Une autoroute à risque...

David Charlier

(Articulation)

 1-      La famille Ravier : Victor, le père. Estelle, la mère, deux ados : Anthony et Lola. Ils prennent la route des vacances, sur l’autoroute A666. Ils prennent une pause au Grill d’enfer pour déjeuner. Victor est nerveux, depuis qu’il a passé la porte de l’établissement. Au moment de repartir, il se volatilise.

2-      La Police est sur place et a fermé l’aire d’autoroute. le Major Picard commande le dispositif. Ses hommes trouvent le portail de service fracturé. Commence son enquête et décide d’héberger le reste de la famille dans la caserne de gendarmerie.

3-      Le lendemain, pas de nouvelles de Victor. Picard convoque Estelle dans son bureau. Le gendarme n’a retrouvé aucune trace de son mari, passée une certaine période. Officiellement, il n’existe pas. Estelle tombe des nues, d’autant que Picard menace de la placer en garde à vue.

4-      Victor se réveille dans une pièce obscure. A le corps endolori, parce qu’il a reçu des coups. Quelqu’un vient dans sa cellule : « C’est bien lui », dit une voix. L’homme se plante en face de lui et lui lance : « Bonjour, Nicolaï. Tu n’imagines pas la joie que j’ai à te revoir. ».

5-      Picard a découvert la véritable identité de Victor et de son ravisseur, qui font partie de la mafia russe. Estelle vit un cauchemar éveillé. En parallèle, Victor / Nicolaï est interrogé. L’homme demande où il a caché ce qui lui appartenait avant de disparaître.

6-       Picard consulte un dossier Interpol : Nicolaï Assimov a disparu du circuit après le vol d’un diamantaire, en même temps que le butin. Il met la pression sur Estelle, qu’il imagine complice de son mari. L’interrogatoire de Victor reprend, avec de la torture. Ses bourreaux cherchent les diamants. Comme il refuse toujours de parler, le ravisseur est envoyé pour enlever Estelle.

7-      Estelle, mal en point, sort prendre l’air avec ses enfants. Picard les accompagne, d’autorité. L’agression du ravisseur survient peu de temps après. Lola est touchée au ventre par une balle perdue, mais l’agresseur s’enfuit sans Estelle.

8-      Picard, suivi par Estelle, pourchasse le suspect. L’homme meurt dans une fusillade, sans parler. Picard trouve sur lui un téléphone portable, qui relance l’enquête et permet de trouver le lieu de captivité de Victor.

9-       Victor est interrogé sans relâche. Mais le mafieux s’impatiente et le blesse d’un coup de feu. Décide de le tuer à petit feu, jusqu’à ce qu’il parle. Mais l’assaut est lancé par les gendarmes. Un homme tombe, touché net.

10-  Epilogue à l’hôpital. Victor est soigné et raconte son histoire. Il a voulu quitter la mafia, dans laquelle il est entré un peu par hasard. Après son coup, il a gardé les diamants, qui devaient alimenter le trafic d’armes et les a offert à des associations humanitaires. N’en a gardé qu’un seul, offert à Estelle. Malgré ses obligations, Picard décide de ne pas confier Victor à Interpol. Officiellement, les gendarmes ont abattu deux mafieux recherchés par la police. Les Ravier repartent chez eux, abandonnant toute idée de vacances.

Episode 1

 Samedi 7 juillet 2012, quelque part en région Parisienne, 7 heures11.

— Lola, tu l’as retrouvé ce lecteur MP3 ? Dépêche-toi un peu, Anthony est presque prêt. On n’attend plus que vous deux pour partir.

Victor Ravier revint vers sa voiture, impatient de quitter la résidence pour se lancer sur la route des vacances. Comme souvent avec les ados, le retard s’accumulait au fil des minutes. Sous les prétextes les plus variés : un vêtement soudain indispensable, sur lequel on ne parvient plus à remettre la main, un téléphone portable qui n’est pas encore complètement chargé, un dernier passage aux toilettes. Avant qu’il ne ferme le coffre d’un geste rageur, sa femme lui posa une main sur l’épaule.

— Détends-toi, chéri. Nous sommes tous impatients de profiter de nos premières vacances. Tu sais comment sont les enfants…

— Oui, bien sûr. Mais cela fait au moins une demi-heure que nous devrions rouler. J’ai peur que nous soyons coincés au milieu des embouteillages, si l’on continue à trainer. Et je tiens vraiment à profiter de chaque minute de nos premières vacances en famille. Enfin, les premières vacances que l’on s’offre, sans être obligés d’aller squatter chez tes parents.

