Un vol d'étourneaux

Catherine Pessin

Un vol d’étourneaux

 

La route était claire, la campagne douce et la fraîcheur du matin avait retardé l’éveil des étourneaux, encore trop emplumés pour sortir en bande.

Martin ne savait pas si c’était le bon chemin mais, le nez bas, les yeux rivés inlassablement sur le bitume, il avançait, imperturbable, à pas réguliers. Trop réguliers, peut-être ?

C’était un e marche machinale, automatique, synthétique, enfin la marche de quelqu’un qui ne sait pas forcément où il va !

Mais qu’importe !

Chacun de ses pas sonnait sur le sol d’un bruit sourd et régulier, comme un métronome. La cadence était sa respiration, le tempo son souffle. Le pied droit succédait au pied gauche, puis le droit, puis le gauche, gauche encore et la chute !

16204.

Bloqué. Catastrophe !

Le rythme était cassé, la cadence rompue, la honte pour martin qui se voulait être le marcheur parfait.

Pas de mal, pas de douleur mais l’équilibre était anéanti.

Comment martin avait-il pu ?

Non, ce ne pouvait être lui. Impossible !

Depuis trois jours qu’il marchait, rien de semblable ne lui était arrivé. Aucune défaillance. Son corps était robuste, son moral toujours égal, c'est-à-dire vide de problème, de soucis et pourtant il fallait un cerveau pour faire avancer cette machine infernale qu’il avait inventée. Il avait tout préparé depuis des mois, résolu à vaincre.

Une préparation exceptionnelle l’avait tenu corps et âme de nombreuses nuits, loin de son quotidien de célibataire taciturne.

Sa passion, il la laissait éclater en pleine nuit, à l’ombre des curieux et des moralisateurs.

Son état de somnolence perpétuelle lui avait valu tous les sarcasmes et les reproches de son entourage, depuis sa tendre jeunesse. Il n’en avait que faire. Son idéal était ailleurs, il se le construisait, petit à petit, jour après jour.

Il était parti à l’aube, c’était le jour où il devait se rendre chez son neurologue pour ses crises d’épilepsie chroniques. Il avait délibérément décidé de ne pas se présenter. Il avait bien mieux à faire !

L’estomac plein d’un paquet entier de biscuits et rempli d’un demi-litre de café froid, il avait refermé la porte d’appartement dans la plus grande précaution, sous le regard complice de son chat.

Parti pour son défi, il avait en lui toute la force d’un navigateur au long court, à la minute où il sait que son chemin sera long.

Non, ce blocage ne devait pas venir de lui. Tout était réglé d’avance.

Pas une faille à ses expériences antérieures qui eût pu le déstabiliser à ce moment.

Il avait tout prévu. Enfin, c’est ce qu’il croyait !

Du tonus, des forces, de la volonté, du courage, de l’endurance, il en avait… mais aussi une certaine idée de l’idéal, du supérieur, du travail bien fait.

Tout cela, il l’avait acquis à force d’une longue épreuve, ou plutôt, c’était le résultat d’un échec jamais révélé, si bien ancré au fond de lui-même.

Oui, il avait fait deux pas du même pied, et le gauche de surcroît !

Serai-ti devenu gauche lui aussi ?

Non ; ce n’était pas possible !

C’était inadmissible ! il était fou de rage. Son orgueil lui enfonçait des coups de poignards dans cette zone qu’on appelait matière grise.

A cet instant précis, il vit cette matière grise s’assombrir davantage jusqu’à se noircir complètement.

Ce fut un moment de panique inexplicable.

Il avait des vues de l’intérieur, d’où il contrôlait tout.

En un éclair, il comprit ce qui s’était passé.

Non pas sur cette petite route qui sentait encore le silence mais dans cette zone sacrée qu’était le cerveau.

Ce ne pouvait être lui l’auteur de cette fourberie, de cette méprise.

A l’intérieur, il interrogea tout ce système qu’il avait méticuleusement conçu, avec tout l’acharnement et la patience requise pour installer son programme.

Martin était informaticien. De longues études à la faculté de Harvard avaient eu raison de lui. Il était revenu en France pour mettre à dispositions son savoir. Son plus illustre client fur le CAO- plus connu sous le nom de « Conseil Opérationnel des Armées ».

Il avait réalisé avec succès de très hautes performances en matière de stratégie nucléaire supérieure, et ce, à l’aide d’un fabuleux réseau de micro-ordinateurs.

Admiré, craint, mais avant tout respecté, il avait obtenu l’estime des plus hautes autorités du pays.

Mais revenons à cet instant qui lui valut toutes les foudres et les courts-circuits de son être.

