Sa frimousse fripée par la tristesse levée vers moi, ses yeux noirs aux cils de biche noyés d’eau… Elle se tient toute droite, raidie par le désespoir.

                   - Tu ne comprends pas… Je l’aime. 

                   Premier chagrin d’amour. Il fallait que ça tombe sur moi.

                   - Je l’aime ! répète-t-elle avec force, au cas où je serais vraiment dur de la feuille.

                   Ma fille aime. A seize ans. J’imagine que c’est le bon âge. Quelle poisse.

                   - Tu en as parlé à ta mère ?

                   Elle hausse les épaules.

                   - Impossible. Depuis qu’elle a changé de boulot, elle n’a plus une minute à me consacrer… 

                   Alors elle profite du week-end chez papa pour ouvrir son tendre cœur jusqu’ici épargné par ces meurtrissures.

                   Premier chagrin d’amour. Que suis-je censé dire ?

                   - Tu ne dis rien, accuse-t-elle en essuyant ses joues d’un revers de manche, comme lorsqu’elle avait dix ans.

                   Je m’installe sur le canapé, lui fait signe d'approcher.

                   - Ma Fanny, sois objective… S’il ne te téléphone pas, s’il est toujours trop occupé pour te voir…et bien… 

                   Je ne termine pas ma phrase. Incapable.

                   - Quoi, papa ? 

                   Elle me fixe gravement et je me sens démuni. Soudain, elle n’est plus la fillette amusante qui me racontait ses bêtises de collégienne, mais une jolie créature presque adulte qui réclame mon soutien et sera déçue si je ne suis pas à la hauteur.

                   - Tu fais pareil que Tom, avec ta Julie…Et pourtant, je suis sûre que tu y tiens, lance-t-elle d'un air entendu.

                   Je ne m’attendais pas à ce coup. La conversation risque d’être éprouvante et je peste contre ce Tom, trop idiot pour s’apercevoir que ma fille est unique, qu’il n’est pas prêt d’en rencontrer une autre aussi mignonne et intelligente.

                   - Qu’est-ce que je vais devenir ? se lamente-t-elle dans un sanglot.

                   J’ai envie de lui conseiller d’oublier le petit ami, qu’il existe un tas d’autres gars qui doivent le valoir. J’aimerais lui assurer qu’on ne connaît rien de l’amour, à seize ans, et qu’il est vain de se désespérer pour un flirt raté, alors que dix ou vingt se présenteront dans les années à venir.

                   Fanny m’envoie à nouveau la flèche de son regard et mon estomac se contracte en lisant une douleur si réelle dans son expression.

                   - Aide-moi, supplie-t-elle dans un souffle.

                   Je prends une mine exagérément méditative dans l’espoir de la faire sourire, allant jusqu'à poser les mains sur mes genoux en position de yogi, mais je ne rencontre aucun succès. Ma petite fille est bel et bien en proie aux effets destructeurs des relations amoureuses, ces affres que je m’applique à fuir depuis mon divorce.

                   Comment pourrais-je lui être de bon conseil, moi qui n’ose plus croire à la passion sorti du lit, qui me hérisse quand une de mes conquêtes semble vouloir s’incruster dans mon existence parfaitement réglée de célibataire ?

                   - Pourquoi vous n'essayez pas de vivre ensemble, Julie et toi ?

                   Je soupire. J’avais prévu une balade en moto avec ma gosse, pour cet après-midi, et me voilà entraîné à sa suite sur le terrain des confidences.

                   Je frémis devant son air attentif décidément trop féminin, inquisiteur en Diable.

                   - Ce n’est pas de moi qu’on parle, fais-je remarquer avec lâcheté.

                   Elle pince les lèvres, presque méprisante, et c’est bien à une femme qu’elle ressemble alors. L'habitude qu'elles ont de vouloir toujours fouiller au fond des choses… De parler, parler pour ne rien dire, au final.

                   Bon, la chair de ma chair est bien une femme. J'intègre.