Estelle lui caressa la joue en souriant.

— Les premières vraies vacances depuis nos séjours en amoureux, quand les enfants n’étaient pas encore nés. Allez, je les appelle tous les deux et on y va.

Dix minutes plus tard, le réservoir de contretemps enfin épuisé, Victor Ravier démarra le moteur et engagea la voiture familiale dans la rue. Il accordait un regard distrait au paysage familier de leur quartier pour se projeter sur la terrasse du mobil-home qu’ils avaient loué pour l’été. Le camping qui les attendait était planté en bordure d’un petit village de l’arrière-pays Toulousain. Presque dix heures de route, en comptant les pauses. Avec un peu de chance, il espérait arriver à temps pour prendre un apéritif à l’ombre et regarder le soleil décliner sur l’horizon. Au cours des deux semaines à venir, il comptait bien oublier ses clients, les alarmes qu’il distribuait et posait, les devis et les factures en souffrance.

Les Ravier laissèrent échapper un soupir au péage de l’A666, quand la barrière s’éleva pour leur ouvrir la route des vacances.

Grisé par cette liberté retrouvée, Victor écrasa la pédale d’accélérateur pour s’élancer sur le ruban d’asphalte. Ces vacances promettaient d’être inoubliables.

Relais autoroutier le « Grill d’enfer », 13h24

Victor gara la voiture sur l’immense parking, sous l’ombre d’un pin parasol. De fait, même si le trafic s’intensifiait, pour le moment, les zones d’embouteillage restaient marginales. Fourbu et affamé par la conduite, il venait de proposer une pause-repas. Proposition accueillie avec enthousiasme par sa famille. Eux aussi n’en pouvaient déjà plus d’être coincés dans une caisse de métal. Au pire, ils prolongeraient un peu plus l’arrêt si des bouchons commençaient à apparaître.

Victor s’étira longuement en sortant de leur monospace. Il jeta un œil sur le relais. L’endroit ressemblait à n’importe quelle autre aire d’autoroute : une large station-service hors de prix, une épicerie où l’on trouvait de quoi grignoter ou de quoi alimenter son véhicule en huile moteur, une rangée de sanitaires nettoyés toutes les heures, l’inévitable parking routier (déjà bondé), une cafétéria et le ballet cosmopolite des voyageurs. Se croisaient ici les nationalités les plus improbables, des représentants de chacun des départements de France, une foule pressée de types qui effectuaient un trajet pour leur travail. Des éclats de voix derrière lui le tirèrent de sa rêverie. Les deux ados se disputaient, pour une raison qui lui échappait. Il était question de musique, de concert, de tel-chanteur meilleur qu’un autre. Il leva les yeux au ciel en soupirant et supplia Estelle du regard de les calmer. Celle-ci se mit à rire et poussa doucement les deux ados vers l’entrée du restau.

Peu après, ils quittèrent les différents présentoirs à buffets pour prendre la file à la caisse. Estelle farfouillait dans son sac à la recherche de sa carte bancaire quand un homme rustre la bouscula durement. Sous l’impact, ses affaires se dispersèrent sur le carrelage.

— Eh ! Faites attention, lui dit-elle d’un ton agacé. Vous pourriez faire la queue comme tout le monde. Ou, tout au moins, vous excuser.

Elle observa l’homme quelques instants. D’une taille moyenne, trapu, une barbe de trois jours assombrissait son visage buriné. Souvenir d’une opération mal exécutée ou d’un drame plus prégnant, une cicatrice lui barrait le front de part en part. Habillé d’un jean et d’une chemise, son allure évoquait le routier négligé. Estelle ne put s’empêcher de frémir quand l’homme lui lança un regard où perçaient la haine et le peu de cas qu’il se faisait d’elle. Il se raidit comme s’il se préparait à répliquer, puis se ravisa. Il dépassa les caisses et disparut dans la salle de restauration. Suffoquée, Estelle reprit ses esprits après quelques secondes de flottement.

Mi-effrayée, mi-scandalisée, elle rassembla ses effets éparpillés sur le sol et les remis dans son sac.

— Tu as vu cet ours, chéri ? dit-elle se relevant. On ne peut pas dire que la politesse l’étouffe, celui-ci. Oh, Vic, tu me réponds ? Mais, que se passe-t-il ?

