au plafond et sa mère m'a sauté au cou ! Tchaïkovski était au programme du concert. Cela ne l'a nullement effrayé. Il s'est mis au travail.

Serait-il entré au Art Institute ? J'en doute, mais j'y vais de ce pas, on ne sait jamais. Après tout, ça ne mange pas de pain d'aller s'y renseigner. Il paraît qu'il y a une salle magnifique dédiée aux arts asiatique et Himalayen. S'il nous reste du temps et si nous survivons à la fugue de Norbert, je promets d'y laisser mes empreintes !

– Attendez, s'il vous plaît... Désolé, M. Rimbaudy, nous n'avons pas accueilli de jeune violoniste ce matin.

Je crois que j'ai perdu deux kilos à force de courir dans tous les sens ! Je commence sérieusement à stresser ! Je transpire à grosses gouttes. Pourtant, le thermomètre affiche un timide 10 degrés.

Voyons, réfléchissons. Le calme est le meilleur allié de l'homme qui se trouve au bord d'un précipice. Si je remonte un peu en arrière... Oui, c'est cela, dans l'avion. Il me semble que Norbert avait un comportement étrange. Je l'ai trouvé soucieux, plutôt replié sur lui-même. Il devait se concentrer sur sa prestation, enfin je crois. Il ne m'a parlé que lorsque nous survolions Chicago. La vue était magnifique. On pouvait voir la Skyline et les 442 mètres de la Willis Tower. Je lui disais :

– Regarde dans le hublot, le lac Michigan ! Mais il ne faisait pas attention à ce que je racontais. Il me posait des questions... surprenantes. Je dis surprenantes car elle concernait le jazz et Norbert n'a aucune connaissance précise sur le sujet.
– Tu es sûr que Chicago est le berceau du jazz ? M'a-t-il demandé.
– Un peu, oui. En fait, le jazz est né à la Nouvelle Orléans, mais des musiciens noirs sont venus s'installer à Chicago dans les années 1920 à la fermeture par décret de « Storyville »
– C'était quoi ce Storymachin ?
– « Storyville » était un lieu où se retrouvaient les musiciens pour jouer, une sorte de quartier de spectacles.
– Louis Armstrong était à Chicago ?
– Oui, et aussi King Oliver, Jerry Roll Morton... Pourquoi tu me demandes ça ? Tu t'intéresses au jazz, toi ?
– Ça se pourrait bien...

Une fois à l'hôtel, il semblait encore ailleurs. Lui qui d'ordinaire avait les yeux fixés sur son écran de Smartphone, à consulter je ne sais quoi, il restait à le contempler comme s'il attendait un coup de fil ou un SMS. Il observait un silence grave. Avait-il déjà le mal du pays ? Sa mère lui manquait-elle ? Je n'osais pas poser la question de peur de me faire envoyer sur les roses.
Au moment de se coucher, il m'a demandé de descendre à la réception pour consulter un annuaire.

– Pourquoi faire ? (la question bête à ne pas poser à un adolescent en plein désir d'émancipation).
– T'occupes ! M'a-t-il répondu sans plus de ménagement.

Ce matin, tout est rentré dans l'ordre. Au saut du lit, il était certes, fatigué, à cause du décalage horaire, mais il était de bonne humeur. Nous avons décidé d'aller marcher au bord du South Lagoon, histoire de nous rafraîchir les neurones, mais le vent glacial qui nous a saisit à cent mètres à peine de notre point de départ nous a fait fuir dans le Old Town. Nous avons déambulé au hasard jusqu'à croiser une station de train. Nous sommes descendus à Randolph, où j'ai quitté Norbert peu après.

Franchement, qu'est-ce qui m'a pris de le laisser seul dans une ville qu'il ne connaît pas ! Et en plus avec un anglais défectueux au possible ! Je me demande s'il faut appeler la police ou attendre encore. Après tout, il n'est pas manchot. Il a l'adresse du Symphony Hall. Pourquoi il ne me contacte pas ?