                   - Je crains de ne plus savoir vivre à nouveau à temps-plein avec quelqu'un, dis-je malgré moi.

                   Fanny se lève et va se poster près de la porte-fenêtre. Je note la minceur de sa taille, les courbes généreuses de sa poitrine haute et le ferme rebondi de ses fesses. Son corps a mûri sous mes yeux et je ne m’en étais pas aperçu.

                   De père protecteur, je me sens soudain étranger face à cette jeune personne de sexe opposé au mien, qui ne s’installera plus jamais sur mes genoux pour se faire câliner.

                   Fanny aime un autre homme que son papa. Ce phénomène tout à fait naturel me donne comme un vertige.

                   - Tu crois qu’il ne m’aime pas, Tom ? Ou bien il a peur de trop m’aimer ?

                   Exemple type d'un raisonnement féminin. Venant d’une autre bouche, je me permettrais de sourire devant l'absurdité. Là, je n'ai pas le piquant nécessaire.

Et puis je ne peux quand même pas accepter qu’un blanc-bec fasse pleurer ma fille! 

                   - Il ne peut pas ne pas t’aimer. 

                   C’est une pauvre réponse qui obtient le mérite de faire sourire ma colombe blessée. Elle se rapproche de moi et s’installe sur l’accoudoir du canapé.

                   - Tu crois qu’il a la trouille de s’engager, comme toi avec Julie ? 

                   Elle remet ça. Je ris pour masquer ma gêne.

                   - Fanny… Ne confonds pas tout. Je n’ai pas seize ans, moi … 

                   - Pourtant, tu hésites à avouer ton amour, pas vrai ? 

                   Il y a de la malice dans son ton, et je crois qu’elle ne me condamne pas, uniquement parce que je suis son père. Cette idée me déplaît et je résiste au désir de lui ordonner de se mêler de ses affaires. Je ne la vois qu’un week-end sur deux, je n’ai aucune envie de me fâcher avec elle et elle en est consciente, la coquine.

                   - Bon, chérie… Que puis-je faire pour toi ? 

                   Elle m’adresse un sourire éblouissant, à faire tomber les types par paquet de douze, à mon avis.

                   - Tom va toujours au stade le samedi après-midi, pour suivre l’entraînement des joueurs de la deuxième division… On pourrait y aller aussi ? On dirait que tu es passionné de foot, tu vois, on simulerait la rencontre due au hasard…

                   Je suis ahuri. Là encore, voici un scénario abracadabrant bien digne d’une cervelle féminine ! Son Tom serait sur Mars, elle trouverait un prétexte aussi élaboré pour aller se promener sur la planète rouge ! Il faut préciser que je déteste le ballon rond, j'en connais à peine les règles de jeu…

                   - Dis oui, papa, s’il te plaît… Si je ne le vois pas aujourd’hui, je vais mourir ! 

                   Elle est déjà debout, sur le pied de guerre.

                   - On y va avec ta moto, d’accord ? Ça fait plus class… 

                   J’ai envie de rire, de m’énerver, de téléphoner à Julie pour lui raconter ça. Mais pourquoi irais-je l’embêter avec cette histoire ?

                   - Et une fois au stade, c'est quoi le plan, nina rosita ?

                   Elle glousse, un instant enfantine en entendant le surnom que je lui donnais quand elle était petite. Elle a compris que je n'allais pas pouvoir lui refuser l’escapade.

                   - Tu étudieras la façon dont Tom me regarde. Comme tu es un mec, tu sauras s’il m’aime ou non…

                   Je souris, définitivement conquis par cette naïveté. Elle croit encore un peu à la simplicité des sentiments, ma gamine… Elle n’est pas encore complètement sortie de la chrysalide.

