Un train fantome...
Jaime De Sousa
José releva la tête et se vit dans le miroir.
«C'est impossible!»Son visage avait perdu ses couleurs, il était livide, le teint crayeux. Des cernes délimitaient ses yeux verts. Ses traits étaient tirés. Sous l'effet de la transpiration, la chemise beige qu'il portait lui colla à la peau. Des perles de sueurs froides coulèrent le long de son échine et il frissonna. Il n'était pas malade, non, c'était autre chose...Son estomac se contracta. José se tint à une paroi et se concentra pour dominer l' angoisse qui menaçait de se déverser en lui. La pièce était bien trop exiguë, les cahots du foutu train dans lequel il voyageait trop importants. Comment pouvait-il se détendre? Il ne tint plus,se retourna et vomi dans la cuvette des toilettes. Il n'avait plus rien dans l'estomac, que de la bile, c'en était douloureux. «C'est impossible, se dit-il, je dois me tromper».
José se redressa comme il put, nettoya les éclats de souillures sur son pantalon, puis réajusta sa cravate et remit sa veste. Un dernier regard dans le miroir. «Ce n'est pas lui, voulut- il se convaincre, tu deviens parano mon pauvre vieux».
Il déverrouilla la porte des sanitaires et sortit.
Il n'y avait pas grande affluence dans les voitures. Il se faisait tard, ou tôt, José ne savait plus très bien; le Sud Express, reliant Lisbonne à Paris via Madrid, quittait Burgos et poursuivait inexorablement sa traversée nocturne de la péninsule ibérique vers la capitale française.
La plupart des passagers dormait. Les autres, des clandestins, erraient comme José; noctambules ferroviaires que l'on rencontrait au détour d'une voiture, hantant les wagons pour tromper l'ennui, fuyant les bras de Morphée par dépit.
L'appréhension accompagna son chemin jusqu'au wagon restaurant. José l'avait quitté en hâte quand était apparut dans la voiture, surgissant du Passé, un homme qu'il pensait ne plus jamais revoir. L'individu, vêtu d'un élégant complet veste bleu marine rehaussé d' une moustache fine, s'était assis non loin de lui et avait commandé un verre de porto au serveur.
La lumière tamisé du restaurant n'avait pas tout de suite permis à José de distinguer son visage, mais leurs regards s'étaient croisés. Il s'était alors levé brusquement, renversant sa chaise et manquant de chuter, puis était sorti. De voitures en voitures, il avait couru jusqu'à bousculer un contrôleur. Le prenant pour un énième clandestin, ce dernier lui avait demandé ses papiers et son billet, José le lui avait donné.« Ça va Senhor? Lui avait demandé le contrôleur en constatant son teint blême. On dirait que vous avez vu un fantôme.»
Il ne croyait pas si bien dire.
José remontait maintenant les voitures couchettes de première classe faiblement éclairée; son corps oscillant au claquement régulier du contact des roues sur les rails, dans une ambiance presque mortuaire. «Idéale pour rencontrer un revenant».
Il s'arrêta devant la porte d'un compartiment et l'ouvrit sans faire de bruit. Sa femme et son fils de quatre ans dormaient à poing fermé. Il les observa un long moment.
«Silveira!! On se retrouvera, sale traitre!! Et sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je te tuerai!! Je te tuerai!!!»
La promesse avait faite dans la douleur, en 1969, trois ans plus tôt. Elle n'avait jamais été tenue. José avait fini par quitter le Portugal pour oublier, pour laisser derrière lui le régime autoritaire de Lisbonne.
Il se rappela les murs blancs de la PIDE, la police politique, éclairés jours et nuits, à travers desquels résonnait la douleur des prisonniers. Il se remémora les séances de tortures quotidiennes; le supplice de l'eau, la privation du sommeil, les questions posées inlassablement des heures durant. Il se souvint des corps voutés, meurtris, dépouillés de toute humanité, les âmes marquées à jamais par la terreur...et la douleur.
De nouveaux frissons parcoururent le corps de José.
La France devait être la Terre Promise, l'espoir d'une vie meilleure pour sa famille; le Sud Express, le Sésame permettant d'y accéder.
«...sur tout ce que j'ai de plus cher au monde...» José referma la porte et poursuivit son chemin.
Lorsqu'il retourna dans la voiture restaurant, le «fantôme» s'était évaporé.
Le serveur, somnolant sur une des tables, n'avait pas retiré le verre de José, un vin rouge; ni celui contenant du Porto. José prit son verre et changea de table. Il opta pour une chaise prés de l'entrée, de manière à voir quiconque entrerait dans la voiture, tandis que lui serait plus ou moins protégé par un angle mort. José termina son verre, l'œil rivé sur l'employé.
«S'il vous plait...» répéta-t-il deux fois pour tirer le jeune serveur de sa somnolence.
Le portugais commanda un autre verre et attendit.
Avant d'entreprendre toute action, il devait s'assurer que l'homme aperçu était bien celui qu'il avait cru reconnaître. D'ailleurs avait-il été lui-même reconnu? Il n'avait pas songé à cette possibilité. Il avait laissé poussé sa barbe pour ne pas être inquiété à la frontière. Il était connu, il le savait.
Ses pieds se mirent à battre frénétiquement le sol, ses doigts tapotèrent la table de manière saccadée. José regarda à l'extérieur; le train filait à allure modeste au milieu d'une nuit sombre. Il ne voyait rien, sa propre image se reflétait sur la vitre...sa propre image et celle d'un homme l'observant à travers la lucarne d'entrée. Un homme portant une moustache fine.
