Un parc en automne
octobell
Le nez à moitié dans son sac, elle percuta un bonhomme en costard, sur lequel elle prit à peine le temps de se retourner pour s’excuser dans un vague marmonnement. Elle s’arrêta au feu uniquement parce qu’elle distinguait les jambes des piétons devant elle. Elle prit bien soin d’éteindre son iphone, qu’elle relâcha à même son bordel et reprit sa fouille à la recherche de son paquet de cigarettes. Ce ne fut qu’une fois la main posée sur l’emballage salvateur qu’elle daigna lever la tête, ses yeux se plissant légèrement à la vue du parc qui se devinait un peu plus loin. Le reste de ses mouvements ne fut qu’un ensemble de mécanismes : ouverture du paquet, cigarette aux lèvres, briquet, main devant la bouche, première aspiration. Elle pénétra à l’intérieur du parc.
Ce chemin, elle aurait pu le faire les yeux fermés. Elle accéléra l’allure jusqu’à son banc de prédilection, face au lac et sa famille de cygnes, et s’installa au bout, légèrement recroquevillée sur elle-même. Ses cheveux blonds et fins voletaient devant elle au rythme du vent glacial qui s’engouffrait entre ses vêtements. Elle tira sur sa cigarette avec un peu plus d’ardeur, réflexe de survie bien inutile contre le froid. Mais même si elle était complètement frigorifiée, pour rien au monde elle ne bougerait d’ici. Elle avait besoin de ça. De cette vision, de cette épreuve.
Elle se concentra sur la surface du lac qui se troublait sous les ondes provoquées par les mouvements des cygnes, ne voyant plus rien d’autre que l’eau. Mais son exercice fut troublé par cette apparition qui se manifesta dans le coin de son œil gauche, et vaguement contrariée, elle lorgna vers l’autre côté du banc, où un homme dans un lourd imperméable noir venait de s’asseoir, les mains profondément enfoncées dans les poches. Pour l’instant, il se dévissait pratiquement le cou pour surveiller l’autre côté, et elle ne pouvait distinguer que la pointe de ses mèches brunes qui titillaient sa nuque et frôlaient le col de son manteau. Et d’un coup, il reprit une position normale, comme si une mouche l’avait piqué, enfonçant la tête dans ses épaules et plantant son regard sur le lac.
Au bout d’une seconde, il sentit le regard de la jeune fille sur lui, et lentement, tourna ses yeux d’un bleu polaire dans sa direction. Elle était figée, sa cigarette à quelques centimètres de sa bouche, et le contemplait avec de grands yeux étonnés.
« Regardez ailleurs ! » Siffla-t-il d’un ton sec qui surprit tellement la jeune fille qu’elle en lâcha sa cigarette, qui s’échoua sur ses genoux.
« Ah zut ! » S’écria-t-elle en se levant dans un bond pour faire partir le mégot. Mais elle eut à peine le temps de s’épousseter qu’elle était vivement ramenée sur le banc par l’homme, qui s’était tendu sur toute la longueur pour l’attraper par le bras et la forcer à se rasseoir.
« Ne bougez pas ! » S’exclama-t-il, et elle remarqua à cet instant seulement son timbre clair et son accent chantant, qui tranchaient violemment avec ce personnage sombre et glacial. Il reprit si vite sa place initiale, les mains dans les poches, qu’elle se demanda presque si elle ne venait pas de rêver l’instant précédent.
« Qu-qu’est-ce qui se passe ? » Gémit-elle, incapable de contrôler la peur qui la saisit brusquement.
« Restez simplement calme, faites comme si de rien n’était. »
Il glissa sur le banc pour se rapprocher d’elle, et si elle fut tentée de partir en courant, elle fut incapable de faire le moindre mouvement.
« Comment vous appelez-vous ? » Demanda-t-il d’une voix légèrement adoucie.
« C-Calleigh… »
« Ok… Moi c’est Joe. Ne vous inquiétez pas, Calleigh, je ne vous veux aucun mal. »
« Ca c’est vous qui le dites… »
Leurs regards s’accrochèrent brièvement, mais Calleigh détourna aussitôt les yeux, pour ne pas avoir à l’affronter. Elle le devina plus qu’elle ne le vit reprendre son observation du lac, et sans vraiment savoir pourquoi elle ne déguerpissait pas sur le champ, elle imita son mouvement. Ils restèrent ainsi pendant quelques secondes, le silence seulement troublé par une sirène de police qui se faisait entendre au loin. Puis Joe reprit la parole :
« Ca va vous sembler étrange, mais j’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi… »
Calleigh, tourna la tête sur lui, intriguée. Il ne se détachait pas de la vision du lac, les yeux légèrement agrandis par les pensées dans lesquelles il s’était réfugié. Elle profita de ce laps de temps où elle ne répondit pas pour l’observer. Son visage aurait pu être parfaitement impassible si les muscles de sa mâchoire n’étaient pas aussi contractés, lui procurant un air dur que ses yeux tourmentés venaient renforcer.
« Quoi ? » Demanda-t-elle d’une voix rauque.
