Un chat, un train et un chocolat chaud

Le jour où ça s'est passé, je revenais de Paris avec Anna ma nièce. Nous étions montées pour mettre des fleurs sur la tombe de ses parents et pour passer quelques jours chez une cousine.

Je m'occupe d'Anna depuis que ma sœur et son mari sont morts dans un accident de voiture. Quand je lui ai annoncé que ses parents étaient morts et que c'était moi qui devait prendre soin d'elle maintenant, elle s'est renfermée et elle n'a plus prononcé aucun mot ni même esquissé un sourire. Ça fait plus de deux ans.
Mais je m'égare. Nous revenions donc chez nous, à Aix-en-Provence. Nous avons pris toutes les deux le premier TGV, parce que je sais que Anna aime voyager tôt le matin. C'était un TGV duplex et nous étions à l'étage du haut. Nous étions installées à un carré de quatre places, en face l'une de l'autre côté fenêtre.
Le train n'était pas encore parti et une jeune fille brune est entrée dans le wagon avec une grosse valise et un petit chat dans un panier de voyage. Elle devait avoir 20 ans au maximum. Elle avançait dans la rangée en regardant alternativement les numéros des places et son billet. Elle finit par s'arrêter à notre niveau. Elle a souri à Anna et lui a dit :
« - Salut ! C'est ma place, ça te dérange pas que je m'assoie à côté de toi ? »
Anna a secoué la tête.
« - T'es sûre ? Sinon je peux m'asseoir en face à côté de ta Maman. »
Elle a de nouveau secoué la tête. Ça m'a interpellé car depuis l'accident de ses parents, Anna fuit les gens. Elle n'accepte personne dans son cercle. Peut-être que le petit chat miaulant dans son panier l'a décidée. Le temps que la fille range sa grosse valise, le train avait démarré.
«  Bon, je crois qu'on va voyager toutes les trois. Je m'appelle Lauren, dit-elle en me souriant.
- Et moi Julia.
- Enchantée ! Et toi, comment tu t'appelles ?
- Elle s'appelle Anna, répondis-je à sa place. 
- Tu as un joli prénom tu sais ? »
Anna a secoué la tête, non personne ne le lui avait jamais dit. Anna est une petite fille très mignonne mais qui a perdu son étincelle de vie. Elle est devenue insignifiante et les gens ont fait de moins en moins attention à elle. Ils se désintéressaient lorsqu'ils voyaient qu'elle ne parlait pas. Il m'arrive souvent de pleurer le soir en pensant à tout ça …
La fille a pris le panier sur ses genoux, l'a ouvert et a commencé à caresser le chaton pour qu'il arrête de miauler. Elle a continué à parler à Anna.
« - Il s'appelle Kajal. Il est beau non ? »
Acquiescement d'Anna.
« - Il a à peine 1 mois, je le nourris encore au biberon. Je l'ai trouvé dans la rue derrière chez moi quand il était tout bébé. J'ai bien regardé pendant deux jours mais aucune maman chat n'est venue le nourrir. Alors je l'ai recueilli et je l'ai sauvé du froid. »
Anna regardait le chaton avec de grands yeux écarquillés. Je ne l'avais pas vue comme ça depuis plus de deux ans.
« - Tu aimes les chats ? »
Elle a hoché la tête.
« - Alors approche-toi, passe la main dans le panier et caresse-le ! Tu verras, il est tout doux, une vraie peluche ! »
Elle a avancé sa petite main doucement et l'a posé sur la tête du chat. Elle a commencé à le caresser et Kajal s'est mis à ronronner, il a fermé les yeux et s'est quasiment endormi sous la main d'Anna. Et là, j'ai senti que quelque chose avait changé chez Anna.

Je ne savais pas qui était cette fille ni d'où elle sortait mais Anna lui avait accordé sa confiance.

Elles ont continué à parler ensemble par questions fermées et hochements de tête d'Anna. Après le passage du contrôleur, j'ai décidé de les laisser un peu seules.
« - Je vais prendre un café au wagon bar, ça vous dérange pas de me garder Anna ?
- Oh non pas du tout ! Elle est tellement gentille !
- Merci, Anna, tu veux que je te ramène quelque chose à manger ? »
Non, elle n'a pas faim. Je m'éloigne d'elles pour les laisser discuter en paix.