Le cœur de José s'emballa, martela sourdement sa poitrine, allant jusqu'à couvrir le bruit du train dans son esprit. Il n'osa pas se retourner, pétrifié. Il ne voulait pas croiser le regard du reflet fantomatique qui s'était dessiné derrière lui. Une nouvelle sueur désagréable lui courut le long des reins, puis, la silhouette disparut.
José mit quelques minutes à retrouver son calme. Il se leva et s'approcha avec hésitation de l'entrée de la voiture. Il regarda à travers la lucarne et ne vit personne. Sur une table, un couteau avait été oublié par le serveur.
«Silveira!! On se retrouvera, sale traitre!! Et sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je te tuerai!! Je te tuerai!!!»
José prit la lame, la glissa dans la poche de son pantalon et sortit du wagon-restaurant. Il n'avait pas fait trois pas qu'il se sentit projeté en avant. Le Sud Express venait de s'arrêter brusquement.
Quelques passagers, réveillés par la secousse, commencèrent à descendre du train. C'était la quatrième fois depuis le début du voyage qu'il s'arrêtait au milieu de nulle part. Comme les fois précédentes, on sortait pour se dégourdir les jambes, respirer un peu d'air qui ne soit pas pollué par l'odeur de tabac froid, d' aliments avariés ou d'urine, et ainsi oublier quelques minutes le manque de confort de ce long périple.
José descendit et marcha le long du train, s'arrêtant devant chaque wagon pour tenter d'apercevoir son homme. Le soleil se levait sur les terres de Castille et Léon, mais il n'était pas suffisamment haut pour éclairer le visage des passagers, ombres errantes dans les ténèbres.
Certaines de ces ombres donnaient l'impression de vouloir garder un secret. Elles chuchotaient, faisant bien attention à ce que personne ne surprenne leur conversation. Il émanait de ces silhouettes un sentiment de peur que José ne comprenait pas, jusqu'à qu'il entende quelqu'un prononcer le mot buffo.
Buffo...Le terme désignait tous les collaborateurs au régime salazariste. L'homme qui avait prononcé ce mot faisait état d'une rumeur concernant la présence d'un de ces traitres dans le train. José comprit mieux l'attitude des voyageurs. Il n'y avait plus aucun doute possible sur l'identité de son fantôme, il devait agir rapidement.
Ne trouvant pas son homme à l'extérieur, José remonta dans le train et entreprit de fouiller les voitures. Elles étaient désormais presque vide.
Dans la première voiture qu'il traversa, il ne vit personne; dans la deuxième, un couple mettait à profit l'absence de leurs voisins pour assouvir sans doute un vieux fantasme. Dans la troisième, qui était celle ou sa famille...sa famille!!!
José se mit à courir. Il les avait complètement oublié. Il cria leur nom en traversant la voiture et entra comme un fou dans le compartiment...vide. Il respira profondément. Il ne voulait pas céder à la panique. Ils devaient être tout simplement dehors comme tout le monde. Il s'approcha de la fenêtre et scruta l'aube naissante. Les ombres prenaient forme humaine, les visages devenaient moins inquiétants, les ténèbres disparaissaient.
Quelqu'un frappa à la vitre. José sourit; à l'extérieur son fils le saluait. Il était dans les bras de sa mère, heureux d'assister au lever du soleil. Sa femme lui fit un clin d'œil qu'il lui retourna.
Cette nouvelle journée offrait d'heureuses perspectives. Dans moins de 10h, Paris les accueillerait et José se sentit d'un coup capable d'oublier toutes les horreurs de la dictature. Il avait une merveilleuse famille, pourquoi risquer de tout gâcher au nom de la vengeance? Le portugais évacua d'un geste d'épaule ses angoisses et ses peurs; il voulait rejoindre ses proches. Il prit le couteau dans sa poche, le cacha sous une couchette et sortit du compartiment.
La lame pénétra facilement la chair.
La première sensation de José fut un sentiment désagréable de picotement, puis ensuite, vint la douleur, intense. Il lâcha un cri, étouffé par la main d'un homme plaqué sur sa bouche.
Le Fantôme était là, devant lui, imposant. José se trompait depuis le début. Il pensait courir après un fantôme, il avait en réalité couru après La Mort. Il n'avait jamais imaginé la Faucheuse portant la moustache, cela lui fit sourire, des larmes coulèrent sur ses joues.
José tendit machinalement ses mains vers la gorge de son assassin, qui lui asséna un deuxième coup. Ses forces l'abandonnèrent, José s'affaissa sur le corps de son adversaire.
L'homme entraina sa victime vers une couchette et l'allongea. José ne sentait plus son corps. Il n'arrivait plus à parler, mais après tout que pouvait il dire à la Faucheuse?
Il ferma les yeux. Peut être rêvait- il? Il les ouvrit. La Mort était toujours là, ne trahissant aucune émotion. Il ferma de nouveau les yeux, tourna la tête vers l'extérieur, les rouvrit et aperçut son fils jouant avec sa mère. Ses paupières s'abattirent une nouvelle fois. José ne parvint plus à les ouvrir, elles étaient trop lourdes. Il sentit le souffle du Spectre près de son oreille.« Il est facile de trahir son peuple, moins de trahir sa destinée».
Ce furent les dernières paroles qu'entendit José Silveira...
Tes racines t'emmèneront loin Jimmy. Merci et bravo pour cette histoire. J'ai bien aimé.
· Il y a plus de 14 ans ·bibine-poivron
atmosphère bien rendue
· Il y a plus de 14 ans ·à fond de train
merci
ristretto
Je ne sais pas qui est Jean Ray, et je ne connais pas la nouvelle "La Choucroute"; je vais donc m'y intéresser..Obrigado jef...
· Il y a plus de 14 ans ·Jaime De Sousa
Une lecture qui me rappelle Jean Ray et une nouvelle particulière "La Choucroute". Merci.
· Il y a plus de 14 ans ·.