Une histoire

lzarama

Le livre est toujours à portée de son regard. Sur la table de chevet, posé en équilibre sur le lavabo quand il se brosse les dents, à côté de sa tasse de café, dans sa sacoche au long de la journée. Il veut avoir la joie toujours intacte de le feuilleter, de relire au hasard quelques passages ou d’en recommencer, à l’envi, la lecture dans son intégralité.

Il a songé à acheter un autre exemplaire pour être certain qu’il n’y ait aucun danger à emporter partout l’original. Mais il a repoussé l’idée, comprenant qu’une copie n’aurait pas la même valeur : il y manquerait ses annotations, les parenthèses, les petites croix disséminées au fil des pages, souvent discrètement cornées, l’empreinte de la tasse sur la couverture. Il n’a pas abandonné complètement l’idée et caresse l’espoir d’avoir bientôt assez de temps libre pour reproduire exactement son modèle original.

Son travail lui prend du temps, il a un gros poste au sein d’une grande compagnie pour laquelle il assiste à des codir, anime des meetings, prend des avions comme d’autres le métro. Il s’échappe sur le tapis de course des salles de gym du monde entier, sachant pourtant qu’ils ne le mèneront nulle part.

Il est doté de tous les attributs requis à la réussite. Quoique seul. Les rumeurs courent le long des couloirs de l’entreprise. Il sait mais s’en fiche. Il est au-dessus de ça et puis il y a le livre. Le soir au fond de son lit, il rêve l’avoir écrit. Il ressent le poids de chaque mot imprimé dans sa chair. Enfin, quelqu’un a exprimé avec une justesse stupéfiante ce qu’il éprouve. Il n’a pas envie des femmes, il n’a pas envie des hommes, il n’a en fait plus envie de personne, du tout.

Le salon du livre, cette année, accueille l’auteur de l’ouvrage, il s’y rendra.

Avec toute la timidité qu’il a gardée tapie en lui malgré le gros poste, il projette de demander un autographe. Peut-être elle ajoutera un mot mais déjà, il y aura écrit là « Pour Paul ».  A l’arrière de la voiture qui file vers l’aéroport, il fantasme.

Il part en déplacement puis samedi, il pourra dire à l’écrivain sa gratitude pour avoir cousu des phrases idéales racontant son inavouable mal.

Son neveu squatte chez lui cet été, il a dix-sept ans, il est plein de l’assurance aveugle qu’ils ont à cet âge-là. Comme tout le monde, Jérémy trouve Paul aussi fascinant de par sa réussite qu’étrange de par son comportement. Jamais il n’a vu une femme avec son oncle, si bien qu’il a failli lui dire un jour qu’il avait les idées plutôt larges. Il n’a pas osé. Et puis, il est tombé sur le livre. Il a parcouru quelques pages. Il a été déçu puis amusé, surpris aussi. Un livre qui dit qu’on n’a pas envie de faire l’amour. Comment est-ce possible de ne plus vouloir faire ça ? il se demande en imaginant les petits seins fermes en forme de poire de Lucie.

Alors, il décide de faire une mauvaise blague à son oncle. Il retire la jaquette du livre et en recouvre un ouvrage d’une toute autre nature. Il hésite à laisser un mot près du bouquin le vendredi soir, quand il sait que Paul va rentrer. Mais non, la farce n’en sera que meilleure. Il part.

Paul revient tard. Il n’allume même pas pour traverser le salon. Il voit le livre à sa place, sur la table basse, va se coucher.

Le lendemain, il le saisit et le garde à la main. Il descend, se dirige vers le garage, ouvre sa voiture et met l’ouvrage sur le siège passager. Il est tôt, ça roule bien, il rejoint vite la Porte de Versailles. Il est serein, il se dit que ça va être une belle journée.

Il la voit, assise à son stand, distribuant des sourires, tendant l’oreille pour entendre les prénoms que les admirateurs lui glissent tout bas. Il est un peu en retrait. Il veut savourer le moment. Il a mis les vêtements dans lesquels il se sent le mieux, il se fait la réflexion, terrifié qu’il n’a pas été ému depuis longtemps, il se dit qu’il a envie de faire bonne impression. Il a de quoi. Déjà il y a le livre, qu’il serre dans sa main droite si fort que ses phalanges blanchissent.

Enfin il approche, une vague d’émotion soulève son cœur quand leurs regards se croisent. Elle sourit. Muet, il tend le livre, elle saisit son stylo, ouvre l’ouvrage et blêmit. Elle lève les yeux vers lui, entre stupéfaction et colère. Paul ne comprend pas. Elle se redresse, ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Paul attrape le livre et voit les images, les corps nus qui se chevauchent, s’entremêlent, à deux, à trois, à plus. Sa tête tourne.

Soudain, elle parle. Mais c’est une autre histoire.

Signaler ce texte