Dans une heure, il sera trop tard. J'ai les jambes en coton. J'ai du au moins faire 10 kilomètres. Où est-il ? C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin ! Je n'ai aucune chance de le retrouver à temps !

Comment se fait-il qu'il ne réponde pas au téléphone ? J'ai au moins laissé cent messages ! C'était bien la peine que je lui achète la carte sim internationale !
C'est terminé ! Je raccroche ! Dès mon retour à Paris, je romps le contrat ! Et qu'ils s'estiment heureux, lui et sa mère que je ne leur demande pas de me rembourser les frais !

Il fait nuit. Je n'ai plus qu'à rentrer à l'hôtel, à me changer et à me rendre au Symphony Hall. Qui va remplacer Norbert au pied levé ? Peut-être Renaud Capuçon ? Il a interprété hier la Symphonie n°6 de Tchaïkovski sous la baguette de Yannick Nézet-Seguin. Muti le connaît bien et l'apprécie beaucoup. Et de plus, lui, il est fiable !

Allons, pas de regret ! C'est une erreur de parcours. J'ai parié, j'ai perdu. Norbert est encore jeune. S'il a 16 ans, on lui en donne 13. Certes, il a une maturité musicale hors du commun, mais là s'arrête la comparaison avec un véritable artiste qui entre sur scène comme on entre en religion en endossant le costume de grand interprète.

J'ai du appeler le maître d'hôtel en arrivant devant ma chambre. Je n'arrivais pas à ouvrir la porte avec mon pass. La lumière de la chambre était allumée et le corps d'un jeune homme gisait en travers du lit jumeau. Il était inerte. Norbert ! Mon Dieu il a été assassiné !

– Du calme, M. Rimbaudy ! Me commanda l'homme qui m'accompagnait. Il n'y a pas de sang sur le sol. Il n'est pas mort. He's just sleeping !
– Comment just sleeping ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Norbert ! Réveilles-toi. Allez ! Debout !
Je n'arrive pas à le réveiller. On dirait qu'il a été drogué.

– No, M. Rimbaudy. Votre fils a bu du whisky.
Le maître d'hôtel me tend un flacon de Scotch vide trouvé au pied du lit. Ce n'est possible ! Le gosse vient de me faire perdre un contrat pour 20 cl d'alcool !

– Tu vas me dire tout de suite ce qui s'est passé avant que je ne te transforme en chair à pâté !
J'ai secoué le génie minable jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux.

– Doucement Monsieur Rimbaudy, j'ai envie de vomir !
– Alors, à la douche !
Norbert a crié des mots que je n'oserai même pas vous répéter. L'eau était glacée. Ça l'a remis dans l'axe. En sortant de la salle de bain, il tremblait comme une feuille en pleurnichant. Mais au son de ma voix, il a réalisé que je ne suis pas un enfant de chœur quand ma réputation est en jeu ! J'exige des explications !

– C'est à cause de M.J.
– Qui, que, quoi ?
– M.J. Randall. C'est la fille que j'ai rencontré chez la reine. Elle m'a appelé tout à l'heure et on s'est donné rendez-vous dans le jazz club de son oncle près du Symphony Hall. Je pouvais pas refuser.
– Continue ! Et en même temps habille-toi !
– Pourquoi ?
– T'occupes ! Ah, tu fais moins le malin maintenant ! Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
– Je lui ai offert à boire.
– Du whisky ?
– Non des bières.
– Et ?
– On est sorti ensemble. Comme on avait froid, je l'ai amené ici et on a continué à vider quelques bouteilles du mini-bar.
– Où est-elle cette M.J. ?
– Je ne sais pas. J'étais trop fatigué et je me suis endormi. Elle a du partir.
– Et la répétition générale avec le chef d'orchestre ?
– Ouais, je sais, j'ai déconné. Mais cette fille, je l'ai dans la peau. Je voulais la revoir.
– Tu sais qu'à cause de toi, j'ai perdu un contrat et ma réputation ?
– Ouais, je sais, j'ai déconné...
– Arrête de dire « déconné ». Tu n'as que ce mot-là à la bouche, ma parole !
Est-ce que tu te rends compte que tu as foutu ta carrière en l'air et peut-être la mienne avec à cause d'une idylle sans lendemain ? Dépêche-toi ! On va au concert.
– Certainement pas, j'aurai la honte !
– Oui, mais tu dois assumer tes erreurs ! Tu présenteras tes excuses à Riccardo Muti et à l'orchestre qui comptaient sur toi. Il ne suffit pas d'être un génie génial pour faire carrière ! Il faut aussi devenir un homme ! Et même si je dois t'y amener par la peau des fesses, tu vas y aller, je te jure !