Déconnecté, débranché, ébranlé, il n’avait plus les capacités nécessaires pour comprendre la faille.

Il lui fallait reprendre à zéro le circuit.

Mais comment réussir puisque quelque chose avait sauté, et où ? A quel moment ? Où en était son programme ? Où était-il sur la route ?

D’ailleurs, qu’importait cette route qu’il n’avait pas vue, si ce n’est ce vague espace grisâtre qui défilait sous ses pieds !

Reprendre à zéro, cela vouait dire revenir en arrière, refaire le chemin à l’envers dans sa tête et dans la campagne.

Trois jours et trois nuits et surtout 16204 pas comptés, inventoriés. Précision qui lui allait être nécessaire désormais.

Il avait bien remarqué é à 5010, un certaine vibration dans tout son être mais il avait pu la maîtriser et tout était redevenu normal.

Peut-être s’agissait-il alors d’une baisse de tension du voltage, ou bien, vu de l’extérieur, le passage d’un étourneau qui l’avait distrait…

Une chose était sûre : à 16204, tout s’était bloqué.

Comment ? Pourquoi ?

Lui qui avait espéré passer le cap des 800 000 sans erreur, sans fausse note, ou si l’on veut sans fausse route !

Le chiffre bloqué ne le satisfaisait pas .Martin prit sa tête dans ses mains et ferma les yeux. Il fit abstraction de l’espace environnant, essayant de se détendre. Il respira profondément pour retrouver un  surplus d’oxygène.

En réalité, il n’avait pas encore pris conscience de sa situation physique. Le désastre venait de plus haut, du plus profond de lui –même. A vrai dire, il avait l’air plutôt ridicule, le nez écrasé au sol, les bras écartés et le pied gauche tordu d’une curieuse manière.

16204

Martin secoua la tête, repensa ses calculs, les mit en  mémoire d’une façon hallucinante, réintégra le circuit et vérifia les données.

Tout était correct.

Toutefois quelque chose le gênait. Pourquoi ce blocage ? Aurait-il perdu un neurone ou deux ?

Impossible ! Il était maître de recherche au CNRS. Ce ne pouvait être cela !

Il vérifia plus loin ses capacités.

L’exactitude de son procédé ne pouvait être mise en cause. La haute technicité de sa propre personne surmonterait tous les obstacles. C’était inscrit en lui !

Il n’avait pas passé un an à s’auto-informatiser pour rien !

En remontant au-delà de ses données artificielles, il arriva à la zone des sens. Une stimulation s’imposait.

Par où commencer ?

Le naturel le mettait mal à l’

Le naturel le mettait mal à l’aise. La spontanéité n’était pas aussi vraie. Il avait appris de façon professionnelle à exécuter et à ordonner toute chose qu’in en avait presque oublier le vrai fonctionnement de la vie.

Mais sa force de caractère et sa féroce envie de comprendre ce qui lui était arrivé s’unirent pour transpercer l’irréel.

C’est alors qu’il ouvrit les yeux.

La vue existait.

Il reconnut la route qui lui était familière mais il fallait aller plus loin dans ses recherches.

Il osa porter son regard au-delà du bitume et découvrit les arbres, une grange au loin, et un épais nuage noir qui avançait.

Premier bon point. Il se rassura un peu.

Puis soudain un impressionnant vol d’étourneaux survola la campagne,  en laissant à l’écho la plainte bizarre de leurs cris effarouchés.

Martin se boucha les oreilles de ses mains.

Il avait trop entendu ces cris ; et pourtant, il en fut davantage rassuré.

Il se redressa enfin, stupéfait de se retrouver assis au milieu de la route, une douleur étrange dans l’aile gauche du nez. Ses yeux lui rendirent encore un service.

Au niveau de sa cheville gauche, il vit un caillou, un caillou.

Un caillou pas plus gros qu’une pomme !

Il le prit dans sa main, le regarda longuement, le fixa d’un air hébété et, machinalement, le caressa sous touts des formes.

C’était un caillou tout bête.

Il le polit de son pouce et le porta à ses lèvres pour l’embrasser, le goûter, le humer. Il se délecta de sa découverte salvatrice.

Martin sourit d’un large sourire comme l’eût fait un enfant en découvrant son cadeau de Noël.

Il était heureux et fier d’avoir compris. Ses tumultes s’étaient apaisés. Le verdict était rendu : il n’était pas coupable.

Un vol d’étourneaux bruissa l’air moite de Juillet, déchirant une plainte à travers la campagne.

Une pluie d’orage s’abattit violemment sur Matin qui souriait encore à son caillou.

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