Un dernier brin d'herbe
rodolphe-m--2
Sur le dernier lopin de terre de quelque hectares qui reste encore à la surface de l’eau, un millier de personnes essaient de survivre.
Ils cultivent des légumes, ceux qui veulent bien encore pousser, et élèvent les rares bêtes terrestres encore vivantes. Ils essaient tant bien que mal d’être heureux malgré le soleil qui tape fort en permanence, les nuits qui ne viennent que quelques heures de temps en temps et de la pluie qui se fait de plus en plus rare.
Ils n’ont connu que ça depuis leur naissance et ils se sentent chanceux de pouvoir fouler la terre de leurs pieds alors que tant d’autre naviguent sur la mer infinie à la recherche d’un endroit où accoster.
Chaque jour leur île est la proie de nouveaux bateaux remplis de gens aux yeux affamés. Des gens qui supplient pour venir à terre et qu’ils doivent obliger à partir, en les menaçant ou en les tuant si nécessaire.
Depuis longtemps ils font cela sans y penser. Ils ont oublié que ces autres étaient comme eux, des gens de leur espèce, des gens avec qui ils auraient pu parler, découvrir de nouvelles choses et peut-être même devenir amis. Ils doivent le faire pour rester là où ils sont. Et puis un ami ne remplace pas les arbres qui vous font de l’ombre, il ne vous donne pas à manger dans ces temps où chacun doit gagner sa nourriture, il ne vous protège pas comme la maison en bois dans laquelle vous vivez pour vous protéger du vent.
A chaque fois qu’ils pressent la détente ils pensent à ce qu’ils ont et à ce qu’ils ne veulent pas perdre. Jamais à ce qu’ils pourraient gagner. Leur vie est déjà assez dure pour conserver ce qu’ils ont acquis.
Depuis longtemps il n’y a plus de vieux. Lorsqu’on ne peut plus servir à rien, lorsque les mains ont été trop usées et que l’esprit n’est plus assez fort pour se relever c’est le moment de partir. Tout le monde le sait et personne ne remet en cause cette règle. Pas même le fils qui pousse la barque de son père vers le large alors que celui ci le regarde les yeux plein de larmes. Il faut faire de la place pour les travailleurs et pour cela il n’y a pas le choix. Il faut éliminer ceux qui ne servent à rien.
Dans un coffre, ils ont réuni des livres qu’ils ouvrent le soir au coin du feu pour regarder les images. Ceux avec le texte ont été perdus ou détruits depuis longtemps. Personne ne sait plus lire alors à quoi bon les conserver ?
Ils rient comme des enfants en regardant des animaux qu’ils n’ont jamais vus, poussent de grand « oh » en voyant des monts inconnus recouverts de blanc, ont les yeux rêveurs en voyant des maisons aussi hautes que le ciel.
Pour la plupart d’entre eux toutes ces images ne sont que les fruits d’esprits fantasques remontant à la naissance du monde.
Pour d’autres cela engendre une vraie torture. Dans leur lit ils ne trouvent pas le sommeil. La même question sans réponse ricoche dans leurs crânes.
Et s’ils étaient les derniers témoins du déclin d’un monde ?