UNE HEURE DE PLUS À MON ACTIF

Isabelle Revenu

Sur ma page nouvellement créée, il y a des statistiques, avec le timing exprimé en Heures Pacifique.

Déjà, je n'ai que très peu d'intérêt pour les statistiques perso, étant donné que j'ai passé l'âge et la condition physique pour m'entraîner. Je n'ai aucune intention de participer à un marathon de mots. Juste une poire pour la soif. Une thérapie qui me réussit plutôt bien pour l'instant.

On ne sait jamais que quelqu'un me lise avec sérieux et puisse me dire si oui ou non, je vaux quelque chose sur le marché de l'écriture.

Je ne connaissais donc jusqu'ici que les Francs Pacifique et mon caractère idem, franc et pacifique.

Comme quoi, on se cultive malgré soi. Du coup, je suis allée voir sur monsieur Google la définition de ce terme.

Et suis tombée par hasard sur une explication qui vaut ce qu'elle vaut et dont je garderai trace dans mon cerveau déjà bien encombré par tout un tas de données qui ne me serviront jamais, comme une rémanence d'un parfum léger et fuyant. La senteur exotique d'un pays lointain.

L'heure du Pacifique observe, heure normale en soustrayant huit heures au temps universel coordonné (UTC-8). L'heure dans cette zone est basée sur le temps solaire moyen du 120e méridien ouest de l'Observatoire de Greenwich. Au cours de l'heure d'été, son décalage horaire est UTC-7.

Déjà, le nom de Pacifique m'emporte aux antipodes....

Une petite île au doux nom de Tarumaru baignée d'étranges lueurs de vanille, de grumes arborescentes, de poivriers suaves.

Immédiatement, je revois Joan, un clampin de Sarcelles.

Personnage emblématique de son quartier désolé, Joan a été tour à tour rémouleur, vitrier, chiffonnier, coiffeur ambulant. Et à l'occasion, ramasseur de peaux de fouine, allumeur de réverbères et tambour de ville.

Un drôle de type le Joan. Empli d'une douce folie, de féérie alambiquée. De rêves non accomplis.

Nul n'a jamais su s'il était d'ascendance espagnole ou bretonne. Et si, lors de ses beuveries, il était exact que son arbre généalogique trempait ses racines dans un terroir de la lointaine Galice ou étendait ses ramures du côté des lochs d'Irlande.

Joan restait un mystère flou, une chanson aux paroles oubliées. Une déclinaison latine dont on ne connait plus que le refrain.

Tout au long de sa vie il a édulcoré une enfance aux relents de solitude et d'ennui, racontant à qui voulait l'entendre que son arrière-arrière-arrière grand oncle avait foutu la pâtée à Barbe Noire. Que son aïeule Betsabée fut la maîtresse d'un roi de France. Que sa famille avait des terres sur tous les continents salés. Que lui-même, avant le Grand Plongeon, avait chevauché la Chicheface, dompté la Nuit et le Jour et terrassé l'Ankou à l'aube froide d'un matin de Pâques.

Les yeux comme des soucoupes, on s'asseyait, mes potes et moi, les fesses au froid, la poitrine au feu de camp et nous l'écoutions avec une terreur émoustillée nous raconter ses combats dans les maquis de Lozère. 

Il avait tout fait, tout vu, tout vécu.

Il nous faisait admirer ses cicatrices, les creux dans son cuir chevelu, souvenir d'une balle perdue dans un combat acharné contre les forces allemandes en déroute, il nous subjuguait, nous captivait. Nous entraînait dans des aventures picaresques dans cesse enjolivées d'une succession de nouveaux détails.

Saupoudrant nos veillées de senteurs orientales et de poudre de chagrin, il n'avait pas son pareil pour marquer son récit d'une respiration haletante, d'un étonnement silencieux ou d'un hurlement de bête traquée. Il ménageait ainsi un suspens indéfinissable à chaque aventure. Vraie ou non.

Mes copains et moi quittions toujours le feu de camp avec des frissons romanesques en nous. Des petits riens qui nous transformaient en justiciers implacables, en cowboys exténués ou en pirates échevelés.

A l'heure du Berger, nous rentrions chez nos parents, la mine tavelée de petits rayons de miel. Nous nous glissions dans nos draps l'air conquérant et orgueilleux.

Rêvassant aux combats dantesques de notre allumeur de réverbères, songeant à des rencontres fantasques.

Nous ne désespérions pas calquer un jour nos vies de néophytes sur celle de Joan.

Et faire naître nous aussi des feux de camp dans les yeux d'autres enfants.

Heure Pacifique... Le joli mot plein de sous-entendus de jeunesse à jamais derrière moi.

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