C'est la première fois que je me mets dans un état pareil ! Faut croire que mon autorité a porté ses fruits car Norbert a ensuite obtempéré sans faire aucune objection. La colère de l'Etna n'est rien à côté de la mienne !

Le Symphony Hall était encore éclairé de tous ses feux quand nous sommes arrivés. Heureusement que l'hôtel est situé à une centaine de mètres seulement du bâtiment !
Renaud Capuçon est assis à la place du premier violon, impeccablement vêtu d'un smoking et d'un nœud papillon blanc. Quand il nous aperçoit, il fait une drôle de tête. Il quitte précipitamment sa chaise et se dirige vers l'entrée des artistes. Oh, que je n'aime pas ça ! Quelle tuile va encore me tomber sur la tête ? Norbert se fait aussi transparent que possible. Il a intérêt ! Des gens derrière lui rient en le regardant. L'ont-ils reconnu ? Impossible. Sa réputation n'a pas franchi les mers par l'opération du Saint-Esprit !
Zut ! Il a mis son pull à l'envers et l'étiquette « Made in France » sort de son col !

Les musiciens ont fini d'accorder leur instrument. La salle va être jetée dans la pénombre d'un moment à l'autre. Je veux que Norbert écoute ce concert pour qu'il se souvienne. Je veux qu'il regrette. Mais pas un petit regret. Je veux que ce soit un énorme regret qui restera gravé dans sa mémoire toute sa vie. Je veux qu'il entende les applaudissements dont il aurait pu bénéficier s'il avait tenu parole. Je veux qu'il ouvre les yeux, les oreilles et que son cœur se déchire. Je veux...

– Mesdames, messieurs, ce concert me laissera un souvenir inoubliable. Cet après-midi, pendant la répétition, nous avons perdu notre premier violon Norbert Bujo.
Je n'en crois pas mes oreilles ! Riccardo Muti est en train de parler de nous ! Il nous regarde ! J'ai tellement honte que j'aimerai disparaître dans un trou de souris ! Norbert, lui, n'est plus que l'ombre de lui-même !

– Ne vous inquiétez pas, il n'est pas mort ! Il a juste rencontré une jolie fille au lieu de se joindre à l'orchestre ! Heureusement, il est de retour. Mr Renaud Capuçon souhaite vous dire un mot.
– Merci Mr Muti. Normalement, je devais remplacer mon compatriote. Mais je préfère lui céder ma place. C'est un jeune musicien talentueux et prometteur. Il a à peine 16 ans et une grande carrière devant lui. Je vous présente Norbert Bujo !

Le public se met à applaudir le petit « frenchy » amoureux. Je me demande comment Renaud Capuçon a eu vent de l'affaire ? Et je trouve son geste remarquable !

Norbert ne sait pas quoi faire. Il semble égaré, impressionné, ému. Comme le public insiste et que Riccardo Muti l'attend sur scène, le petit rejoint l'orchestre. Une grande salve de rire parcourt la salle quand le public aperçoit les baskets trouées de mon protégé.

Le concert a commencé avec dix minutes de retard, mais dans la bonne humeur. Renaud, fair-play, a prêté son violon à Norbert et lui a donné une tape d'encouragement sur l'épaule avant de disparaître dans les coulisses. Le Maestro a levé sa baguette. Norbert regarde le pupitre des cordes, ajuste son archet, prend une inspiration, ferme les yeux.

Je l'écoute, tout en pensant qu'il y a un ange au Symphony Hall de Chicago.

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