« Regardez le parc. Regardez les gens qui se promènent, et les moindres recoins. »
Sa voix. Sa voix avait quelque chose de chaleureux. Elle aurait même presque pu avoir quelque chose d’apaisant si elle n’émanait pas de lui. Sa voix respirait la fraîcheur, la jeunesse, le soleil. Qu’est-ce qui avait bien pu éteindre ce soleil ? Elle mit plusieurs secondes avant de lui obéir et guetter les familles, les marcheurs, les coureurs qui évoluaient dans le parc. Microcosme de sérénité à l’intérieur de cette ville trop grande et trop pesante. Jusqu’à aujourd’hui, elle avait aimé cet endroit, parce qu’il lui donnait ce sentiment que rien ne pourrait lui arriver. Elle laissait sa vie au portail. Son esprit plongeait dans ce lac à la surface duquel elle n’oserait même jamais poser la main. Jusqu’à aujourd’hui et cet homme dont la simple présence sur ce banc ressemblait à une hérésie.
« Est-ce que vous voyez un homme en blouson d’aviateur ? » Questionna Joe.
« Non… »
Joe était le seul détail incongru du parc. Il se permit de se retourner à son tour et scruta les environs avec méfiance. Constatant que celui qu’il recherchait n’était effectivement plus en vue, il se détendit visiblement. Lentement, il sortit les mains de ses poches, révélant au regard écarquillé de Calleigh ses mains tachées de sang. Joe ignora son effroi et s’avança jusqu’au bord du lac où il s’accroupit, plongeant ses mains dans l’eau pour les nettoyer. Se faisant, il avisa Calleigh du coin de l’œil, fit claquer sa langue contre son palais, prêt à dire quelque chose, mais il se rétracta.
Lorsqu’il se redressa, avec lenteur, Calleigh se recroquevilla sur son banc, comme prête à se faire engloutir. Joe grimaça, et contempla ses paumes blanchies avec circonspection, son regard se teintant d’un voile noir et terrifiant.
« Si vous voulez que je tienne ma promesse, vous allez devoir m’en faire une à votre tour. » Prononça-t-il avec lenteur, faisant pratiquement disparaître cet accent si chaleureux sous des intonations tranchantes. Calleigh ne répondit rien, et s’enfonça un peu plus encore sur le banc. « Vous ne prononcerez jamais un mot à mon sujet à qui que ce soit. Si vous écrivez même ne serait-ce qu’une ligne sur cette rencontre dans votre journal intime, je vous le ferai regretter… »
Il leva les yeux sur elle.
« D’accord ? »
Calleigh hocha vivement la tête, pas franchement déterminée à le contrarier. Joe, en écho, hocha la tête à son tour, puis sans un mot de plus, contourna le banc pour s’éloigner dans le parc. Au bout de quelques pas, il ralentit l’allure et se retourna pour examiner la jeune fille qui se tenait encore tétanisée. Il n’avait pas voulu l’effrayer, mais il n’avait pas le choix, il en jouait de sa vie. Sentant son regard sur lui, elle se permit un mouvement dans sa direction. Il n’aurait su dire pourquoi cette gamine l’avait touché, alors qu’il savait pertinemment qu’il n’aurait pas dû en faire grand cas. Mais cette petite chose blonde, trop frêle et trop fragile, derrière laquelle se découpait la ville qui semblait beaucoup trop grande pour elle, lui faisait penser à une sirène propulsée hors de son élément. Une créature qui luttait pour retrouver son oxygène au milieu de cette masse étouffante.
Alors, avant de disparaître pour de bon, il fit quelque chose qu’il ne faisait jamais : il lui sourit.
Oh un truc que j'avais pas dit là-bas, la fille au début, j'ai presque cru que tu parlais de Zylan :D Et finalement non, et c'est encore mieux =)
· Il y a environ 11 ans ·Bon tu le sais, j'ai beaucoup beaucoup aimé :)
rafistoleuse
Chute inattendue, j'aime beaucoup.
· Il y a environ 11 ans ·Marie Cornaline
superbe texte! Haletant, le suspense est là, on lit pour savoir la fin en retenant son souffle! Palpitant. Et le mot de la fin, une note optimiste! Il y a malgré tout quelque chose de bon dans tout être humain, quel qu'il soit!
· Il y a environ 11 ans ·CDC
Quand tu auras le temps, peux-tu me dire ton opinion sur Sanglivation 2, car je vais mettre le 3 en ligne vendredi! Merci, seulement si tu as le temps!
yoda
Merci beaucoup Yoda ! J'vais faire passer ton texte en priorité dans mes lectures, là, ce soir, j'ai prévu de rattraper un peu mon retard, mais j'avoue que le temps m'a cruellement manqué ces derniers temps ! Et merci pour le CDC :))
· Il y a environ 11 ans ·octobell
Merci Octobell! C'est vrai qu'il y a des jours où on est submergés de textes, j'en arrive à ne plus avoir le temps d'écrire...
· Il y a environ 11 ans ·yoda
Comme je te l'ai écrit sur le forum : c'est très bien et en plein dans le sujet. Bravo !
· Il y a environ 11 ans ·Stéphan Mary