Son mari avait le teint livide et avait le regard rivé vers l’arrière des caisses. Estelle perçut du coin de l’œil le tremblement qui agitait ses mains. L’éventualité qu’il soit victime d’une attaque cardiaque vint la saisir subitement. Entre fatigue, chaleur et déshydratation, elle craignait qu’il ne s’écroule devant elle. Lorsqu’elle la pinça, l’épaule de Victor semblait flasque, comme vidée de l’énergie qui anime d’habitude ce corps. Estelle commença à sérieusement paniquer, d’autant que plusieurs regards se tournaient peu à peu vers eux.

— Oh, Victor ! Tu m’entends ? Tu ne te sens pas bien ?

Elle allait hurler pour que quelqu’un appelle une ambulance, quand Victor prit pied à nouveau avec la réalité.

— Tu disais quoi ? J’ai eu comme un malaise.

— Tu m’as fait peur. Tu ressemblais à un cadavre qui venait de voir un fantôme. Plus blanc que ça, je ne vois qu’une dose de lessive. Ça va mieux, maintenant ? S’il le faut, je peux t’apporter un verre d’eau sucrée.

— Non, non. C’est bon. Ne t’inquiète pas.

Estelle n’insista pas et régla la note. Munis de leurs plateaux, ils s’installèrent tous les quatre à une table isolée.

Pendant qu’ils dévoraient l’entrée en silence, Estelle jetait des coups d’œil furtifs à son mari. L’inquiétude qui l’avait saisie, depuis la sorte de transe dans laquelle il était entré, ne la quittait plus. De fait, Victor avait l’air très nerveux. Malgré la climatisation qui tournait à fond, son front était moite de transpiration et il ne cessait de dévisager les clients du restaurant. Elle décida de récupérer le volant dès qu’ils reprendraient la route. Et ce, quoi qu’il puisse en dire. Dans son état, conduire une voiture sur un trajet de plusieurs heures était tout simplement inconcevable. Mais, dans quel « état » se trouvait justement Victor ? Elle n’en avait aucune idée. Depuis leur rencontre il y a une vingtaine d’années, il s’agissait de la première fois qu’elle le voyait comme cela. Si le problème persistait, elle prendrait rendez-vous chez le cardiologue pour lui, trancha-t-elle in petto.

Pour détendre l’atmosphère, elle aborda la question du programme prévu pendant le séjour :

— Au fait, toujours d’accord pour visiter la Cité de Carcassonne ?

— Sérieux, Ma’, intervint Lola, on va pas passer deux semaines à voir des vieilles pierres. Ça craint grave, comme plan. Je veux aller bronzer à la plage, moi.

— Ouais, c’est clair, renchérit son ainé. Déjà qu’on va crécher dans un trou perdu. J’avais prévu d’aller deux ou trois fois en boite sur Toulouse, moi.

Estelle sentait la moutarde lui monter au nez. Tête baissée sur la table, elle se pinça le nez pour chercher l’apaisement et éviter de leur crier au visage.

— Vous me fatiguez... Vous ferez ce qu’on vous dira. Pour commencer, toi, Lola, tu sais très bien qu’il était prévu d’aller plusieurs fois à la mer. Alors, tu ne vas pas commencer à nous prendre la tête dès le premier jour. Ensuite, Anthony, tu as dix-sept ans, pas encore dix-huit donc. Et comme tu es mineur, tu es sous notre responsabilité. Pas question pour le moment d’aller en boite de nuit sans nous. Me suis-je bien fait comprendre ?

Renfrognés, les deux adolescents repoussèrent leurs assiettes et boudèrent, comme deux petits enfants déçus. Deux petits enfants qu’ils ne sont plus, malheureusement, se prit à penser Estelle. C’est alors que Victor sortit de sa réserve avec fracas :

— Votre mère a raison. D’ailleurs, vous n’avez toujours pas avalé votre plat ? Dépêchez-vous, je n’ai pas l’intention de passer trois plombes dans ce truc. Il serait peut-être temps que vous obéissiez un peu plus. Vous n’êtes plus des gosses, mais quelquefois, je me pose la question de votre âge mental. Allez, grouillez-vous, avant que je décide de partir sans vous. Que vous ayez fini ou pas votre assiette…

Aussi surpris qu’elle, Anthony et Lola reprirent la dégustation de leurs steaks-frites sans quitter leur père des yeux. Estelle se tourna vers Victor, interdite. Après son malaise peu ordinaire, il venait de parler aux enfants sur un ton tout à fait inédit. Depuis leur naissance, s’il existait un rôle qu’il n’avait jamais réussi à assumer, c’était bien celui de gendarme. Lorsqu’il fallait les gronder ou les punir, c’est souvent elle qui devait s’y coller. Décidément, soit cette journée le mettait sur les nerfs, soit il se passait quelque chose qu’elle ignorait.

