Un exil américain
Valérie Pascual
Comme chaque soir, je fais tourner la clef dans la serrure, sachant ce qui m’attend derrière la porte : une chambre neutre et froide, un coin cuisine, une télé, mais surtout personne. Je vis dans un meublé, rien ne m’appartient et je ne m’y sens pas chez moi. Abruti de fatigue après une journée à serrer des boulons chez General Motors, je vais encore m’affaler avec une bière devant la télé. Un peu plus tard, lorsque ma tête ne résonnera plus du bourdonnement continuel de l’usine, je sortirai un hamburger du congélateur. Aujourd’hui c’est vendredi et demain l’usine ne tourne pas. Parfois les patrons ne la laissent pas se mettre en sommeil le samedi, de son ventre fécond doivent continuer à sortir des voitures pour satisfaire le bon peuple américain. Ce week-end, cela n’est pas nécessaire. Alors je pourrai dormir, puis aller au supermarché remplir le congélateur pour la semaine prochaine. Et dimanche j’irai boire des bières avec quelques collègues, et parier sur les matches de base-ball. Une vie sans surprises, mais je n’en veux pas. Je veux une vie normale. Mes mains sentent la graisse, je vais commencer par me laver. La douche, ça éloigne un peu la lassitude. Si peu, pour si peu de temps …
Dans la salle de bains règne maintenant une atmosphère d’Inipi[1]. A ce souvenir, j’eus un pincement au cœur, comme toujours. Je n’arriverai donc jamais à le chasser ! Je me regardai dans la glace avec amertume : j’aurai beau mettre des jeans, des T-shirt Wal-Mart et des baskets, tout en moi continuera à trahir mon origine : ma stature, je suis moyennement grand mais plutôt trapu, et surtout mon visage avec son teint de bistre, ses cheveux noirs, ses pommettes hautes, sa face plate, son nez d’aigle … Une vraie caricature ! D’ailleurs, j’ai déjà été abordé dans la rue par un prétendu cinéaste qui cherchait son indien alibi pour remplir les quotas de discrimination positive de son film. Je me suis dit que si c’était quelqu’un de sérieux, il aurait accès à des listes de comédiens amérindiens … En tout cas, sa requête prouvait que j’avais échoué. Je secoue la tête pour chasser ces images. Quelques pas pour atteindre le frigo, j’attrape une bière et me plante devant la fenêtre. Je contemple sans vraiment la voir cette vue familière, des façades en briques, avec ces escaliers de secours si utiles aux films de gangsters, une mer de toits plats … Rien dans ce que je vois ne me parle. Rien ne me raconte d’histoire, une de ces anecdotes qui remplissent une vie et font qu’on se sent d’ici. Je ne suis pas d’ici, je ne le serai jamais. Je grogne. Pas question de revenir en arrière ! Retourner à la réserve, reconnaître que je me suis trompé, qu’un native american ne deviendra jamais un vrai américain ? J’ai trop d’orgueil pour cela, en vrai descendant de guerrier…
- Ou trop honte ?
Une voix vient de me parler. Un des premiers films que j’ai vu enfant, c’était Pinocchio. Ce petit criquet qui lui soufflait la voie de la raison, je l’ai aimé d’emblée. Il me semblait tellement … lakota[2] ! Chez nous, chacun peut avoir un animal qui l’accompagne toute sa vie. On le rencontre après une nuit de transes. Moi, j’ai rencontré mon Jiminy après une nuit de cuite, il y a quelques semaines. Etrange … comme si quelque chose était en train de se produire.
- Merde, arrête de gamberger !
Après m’être lancé cet ordre et avoir chassé le criquet, j’allumai la télé pour regarder le journal des sports. Au dessus d’elle trônait un drapeau américain.
- Bon Dieu, qu’est-ce qu’il fout là !
J’avale une gorgée de bière et me plonge dans les nouvelles.
Une vibration traverse la pièce. Les yeux fermés, je secoue mes mains devant mon visage pour chasser la mouche. La vibration ne cesse pas. Je remue, me redresse, la tête lourde. Je réalise que je suis vautré sur le canapé, des canettes de bière et une bouteille de whisky entamée trainent sur la table. Je me frotte le visage, puis je me rends compte que la vibration est en fait une sonnerie. Le téléphone. Je me lève, traverse la pièce à pas lourds, décroche. Mon cœur se fige.
A la gare routière, je me sens perdu. Des gens passent, sans prêter attention à personne. Où trouver le bus pour Sioux Falls ? Je suis comme en dehors du monde. Mon père est mort et je dois aller l’accompagner vers l’au-delà. Mais je ne sais pas comment m’y prendre pour trouver mon bus ! Quinze ans que je suis parti, que je vis parmi les blancs, et aujourd’hui seulement je comprends, à travers ma douleur et ma honte de l’avoir laissé seul, combien ces gens sont lointains, isolés dans des bulles. Ils ne voient pas à travers la paroi des bulles, ni les joies ni les détresses des autres. Je ferme les yeux, je me concentre.
