une étincelle dans les yeux
sophia
Cela faisait quelques mois que je lui rendais visite le dimanche à quinze heures précises. Chaque samedi, je téléphonais chez elle avec un ton faussement interrogateur:
- Tu ne serais pas libre demain après-midi, autour de, je ne sais pas… Quinze heures ? Oui, sûr ? Quelle chance, moi aussi, je me réjouis !
Toutes deux savions tacitement que c’était une chose convenue, ce rendez-vous du lendemain. Mais on avait besoin de cette petite mise en scène – la feinte d’un miracle dans l’accolement de nos agendas - car elle donnait plus de goût à notre tradition.
Au début du cycle de nos dimanches après-midi, je lui apportais de petits présents : un flacon de parfum, un livre, des boucles d’oreille... Puis j’ai senti que cela commençait à la mettre mal à l’aise – rien n’est pire que la pitié, répétait-elle souvent d’une voix tranchante. Je me résolus donc à venir sans rien, hormis mon sourire de circonstance et mon allure artificiellement dégagée, les mains dans les poches arrières de mon jeans. Par le biais des cadeaux, l’ostentation de mon amitié semblait lui causer du chagrin et je m’étais juré de ne plus lui en faire de ma vie.
Ce dimanche-là, nous étions en mai et tout dans la nature reflétait le début de l’été et la désinvolture ; chaque petit coin d’herbe appelait au pique-nique ainsi qu’à la citronnade sous les peupliers, ou au petit blanc sec, avalé par menues lampées en fin d’après-midi, après une sieste indolente. Nous étions en mai et quelques courageux accouraient en direction du lac avec la ferme intention de s’y baigner, bien que celui-ci fût encore frisquet. D’autres se prélassaient en parcourant le journal sur les terrasses de café dressées partout en ville, remuant d’aise chaque orteil inondé de soleil dans leurs chaussures ouvertes.
Ce dimanche-là, la brise répandait un parfum d’allégresse faisant virevolter les nappes de bistrots comme les jupes des filles, mais il ne m’atteignait guère.
Clara, je vais voir Clara
Clara prenait du temps pour ouvrir. Elle était sûrement devant le miroir de sa salle de bain car elle se faisait belle avant chaque visite. Plus j’attendais, plus l’angoisse se creusait au beau milieu de mon ventre. Au bout d’un moment, je percevais le bruit de ses petits pas de l’autre côté de la cloison ; le cœur battant, je guettais l’ouverture de la porte dans un grincement aigre. Elle m’apparaissait, jolie comme un ange avec ses cheveux courts qui encadraient délicatement son visage pâle. Ses lèvres étaient d’une teinte plus terne qu’à l’ordinaire - une sorte de beige tirant vers l’écru – et fort sèches aussi. Au sourire qu’elle me lança, je supposai que ces dernières devaient lui faire mal et distinguai clairement un petit sillon qui se dessinait à droite de sa lèvre inférieure. Ses yeux, bien qu’un peu battus par des nuits capricieuses, n’étaient pas moins ardents qu’à l’ordinaire, mais avaient gagné une douceur infinie. Un air doux et triste de Madone, j’ai pensé tout de suite en la regardant. Quant à ses joues, la couleur fleurie de l’enfance ne les avait point abandonnées et elles demeuraient triomphalement rebondies. L’apparence entière de Clara s’avérait une fusion paradoxale et incongrue entre force et apathie. Un bloc de ténacité dissimulé d’un drapé de langueur.
- Quelle joie de te voir ! Je t’ai amené un très bon film que nous pourrions regarder ensemble, pour autant que tu en aies envie, bien sûr ! Et tu as si bonne mine ! Impossible de croire que… Avant toute chose, comment vas-tu ? alignai-je trop rapidement.
- Et bien merci, j’avoue avoir un peu triché, tu sais. Que serions-nous, pauvres créatures présomptueuses, sans le coup de pouce du fard à joues ! Le film, ça t’ennuie si on le regarde une autre fois ? Il fait beau et je n’ai pas mis le nez hors de ma chambre depuis des lustres… Je préférerais qu’on aille s’asseoir au soleil sur le banc de la terrasse, pour prendre l’air.
Clara s’y engagea la première, doucement, traînant derrière elle son appareil à morphine portatif. C’était la première fois que je le voyais, la première fois que cet intrus allait s’inviter – s’imposer plutôt - à l’un de nos apartés. Marchant derrière Clara et derrière la chose, je l’examinais avec circonspection. C’était donc elle, la machine maudite, l’instrument du diable - symbole que l’état de santé de mon amie avait encore décliné en si peu de temps. Dimanche passé, ce truc n’était pas là ; aujourd’hui, il allait se hisser sur le banc entre nos deux silhouettes. Et dans cette simple pompe en plastique, je le voyais lui, le crabe, le cancer, le monstre. Il était là entre nous deux et ne s’en irait point désormais.
Clara tousse et parle à peine. Elle a retroussé les manches de sa jaquette et je contemple l’un de ses bras, si maigre et si blanc que l’on devine les veines bleutées qui le lacèrent. Elle allume une cigarette, tire une bouffée, et tousse à nouveau.
- Ca n’a pas l’air de te faire tellement de bien, tu es sûr que tu veux finir cette cigarette ?
- C’est une des petites joies qu’il me reste, j’y tiens !