Victor se mortifiait de laisser déborder sa nervosité sur les enfants. Il avait eu un mauvais pressentiment en entrant dans le restaurant. Dès la file d’attente aux caisses, quelque chose dans l’air, dans les visages des clients, lui avait déplu. Plongé en pleine réflexion, il lui avait fallu un temps fou pour revenir sur Terre et répondre aux appels de sa femme. Dans son regard, il a compris qu’il était parti bien plus loin qu’il ne l’aurait imaginé. Et loin de s’arranger quand il avait commencé son entrée, son mal-être s’était accentué. Jusqu’à devenir insupportable. La querelle entre Estelle et ses enfants avaient ouvert les vannes. Lui qui détestait ça, avait dû imposer son autorité. Pourtant, il ne parvenait toujours pas à poser une explication rationnelle sur tout ça. Les Ravier ne risquaient rien : la voiture était révisée, le trajet prévu de longue date, le trafic plutôt sûr, bien que soutenu. Chaque minute supplémentaire qu’il passait dans ce relais ne faisait qu’amplifier le sentiment que quelque chose allait se passer. Mais il ne lut aucune hostilité dans les regards des convives, ne décela aucun signe d’agitation. Aucun type alcoolisé et agressif.

— Bon Dieu, marmonna-t-il, mais c’est quoi, ce qui me fout la trouille comme ça ?

— Tu disais, chéri ? demanda Estelle.

— Rien. Je me disais que la nourriture n’est pas si mauvaise, ici. Non ?

— Oui, c’est vrai. Bon, on a fini, tu veux y aller ?

— S’il te plait.

La libération, enfin. Il n’y croyait plus. Il se leva aussitôt, le plateau dans la main pour l’abandonner sur une desserte.

— Tu veux bien aller acheter des glaces, s’il te plait ? Emmène les enfants, je dois aller aux toilettes. On les mangera en route.

— Pas de soucis. On se rejoint à la voiture.

Elle lui tournait déjà le dos, quand une inspiration le saisit. Il l’appela et la fit revenir un pas en arrière.

— Oui ?

— Je t’aime, Estelle…

Cette journée se révélait décidément pleine de surprises. Voilà que Victor la rappelait parce qu’elle était partie sans l’embrasser. Comme à leurs débuts. Et tout aussi agréable qu’à l’époque. Elle l’embrassa sans hésiter et lui fit un signe de la main en fendant la foule qui convergeait vers les buffets.

— Moi aussi, je t’aime, lui glissa-t-elle en lui adressant un clin d’œil.

Elle s’engouffra enfin aux toilettes. L’heure aidant, la pièce s’était peu à peu vidée de vessies sur le point d’exploser. La plupart des clients avait repris son périple vers les vacances. Estelle avait donc l’embarras du choix et s’installa dans une cabine qui avait l’air plus propre que les autres. Peu après, elle entendit la porte s’ouvrir doucement, comme si le nouvel arrivant cherchait le maximum de discrétion. Sans s’en préoccuper, elle tira la chasse d’eau, se rhabilla et sortit se laver les mains. C’est là qu’elle le vit. Un cri muet s’échappa de sa gorge, accompagné d’un sursaut. L’homme qui l’avait bousculée se tenait entre la porte, promesse rassurante vers la vie, et elle. Les yeux qu’il dardait sur ses formes la déshabillaient lentement, avec délectation. Elle voulut hurler, pria pour que quelqu’un entre et la sauve des griffes de ce malade, mais personne ne vint à son secours. Elle tenta de le raisonner :

— Vous vous êtes trompé, monsieur. Les toilettes hommes sont de l’autre côté. Pardonnez-moi, je voudrais passer.