                   Nous voici près du stade, accoudés aux barrières. Je dis « nous », mais en vérité, Fanny m’a oublié. Elle discute avec un groupe d’adolescents que j’ai le plus grand mal à distinguer les uns des autres. Même look, même façon de parler et de rire…La jeunesse d’aujourd’hui, quoi. J’ai été présenté à Tom, un blondinet parfaitement insipide et à peine poli, d’après le vague bonjour qu’il m’a adressé.                                                                                          Fanny est devenue pétillante, petit coquelicot sur l’herbe verte. Elle couve son Apollon d’un regard qui me rend presque jaloux, tandis que lui n’a d’yeux que pour les types qui courent sans se lasser après leur ballon.

                   Pour passer le temps, je songe à Julie. Je me souviens de la fois où elle a timidement émis la suggestion d’une vie commune. Elle était superbe ce soir-là, vêtue d’une robe noire moulante, son long cou de cygne paré d’un sobre collier de perles.

                   J’ai répondu : « Il n’en est pas question pour le moment. »

                   Ses traits se sont affaissés, et malgré sa tenue provocante, elle a ressemblé à une gamine rabrouée sans raison. Je lui ai fait de la peine et je ne me suis même pas excusé.

                   - Ça va, papa ? 

                   Ma fille se souvient de mon existence. Derrière son sourire radieux, je lis l’interrogation impatiente.

                   - Alors ? questionne-t-elle tout en feignant de rajuster les pans de ma veste.

                   Je jette un coup d’œil à Tom qui justement nous observe. Nous échangeons un regard d’homme à homme, tels deux mâles qui se jaugent. Je tourne la tête en premier, estimant que je ne me ferai pas un ami de ce gars. Mais n’importe quel autre me donnerait une impression défavorable, certainement.

                   - Il n’a pas l’air désagréable, fais-je prudemment. Mais il est si jeune… Laisse-lui le temps de vivre avant de s’engager sérieusement avec une fille…

                   Fanny émet un couinement de surprise.

                   - Mais on peut profiter de la vie ensemble, non ? Je ne vois pas le rapport entre l’âge et l’amour !

                   Comme toute femme, elle suit sa propre logique, sans vraiment chercher à comprendre l’âme masculine.

                   - C’est à Julie que j’aurais dû me confier, lâche-t-elle avec une froideur qui parvient à me glacer.

                   - Tu la connais à peine, fais-je remarquer avec aigreur.

                   - La faute à qui, d’après toi ? Je sais qu’elle t’aime, cela me suffit pour l’apprécier.

                   Se sont-elles coalisées derrière mon dos ?

                   Depuis la proposition de Julie que j’ai si mal reçue, nous nous fréquentons moins. Elle a mis de la distance entre nous, docile maîtresse, et jusqu’ici, cela m’arrangeait plutôt. 

                   A nouveau, la tristesse est venue se poser sur le visage de Fanny. Je suis vraiment nul dans le rôle de la copine qui réconforte.

                   Tom s’avance vers nous. Il a l’air un peu gêné par ma présence, ce qui me le rend soudain sympathique.

                   - C’est la mi-temps… On va boire un pot au café d’en face… Tu viens avec nous, Fanny ? 

                   L’amoureuse ôte aussitôt son masque morose et m’adresse un regard auquel aucun père ne peut résister.

                   - Oui, va-s-y, dis-je sur un ton magnanime.

                   Elle me sourit et je mesure à quel point je l’aime. Enfant, femme-enfant ou femme, compliquée ou spontanée, elle est ma fille chérie et je donnerais tout pour elle. Je  déclare que je passerai la reprendre dans deux heures.

                   Elle acquiesce distraitement et se tourne vers son ami qui lui tend la main. Il l’entraîne, il me l’enlève sans vergogne, et je suis bien forcé d’admettre qu’il semble tenir à elle. Je ne peux pas le lui reprocher.

                   Je quitte le stade à pas lents, avec le sentiment d’être abandonné. J’enfourche ma moto et m’octroie une virée d’une demi-heure, au hasard des rues.

                   Mon esprit est confus, un peu déprimé. Dorénavant, les week-ends avec Fanny risquent de ressembler à celui-ci. Un jour il faudra la déposer devant le cinéma où son copain l’attendra, un autre soir ce sera la boîte de nuit, que sais-je encore…Nouveau rôle de père: chauffeur de taxi bienveillant.

