Un périple ordinaire

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Il s’assit confortablement pendant que se verrouillait le demi pare-brise avant. Cette fameuse cloche de verre qui recouvrait tout le haut des unités mobiles personnelles, et qui leur avait valu le surnom de BAN (boule à neige). Une fois la destination en mémoire, la BAN rejoignit la bande principale de circulation dans le feulement habituel.

 

Lui, entrait dans son EOLE (Espace On-Line Etendu) mais ne se mit pas de suite au travail. Il toucha d’abord au réglage des infos. Il poussa loin le curseur « positiv-news », n’étant pas d’humeur à endurer un flot déprimant. Puis il choisit le rapport local/mondial, le speaker, le facteur authenticité-recoupement, et se détendit. Le Navi-pass optimisa l’itinéraire d’après le niveau de priorité payé pour son accréditation, réduisant ainsi son temps de trajet par rapport à la masse. Il maugréa au signal d’une halte, pour tracter une mini-BAN passive, sur quelques Km. Les lois de 36 sur le covoiturage lui imposaient de remplir son quota.

 

Lois pourtant quasi-obsolètes depuis que le coût du déplacement s’était effondré grâce au transport par bande Supra-Conduct. Après quoi, le milieu du XXIème  siècle vit se répandre les cités sur de considérables distances. Jusqu’à aboutir à cette constante interpénétration des territoires. Il traversa ainsi en peu de temps des fermes étatiques, des dentelles urbaines et la pleine nature. Suivant les zones, les bandes s’élargissaient plus ou moins, se ramifiaient, s’élevaient pour ne jamais en couper d’autres.

Passant d’abord les installations sommitales de sports et loisirs,  il longea en pente douce les 2 ou 3 niveaux résidentiels, aux terrasses étagées, jusqu’aux agoras. Là, le trafic s’intensifiait. Il se remémora ce 9 mai 82, quand à 13h23, le virus U-turn, inoculé à 98% des BAN, les fit partir à reculons. Les survivants des 2% restants s’en rappellent encore!

 

Il s’arrima au dock du magasin et récupéra les vêtements de cette semaine pour sa femme. Cette fois, elle gardait les mêmes marques d’affiliation. Elle ne se privait jamais de se moquer gentiment de lui, qui préférait encore avoir ses propres habits. Quitte à les laisser au placard après quelques mois. Martha, elle, avait de suite adhéré et fait pareil pour les meubles. La gamme plio-empilable venait d’être livrée. Le matériau à mémoire de forme avait certes fait des progrès. Mais dormir dans un lit pouvant se replier tout seul en 3’chrono ne l’enchantait guère. Heureusement, l’Access-meuble souscrit promettait non seulement un renouvellement fréquent, mais aussi un haut degré de fiabilité. Ca coûtait une fortune, mais comme leur fils en hériterait…

Pour la BAN, là, il avait dit non. Il voulait la Sienne. Martha eut beau lui démontrer qu’il ne servait plus à rien de posséder une chose aussi standardisée, il activa juste toutes les personnalisations possibles, en guise de réponse. Tout comme il s’en donnait à cœur joie dans son EOLE pour le modifier à son gré. C’est peut-être ici finalement qu’il se sentait vraiment chez lui.

La BAN ralentit pour laisser passer un bar et une boutique en transit. Il supposa qu’ils rejoignaient les abords du festival rock qui aurait lieu à l’autre « bout » de la ville.

Plus loin, Il logea dans la mini-soute son repas, concocté d’après les préconisations de son Médi-Prév et ses activités de la journée. Certes il aurait pu passer outre, mais la surtaxe devenait dissuasive. Voila ce qu’on récoltait après les grandes crises sanitaires: la reprise en main par des consortiums supra étatiques, amenant au monopole agro-alimentaire public.

 

Contournant une administration, sa BAN s’enfonça par une saignée et un puits de lumière pour rejoindre son bureau qui jouxtait, à l’entresol, les zones de production.

 

Ce soir, il irai longer les restes d’une ville typique du XXème, aux façades encore très majoritairement verticales à l’époque. Concentration de tours jadis prestigieuses, avec le charme lourdaud du béton naturel. Pas étonnant que tout s’écroulait à la moindre secousse. Heureusement, l’industrie pétrochimique avait su tirer parti de l’immense stock d’hydrocarbures devenu inutile. Leurs composites ouvrirent la voie à l’aération actuelle des structures, précipitant la fin de l’urbanisme monolithique. Ce qu’un politique résuma ainsi : «  nous sommes désormais passé de l’urbanisme « pâté » (de maison) à celui du gruyère ».

 

La vieille ville n’était plus le cadre des vacarmes de jadis. Dans ces quartiers populaires, délabrés, seuls restaient de rares autos à pile à combustible. On les maintenait en marche grâce à des pièces au marché noir, payées en euros papiers. Même la 18ème campagne d’éradication des monnaies non virtuelles n’avait pu en venir à bout.

Ici, on  goûtait à l’impression glaçante qu’offre un lieu ou presque rien n’était encore mobile: rampes d’accès, escaliers, trottoirs. Des murs aux coloris fixes. Des pubs aux images figées, non choisies par morpho-capteurs de ciblage.

 

On pouvait visiter ces quartiers, parait-il…

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