Je ne sais que répondre. La mort est là, toute proche, imminente, alors que dire ? Que fumer est nocif, qu’il ne vaudrait mieux pas ? La chimiothérapie, la radiothérapie, les rayons, le régime crû, le naturopathe, le lait de soja, les graines de lin, le tofu : ils ont tous échoué. Ne reste plus rien alors que les derniers plaisirs. Les cigarettes et quelques rayons de soleil sur la terrasse. Et regarder le gros chat roux qui se vautre sur les dalles tièdes, s’étirant d’aise en ronronnant.
Les volutes blêmes expulsées par la bouche de Clara volent vers le ciel pendant que nous regardons dans le vide sans dire un mot. Maintenant que l’espoir a fui, que les promesses de rémission ont pris le visage du mensonge, il ne me reste plus que l’apaisement de saisir sa petite main glacée et de la serrer dans la mienne.
Elle est là, elle est bien là, encore…
- Sais-tu où j’aimerais me trouver, maintenant, à cette heure-ci ?
- Non, où donc ?
- Je voudrais être quelque part, n’importe où, mais au bord de la mer. Il est plus de quatre heures passées : le soleil frappe moins fort à présent, et la foule songe déjà à abandonner la plage. Ce n’est que lorsqu’elle se retirera complètement que je quitterai mon petit coin d’ombre et mon livre afin de me rapprocher de l’eau. J’y glisserai lentement un pied, puis l’autre… Cette fraîcheur nouvelle me fera frissonner jusqu’à l’échine. Et voilà que je me jette au beau milieu des vagues ! J’y plonge ma tête d’un coup, ah ! c’est délicieux… Je nage vite, je fais de grands mouvements avec mes bras et j’ai la langue toute salée. Je crois que j’aime bien ce goût du sel sur ma bouche… Mon corps est libéré de toutes ses chaînes, je ne souffre plus ! Non, plus du tout. Je suis libre. Libre, tu comprends ?
- Oui, je comprends. Mais j’y serais avec toi! Je veux également me baigner et avoir le goût du sel sur la peau. Moi, je ferai la planche et flotterai par delà des vagues… Le soleil réchauffera mon visage, mon buste et mon ventre ; mes jambes, elles, frapperont l’eau pour t’éclabousser ! Et nous resterons là des heures, pour admirer les îles au loin. On remplira nos poumons de cet air du sud si particulier - ce parfum d’herbe sèche, de sève, de bois de pin et de soleil. On se baignera si longtemps que nos mains deviendront toutes fripées !
- Et nous nous attarderons jusqu’au moment où les côtes virent au jaune, à l’orangé puis au pourpre strié de violet… Nous fixerons le soleil dans les vaguelettes pour le voir s’allonger, se déformer et jeter ses jets de lumière sur l’horizon.
- La mer mêlée au soleil, c’est l’éternité, Clara. La mer recommence toujours… Et puis, tu sais, nous guetterons le rayon vert, au moment précis où le roi des astres plonge dans l’eau. Il porte bonheur, le rayon vert ; il faut y croire, nous le verrons !
- Jules Vernes l’avait bien dit … Le rayon vert… Il nous parera d’émeraude d’un seul jet, nous englobant quelques secondes, ensemble, rien que les deux. Puis, il sera temps de se sécher afin d’aller prendre l’apéro quelque part. Là-bas, j’en suis sûre, j’aurais enfin retrouvé l’envie d’un verre de rosé, bien frais…
- Oh oui Clara ! Du rosé de Provence !
- Du rosé de Provence sur une terrasse abritée ! Avec des olives ! Et le clapotis de l’eau …
- Et la terrasse dévoilera un petit port de pêcheur… Comme il est bon de déguster un peu de vin tout en observant les gros bateaux rentrer au crépuscule et décharger leurs filets remplis de poissons sur les quais !
- Là-bas, mon solide appétit aura réapparu ! Et je ne rêverai que de gambas ou de soles grillées à la plancha ! D’ailleurs, nous allons faire comme si nous y étions réellement dans notre port. Attends-moi, je vais chercher quelque chose.
Clara se lève du petit banc de bois clair où nous sommes installées avec un nouvel élan. Elle se dirige vers la cuisine, et c’est à peine si elle semble remarquer l’appareil à morphine qui la talonne. Elle réapparaît au bout de quelques minutes avec une bouteille de rosé et deux verres, un sourire espiègle à la bouche, dans toute la splendeur de ses vingt-cinq ans.
En me servant, elle s’exclame, joyeuse, entre deux quintes de toux :
- Et le soir venu, irons-nous danser ?
Très beau et bien écrit ce qui est encore plus plaisant à lire. Merci...
· Il y a environ 11 ans ·Frédéric Baraer
Merci beaucoup Woody!
· Il y a environ 11 ans ·sophia
bravo pour l'émotion et la tendresse, pour l'espoir et pour cette nostalgie souriante que tu donnes à ce moment touchant de la disparition proche ... Belle complicité entre ces 2 belles personnes !
· Il y a environ 11 ans ·woody
Quelle jolie écriture ! J'aime beaucoup. Histoire très touchante. Le sujet, il est vrai, ne laisse jamais indifférent. Merci.
· Il y a plus de 14 ans ·bibine-poivron
Je te remercie infiniment! Quel doux commentaire... Merci encore
· Il y a plus de 14 ans ·sophia
Il y a tant d'écritures torturées qui s'en rajoutent et puis qu'y s'en invente... la tienne je la trouve vraie et elle m'a tordu le coeur. Edwige Devillebichot
· Il y a plus de 14 ans ·Edwige Devillebichot