                   Ma virée sans but m’amène au final non loin de chez Julie... Je repère sa voiture le long du trottoir.

                   Je sonne, les mains un peu moites. Il est rare que je débarque sans prévenir.

                   Elle ouvre la porte et ses traits s’illuminent. Une onde de joie me parcourt l’échine tandis que je demande hypocritement si je ne la dérange pas.

                   « Jamais », affirme-t-elle en saisissant ma main.

                   Nous faisons l’amour presque aussitôt et mon humeur chagrine se transforme en une impression de vivre un moment parfait.

                   Julie caresse mon front. Elle est belle, aimante, facile. Je ne suis pas sûr de mériter son amour.

                   - Je vais partir, Lucas…

                   Je soulève les paupières pour la fixer, stupéfait.

                   - On me propose un poste à Brest, tu sais que j'adore l'océan... Et j'ai mes parents à Landerneau.

                   Elle me scrute, je fuis son regard. Merde, c'est quoi aujourd'hui, ma fête?

                   Les mots se bousculent dans ma gorge. J’ai peur de parler, peur aussi de ne pas avoir le courage d'assumer ce que je vais énoncer.     

                   - Tu ne dis rien? murmure-t-elle en fronçant les sourcils.

                   Je la regarde. Si douce, si sexy... pourquoi veut-elle quitter Paris?

                   C’est une autre colombe chère à mon cœur, cette femme-là, et je mesure l'ampleur de ma connerie. Julie n’a pas seize ans mais bientôt quarante, et à force de jouer à l’amant volage, elle risquait évidemment de se lasser. Peut-être a-t-elle déjà rencontré un autre homme que moi à aimer.

                   - Tu... tu as déjà signé ton contrat?

                   Elle sourit avec une pointe de mélancolie.

                   - Oui. Un essai de six mois. Je... J'ai besoin de m'éloigner.

                   - De moi?

                   Elle me détaille. Avec une pointe de défi.

                   - Aussi.

                   Je pense à Fanny. Si elle me voyait. Malheureux, acculé au mur de mes sentiments, comme un gosse. C'est moi qui ai besoin d'aide.

                   Le silence tombe entre nous, épais et dérangeant.

                   - Écoute Julie... Je vais te dire la vérité...

                   Je déglutis pour enterrer ma pudeur.

                   - Je ne sais pas si je t'aime ou si j'ai peur de trop t'aimer.

                   Pas trouvé mieux. Plus fidèle à mon ressenti.

                   Julie semble ahurie, un instant. Et elle finit par sourire.

                   - Je comprends, répond-elle avec solennité.

                   Sans blague. Merci Fanny.

                   - Je te laisse six mois pour démêler le vrai du faux, murmure-t-elle.

                   Je la serre contre moi avec une reconnaissance infinie.            

                   Puis, je consulte ma montre pour me redonner une contenance.

                   - Je dois aller récupérer ma gosse… Tu viens avec moi ?

                   Nous sortons de la voiture de Julie et nous dirigeons main dans la main vers le stade. Près des vestiaires, un couple s’embrasse. Il s’agit de Fanny et Tom. Ma fille passe le temps en m’attendant…

                   Elle nous voit arriver, nous adresse un signe joyeux. Je fais abstraction du gamin qui tient sa taille en geste de propriétaire et parviens à lui sourire en retour.

                   Elle s’approche, je lis dans ses yeux qu’elle est contente de voir Julie.

                   Ce soir, j’emmène mes deux jolies fleurs au restaurant. J'ai envie que nous trinquions ensemble à l'avenir. Et à l’amour, pourquoi pas?

                   Elles me prennent chacune par un bras et m’entraînent vers la voiture en babillant ensemble comme les meilleurs amies du monde.

                   Je suis en leur pouvoir, incontestablement.

                   Et je suis heureux.