Ça sonnait tellement faux qu’elle-même n’était pas convaincue par sa fermeté feinte. Comme l’homme ne répondait pas, elle chercha à le contourner par un côté, quand sa main puissante vint claquer contre le bois de la porte, pour bloquer le passage. Estelle était coincée avec la brute. Il se passerait plusieurs minutes avant que son mari ne vienne la chercher. De longues minutes dont ce type pouvait disposer à loisir.

— Vous ne sortez pas de suite, dit-il simplement.

Son haleine rance caressait les joues d’Estelle, qui réprima un frisson d’horreur. L’homme sentait l’alcool, le tabac froid et la sueur. Un fauve qui se délecte par avance de la proie qu’il tient entre ses pattes. Quand sa main s’approcha de sa gorge, les larmes qu’elle retenait depuis l’entrée en scène de son bourreau s’échappèrent en ruisseaux sur son visage.

Déjà installé dans la voiture, soulagé de fuir le climat oppressant de la station, Victor s’impatientait. Plus vite il mettrait de distance entre cette aire et lui, plus vite il se sentirait mieux. Sa femme tardait à revenir et les ados commençaient à lui taper sur le système. En proie à de sempiternelles jérémiades, d’incessantes disputes, il comptait sur la conduite pour penser à autre chose. Pour le moment, Lola exigeait de décider de la programmation musicale du reste du trajet, composée de chanteurs à la mode. De jeunes minets qui feraient mieux de bosser à l’école au lieu de parader devant des adolescentes au bord de l’évanouissement, comme le pensait Victor.. L’idée ne convenait pas à son frère, qui souhaitait écouter ses albums de techno. Victor n’y tenait plus :

— Vous pouvez me dire pourquoi on vous a offert des lecteurs MP3, avec votre mère ? Pour ne pas faire de jaloux, c’est ma musique que nous allons passer. J’espère que vous aimez U2 ou Dire Straits, parce ce que c’est ce que vous allez écouter jusqu’à l’arrivée.

— Franchement, t’abuse…

— Oui. C’est l’avantage d’être le patron : on tranche et on remet les choses à plat.

Un coup d’œil vers les portes coulissantes de la station : toujours pas d’Estelle en vue. En soupirant, Victor attrapa son téléphone portable et composa le numéro de sa femme :

— Elle fait quoi votre mère, bon sang… A tous les coups, elle ne va pas répondre.

— Ah oui, ça c’est vrai. Par contre, suffit que ce soit mamie et là, il faut de suite sauter sur le téléphone. C’est pareil quand j’essaye de l’appeler parce que j’ai loupé le bus en sortant du collège.

— Lola… C’est pas le moment, ok ? Tais-toi un peu, j’entends à peine la sonnerie.

Cinq tonalités et le répondeur qui s’enclenche. Il l’aurait parié. D’exaspération, il éteignit sans laisser de message et balança son appareil sur le tableau de bord.

— Papa, j’ai chaud. Le soleil est en train de me cramer, à travers la vitre.

— Oui, moi aussi. Tu peux mettre la clim’ ?

Sans répondre, il mit le moteur en route et brancha l’air conditionné. Très vite, une ondée rafraichissante balaya le volume de l’habitacle. Il pianota des doigts sur le volant encore un moment, jusqu’à ce que la température soit acceptable. Puis, plus impatient que jamais, il se tourna vers eux :

— Bon, je vais aller la chercher. Vous voulez des barres chocolatées et des sodas pour le reste du voyage ? Parce que je ne sais pas si l’on s’arrêtera à nouveau. Autant prévoir le coup.

— Ok, Pa’ ! Ça marche pour moi.

— Pour moi aussi.

— Très bien, vous m’attendez ici. J’en ai pour trois minutes.

Plus inquiet qu’en colère, il se dirigeait d’un pas hésitant vers la station. Cela faisait maintenant presque dix minutes qu’Estelle les avait quittés pour se rendre aux toilettes. Elle aurait dû les rejoindre depuis longtemps. En temps normal, il ne se serait pas alarmé pour si peu. Estelle aimait flâner parmi les boutiques et faire du lèche-vitrines. Elle se moquera de lui quand il la retrouvera en train de comparer les prix de maillots de bains. Mais pas de trace d’elle autour des présentoirs, aucune silhouette familière dans les boutiques. Une boule d’angoisse remonta jusque dans sa gorge, plus violente que celle qu’il avait ressentie avant le déjeuner. Il remontait l’allée centrale, à allure croissante, quand il stoppa net. A proximité des distributeurs automatiques de boissons, il mit le doigt sur ce qui l’effrayait depuis plus d’une heure et demie : un homme, qui sortait des toilettes en jetant des regards de côté, comme s’il craignait d’être suivi. Oubliant toute prudence, Victor lui emboita le pas. Si ce type avait touché à un cheveu de sa femme, il se sentait prêt à lui faire regretter.