- Rassure-toi, c’est juste parce qu’ils ne te connaissent pas. Les potes ne t’auraient pas fait ça, eux, me dis-je.
- Tu crois ? fait une petite voix dans ma tête.
- Lâche-moi !
J’ai failli crier.
Des heures en Greyhound, de Detroit à la réserve de Pine Ridge, ça use. Lorsque je suis entré dans la cabane au sol en terre battue, beaucoup de monde m’attendait, comme s’ils savaient que j’allais arriver juste à cet instant. Les amis de mon père, debout autour de son corps posé sur une table, et des ombres aussi, tapies dans les coins. J’étais nase, j’ai mis cette vision sur le compte de la fatigue. Je balayais la pièce du regard. Les rideaux tirés ne laissaient entrer que quelques rais de lumière. Un de ces rayons tombait droit sur les mains crispées dans la mort de Vieil Ours. Elles tenaient une paire de mocassins, ceux que je portais enfant, vers cinq ou six ans. Alors je le sentis. L’esprit de mon père. Vieil Ours était comme assis dans un coin d’ombre de la pièce, et paisiblement attendait ma venue. Il n’y avait pas d’hostilité dans son attitude.
Je m’approchais du corps. Le visage était serein, seule sa main trahissait un sentiment. Mes yeux se posèrent sur les mocassins, et rien n’aurait alors pu les en détourner. Ils grandirent, grandirent jusqu’à occuper tout mon champ de vision. Alors le vent se leva en moi. Il soufflait sur la plaine, emplissant les yeux des bisons de poussière. Parmi eux j’aperçus Femme Bison Blanc. Elle me dit :
- Prends les mocassins.
Ma main se tendit et les saisit. A cet instant un chaman entonna un chant funèbre. Je tournais le dos, sortis lentement de la cabane et m’assis sur l’escalier de la véranda. Le chant lancinant montait vers les étoiles. D’un seul coup je m’endormis, terrassé par ces sensations devenues si étranges pour moi plus que par la fatigue. Dans mon sommeil, je compris que l’esprit de Vieil Ours, libéré, partait léger et paisible vers les Hills.
Une semaine s’est écoulée. Tout a été fait, la cérémonie de la crémation, la dispersion des cendres dans ces collines que lui et moi arpentions autrefois. Depuis je reste ici, indécis, mais rien ne me retient. Après avoir été très présents pendant les cérémonies rituelles, les membres de la tribu sont retournés à leurs activités quotidiennes, leur vie est aussi routinière que celle des gens de la ville, et moi je n’ai rien à faire. La cabane de mon père a été rangée par quelques femmes, selon la tradition. Il n’avait presque plus rien hormis quelques vêtements et ustensiles qui ont été donnés à des plus pauvres que lui, la question est réglée. Je peux rentrer si je veux. Assis sur la véranda, je regarde devant moi. Des gens passent, ils vaquent à leurs occupations, des lycéens rentrent de l’école, des jeunes gens trainent, toute une vie, comme une ruche vrombissante du matin jusqu’au soir. Des vieux amis sont venus me voir, des copains de beuverie ou de classe, pour parler de Vieil Ours et de ma vie d’aujourd’hui. Ils ont beau être amicaux, je reste évasif. Ils savent tous pourquoi je suis parti. Mon esclandre juste avant une danse du Soleil, jetant à terre tunique et coiffe de parade, hurlant à mon père « J’en ai marre d’être un Indien ! Tu as vu ce que c’est ici ? Pas d’école, pas de travail, rien que de l’ennui et du whisky ! C’est pas une vie, ça ! Je veux être un vrai américain ! » est resté dans les mémoires.
J’avais dix-huit ans, j’ai choisi le déracinement, j’ai coupé mes cheveux et je suis entré à l’usine.
- C’est pas la gloire, hein, ta vie d’amerloque ?
Je sursaute. Ras le bol de Jiminy Cricket ! Je fais un grand geste de la main comme pour chasser une mouche. Si je continue à rester seul ici, je vais devenir dingue. Je me lève brusquement, renversant ma chaise. Une femme entend le bruit et tressaille, puis elle me sourit. Elle est chargée de sacs. Je marche vers elle et lui propose mon aide. Je saisis deux sacs et la suis.
Lorsque je reviens, un homme est assis sur l’unique chaise de la véranda. Il me regarde longtemps. Je ne connais pas son nom.
- Tu as enfin fait quelque chose aujourd’hui.
- Quoi ?
- Tu as aidé la femme.
- Bof !
- Tu as peur de nous, c’est ça ?
Je m’assieds sur les marches, et lui parle en lui tournant le dos.
- Peur, non. Je ne vous reconnais pas.
- Que veux-tu dire ?
Un long silence. Ce que j’ai à dire me pèse.
- Pendant les cérémonies, la crémation surtout, je ne comprenais pas les prières. Je ne comprends plus le lakota. Et pourtant c’est ma langue.