Un café et un croissant plus tard, je les retrouve en train d'écouter de la musique, un écouteur chacune. Anna a la tête penchée en arrière, les yeux fermés et un petit sourire a redessiné les coins de sa bouche. Abasourdie, je me suis assise un instant sur la banquette qui est dans le couloir en face des bagages. Anna a souri ! Décidément Lauren est une fée ! Ce sourire est pour moi le plus beau des cadeaux qu'on aurait pu me faire. Une larme de joie roula sur ma joue, je l'essuyai, me remaquillai un peu et retournai m'assoir. Quelques minutes plus tard, Anna dormait sur l'épaule de Lauren, la musique dans les oreilles. Lauren en profita pour me poser la question qui devait tourner dans sa tête depuis le début du voyage.

« - Pourquoi Anna ne parle pas ? »
Elle n'a pas tourné autour du pot mais j'aimais autant ça. D'habitude les gens sont gênés en présence d'Anna.

« - Elle n'a pas prononcé un mot depuis la mort de ses parents il y a presque trois ans. C'est ma nièce, la fille de ma sœur et je m'occupe d'elle depuis leur mort …
- Oh je vois … Et bien en tout cas c'est une petite fille très mignonne ! »
Je lui souris. Nous avons arrêté la discussion car Anna venait d'ouvrir les yeux. Lauren ouvrit son sac à main et en sortit un thermos et un gobelet.
« - C'est du chocolat chaud, qui en veux ?
- Non merci, j'ai déjà eu mon café, dis-je avec un sourire. »
Par contre Anna a eu l'air intéressée. Lauren sortit alors un deuxième gobelet et la servit.
« - Voilà pour toi jolie princesse ! »
Et un nouveau sourire éclaira le visage d'Anna. Son sourire rayonnait de reconnaissance envers Lauren. Elle bu son chocolat chaud par petites gorgées. J'eus l'impression de rêver, Anna, ma petite Anna a souri deux fois en une heure !
Lauren lui tendit un mouchoir.
« - Tiens, essuie-toi, une princesse à moustache ça le fait pas trop … lui dit-elle en riant. »
Dans son panier, Kajal se fit entendre.
« - Il commence à avoir faim lui aussi, il va falloir que je le nourrisse ... »
Elle se leva et sortit de sa valise un biberon rempli de lait. Elle allait commencer à donner à manger au chaton mais elle a suspendu son geste, s'est retournée vers Anna et lui a tendu le biberon :
« - Et si tu le faisais toi ? Kajal a l'air de bien t'aimer ! »
Pas besoin d'un hochement de tête pour comprendre qu'Anna n'attendait que ça ! Ses yeux criaient son envie de s'occuper du chaton.
Elle a pris le panier sur ses genoux et a lui a donné le biberon. Il l'a vidé d'un trait, jusqu'à la dernière goutte.
« - Anna ma chérie, le train est bientôt arrivé à Aix, il va falloir qu'on descende …
- Ah vous descendez là ? Moi je continue jusqu'à Marseille. »
La mort dans l'âme, Anna a remis ses chaussures et son blouson. J'ai descendu nos sacs du porte-bagage et le train a commencé à ralentir. Anna a caressé une dernière fois Kajal et Lauren l'a prise dans ses bras. Elle lui a chuchoté :

« - Dis, si je donne mon numéro de téléphone à ta tatie, tu promets de m'appeler de temps en temps pour donner de tes nouvelles ?
- Oui ! »
Oui ? Oui ! OUI ! Enfin un mot de la part de mon Anna ! Lauren a rapidement griffonné son numéro sur un bout de page du magazine TGV qui traînait par là et me l'a tendu. Le conducteur a crachoté dans son micro que nous étions arrivés en gare d'Aix-en-Provence TGV. Anna a pris son sac et a mis sa main dans la mienne. Avec un dernier regard pour Lauren, je lui ai soufflé un merci avant de descendre les marches.

Et sur le quai, les yeux pleins de larmes, j'ai compris. J'ai compris que Lauren n'avait pas traité Anna comme une pestiférée. Elle s'était intéressée à elle en tant que personne et elle ne s'était pas apitoyée sur elle. Elle ne l'avait pas considérée comme un petit animal perdu. Elle l'avait traité comme n'importe quelle autre fille de son âge. Elle l'avait fait se sentir spéciale.
Et ça avait suffit à lui rendre la vie.