Estelle pleurait à chaudes larmes, recroquevillée sur le sol. Lorsque l’homme avait approché sa main, elle s’était affalée sur le carrelage, soumise aux désirs de son bourreau. Pourtant, au lieu de profiter de son avantage, il s’était redressé et la considérait d’un air perplexe.

— Que vous arrive-t-il ?

— Laissez-moi, j’ai de l’argent ! Ne me tuez pas, j’ai deux enfants et un mari qui m’attendent. Je vous donnerai tout ce que j’ai.

— Vous tuer ? Vous déraillez, ma parole. Je ne vous veux aucun mal.

Estelle releva la tête dans sa direction, cherchant le moindre accent de sincérité sur ce visage grêlé. Elle se laissa faire quand il lui tendit la main pour l’aider à se relever.

— Mais pourquoi m’avoir coincée ici, dans ce cas ? dit-elle, sur la défensive.

L’homme se gratta la tête, gêné par la tournure que prenait la situation.

— Je voulais juste vous parler et m’excuser pour mon comportement de tout à l’heure. J’ai vu que vous alliez aux toilettes et je me suis dit que le moment était idéal. C’est tout…

— Pardon ?

— Je n’aurais pas dû vous bousculer comme ça. Je me suis conduit comme un idiot. J’ai des soucis d’argent depuis quelques mois. Sans parler de mon couple, qui part en vrille. Alors, j’ai un peu la tête ailleurs et je me montre plus agressif que je le suis en réalité. Vous ne m’en voulez pas ?

Estelle se sentait désormais plus gênée que l’homme. Elle l’avait jugé sur son apparence, sans tenir compte des problèmes éventuels qu’il pouvait affronter. A jouer les victimes comme elle venait de le faire, il la prenait très certainement pour une folle. Sans parler de ce pour quoi elle venait de le faire passer : un tueur sanguinaire. Elle se dandinait sur ses talons.

— C’est à moi de m’excuser, monsieur.

— Norbert. Et je n’accepte pas les votre. Plus d’une m’aurait giflée, à votre place. Et elle aurait eu raison. Faites une bonne route, je dois partir maintenant.

Il la laissa sur place, encore sous le coup de sa frayeur. Elle sortit enfin, après s’être rajustée, impatiente de raconter son aventure à Victor. Il la taquinerait et dirait qu’elle est cinglée, mais elle en rirait avec lui d’ici une dizaine de kilomètres. Elle plissa les yeux sous la morsure du soleil, qui brûlait le parking, et courut droit vers la voiture.

La musique à fond, le moteur tournant au ralenti, les ados étaient seuls dans le monospace. Elle coupa l’autoradio et s’adressa aux deux jeunes :

— Où est votre père ?

— Il est parti te chercher. Tu ne l’as pas vu ?

— Non…

Elle referma la portière, repartit à l’intérieur du relais et passa l’établissement en revue pendant dix minutes. Victor était introuvable. Avec le souvenir de son malaise qui la hantait, elle se laissa aller à la panique. A la limite de l’hystérie, elle se rua vers l’accueil et interrogea le personnel, une photo de son mari à la main :

— Vous n’auriez pas vu cet homme ? C’est mon mari et je ne le trouve nulle part.

— Il est peut-être dans un recoin. On va faire un appel micro. Donnez-moi son nom.

Lorsqu’Estelle entendit les haut-parleurs cracher que Victor Ravier était attendu à l’accueil du Relais, elle sut que quelque chose de grave venait de se passer. Quand le gérant de la station suggéra d’appeler la police, plusieurs minutes encore venaient de s’écouler. Elle s’effondra enfin quand ses enfants, après avoir entendu l’annonce, vinrent lui demander où était leur père.

Tout devait être parfait pour cette journée, programmée au cordeau pour être inoubliable. La mécanique rodée et huilée fonctionnait comme prévue, jusqu’à ce qu’ils viennent prendre leur repas au Grill d’enfer. Pour que se produise l’impensable, pour vivre ce qu’aucun des membres de la famille n’aurait osé imaginer dans le scénario : Victor Ravier s’était volatilisé…

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