- Tu ne l’as parlée depuis longtemps.
- Oui, peut-être. Mais il n’y a pas que ça. Je vous regarde vivre, je vois que vous n’avez pas vraiment changé, mais je ne sais plus faire comme vous.
- Par exemple ?
- Aller saluer un vieillard assis devant sa maison, rejoindre un groupe d’hommes qui parlent dans la lumière du soir, humer le vent sur le seuil de la porte pour connaître le temps, pêcher la truite, tout ce qu’il m’avait appris… Les américains de Détroit ont trop déteint sur moi. Mais ils continuent à me considérer comme un native. Je ne suis pas chez moi là-bas, plus chez moi ici, je suis comme en exil partout.
- Pourtant les esprits t’ont accueilli dans la cabane de ton père, ils étaient heureux de ta venue. Ils t’ont reconnu comme un des leurs.
- Et alors ? Les esprits, c’est pas vous, les vivants ! C’est parmi les vivants que je vis !
- Eux n’ont rien contre toi, c’est toi qui es parti. Et s’ils restent discrets, ce qui te parait peut-être de l’indifférence, c’est qu’ils respectent ton deuil. Tu ne te rappelles pas les usages ?
Un silence.
- Attends.
L’inconnu se leva, descendit les quelques marches en bois et traversa la rue. Puis il disparut entre deux maisons. Je fixais la ruelle d’ombre qu’il avait prise, sans rien voir revenir. Mon attention était concentrée dessus, si fort que des étoiles noires dansèrent devant mes yeux, pendant que les oreilles résonnaient d’un battement de tambour, ou de sang, en tout cas un bruit très différent du bourdonnement de l’usine. Quand enfin sa silhouette émergea en pleine lumière, il tenait un calumet. Il revint s’asseoir avec moi, alluma le calumet et me le proposa. Le soleil déclinant doucement, et dans la lumière dorée du couchant, qui faisait briller la poussière sur la route et les façades des maisons, nous fumions en silence. Enfin il dit :
- Lorsque tu étais enfant, ton père t’a appris les plantes qui soignent. Ici, il n’y a plus que le chaman qui les connaisse, mais il est trop vieux pour aller les ramasser dans les collines et les préparer.
Je me revis broyant en poudre de petites racines où faisant bouillir de l’eau pour des décoctions sous l’œil bienveillant de mon père. J’avais douze ou treize ans, il était fier de moi. L’homme reprit :
- J’ai souvent pensé que la tribu, ici, a besoin d’un homme qui guérisse. Tu pourrais rester, et faire ça. Et puis tu sais, tu pourrais aussi vendre tes préparations sur Internet, à des blancs de la ville qui aiment les remèdes naturels.
Devant mon air surpris il ajouta :
- Bien sûr qu’on a Internet, on n’est pas arriérés !
Je baissais la tête.
- C’est trop loin tout ça, je ne saurais plus. Et je crois que ça n’intéresserait pas les blancs.
- Faux ! Ils en réclament quand ils viennent ici pour visiter la réserve. Tiens c’est une autre idée : il faut vendre tes remèdes dans la boutique de souvenirs.
- Mais je ne sais plus les préparer.
- Aucun problème. Ton père savait que tu reviendrais, il a enregistré des quantités de cassettes comme celle-ci pour le rappeler les techniques, les bonnes et les mauvaises plantes, ce qu’elles guérissent et tout un tas d’autres choses.
Je fixai la cassette dans sa main, elle avait surgi comme par magie.
- Tu as voulu devenir un vrai américain, alors je vais te tenir un langage de blanc : « Ce que je te propose, c’est un accord gagnant-gagnant ». La tribu gagne un guérisseur et toi une chance de te sentir enfin chez toi, une chance de revenir. Qu’est-ce que tu en dis ?
Je me retournai pour jeter un coup d’œil aux mocassins que j’avais accrochés au plafond de la véranda et qui se balançaient dans le vent. Que se passe-t-il ? Pourquoi un malheur devrait déboucher sur un bien ? Il se passe des choses bizarres ici. Bizarres ? Autrefois tu les aurais trouvées normales ! Et je n’ai pas eu besoin de Jiminy pour me dire ça. Je continuais à voix haute :
- Est-ce que ça suffira pour que je me sente à nouveau chez moi ? Pas sûr, mais ça vaut le coup d’essayer.
En me retournant, je tendis la main pour saisir la cassette. Mes doigts se refermèrent sur le vide. Sur la véranda il n’y avait personne, rien qu’un panier remplir de cassettes aux étiquettes multicolores. Je souris, enfin détendu :
- Oui, ça vaut le coup d’essayer.
[1] Inipi ou loge à sudation : tente dans laquelle les hommes font chauffer des pierres sur un feu de bois. Ils parfument ces pierres avec des herbes aromatiques puis jettent dessus de l’eau qui se vaporise, provoquant la sudation, comme dans un sauna.
[2] Lakota : nom indien de la nation Sioux, qui regroupe sept tribus.