Une journée ordinaire- D'après "Torse de femme" de Félix Vallotton

July Ancel

Le monologue intérieur d'une femme seule face à une vie de couple désunie par la lente agonie du quotidien. Le dégoût de soi même aussi face à l'absence d'amour de l'autre.



    Je crois qu’il faut se rendre à l’évidence mon amour. Se rendre à l’évidence dans mon cas c’est aller au front en oubliant les armes.

Je n’arrive plus à savoir avec précision à quel moment ton regard a commencé à fuir ; le moment où il est devenu fébrile face à ce corps que je continue de vouloir t’offrir. Au fil de ces hivers nous débitons nos habitudes et ton désir se ronge.

Te souviens-tu seulement de nos premiers émois ? De cette fougue dont tu faisais preuve à mon égard et de cette manière que tu avais de parcourir mon corps dans l’aventure sacrée de nuits sans fin. J’étais ta terre, une petite terre certes mais une terre sacrée.

Cette terre est devenue aride et tu t’assèches ô mon amour !

Il est vrai que je me suis laissée aller ces derniers temps. Le sein est bas, la fesse est molle et la jambe n’a plus de galbe. Mais gracieusement je t’ai offert trois enfants et trois enfants c’est beaucoup pour un corps, c’est beaucoup pour une femme.

Sais-tu seulement combien de nuits j’ai passé au chevet de nos fils, seule ? Probablement autant que le nombre de jours dans lesquels tu m’as vu l’œil éteint, cerné de noir et probablement autant que le nombre de jours où j’ai surpris ton œil vengeur se poser sur moi. Crois-tu vraiment que je n’ai pas moi aussi un regard de dégout envers ce corps nourri de chimères ? As-tu seulement idée de la terreur que je ressens face au miroir ?

Le temps a passé à toute allure dans une lenteur inégalable. Dans la mollesse de tes sentiments j’ai commencé par me cacher. Me faire discrète pour t’éviter la gêne mais la gêne donne faim. La nuit je n’ai d’autre choix que de me transformer en boulimique somnambule. Je recherche partout l’affection sans jamais taper contre un mur. Il ne faudrait pas te réveiller ô mon amour.

Je n’ai plus besoin d’allumer la lumière tant j’ai appris à automatiser chacun de mes gestes. Dans la nuit, dans la honte, je fonce me ravitailler pour faire le plein. Je paye la facture et j’en ressors lourde mais consolée jusqu’au lendemain. Reste à me glisser un peu confuse dans notre lit conjugal espérant que tu ne te sois aperçu de rien. Je tends alors une oreille attentive vers ton souffle. Le rythme est profond et régulier. Cette nuit encore j’ai réussi à faire le mur. Toi le père n’y aura vu que du feu. Toi le père tu es celui qui un jour oublia mon prénom au profit d’un « maman ».

Aujourd’hui nous voilà dans cet étau que nous avons soigneusement construit. Pris dans nos mauvaises habitudes, toi celle de ne plus me voir ; moi celle de faire comme si tu me voyais encore, nous vivons en figurant dans un bruit en sursis jusqu’au départ de nos enfants. A prendre de mauvaises habitudes nous voilà allongés dans ce lit aussi proche que lointain. Nous partageons la gêne de deux inconnus le temps d’un ascenseur. La descente est vertigineuse. Le temps toujours plus long.

Déjà vieux je ne peux m’empêcher de compter la somme de nos regrets qui graissent notre l’amertume. Nous aurions dû agir autrement ou tout simplement agir. Nous aurions dû poster des canaries à l’entrée de nos cœurs. Leurs cadavres nous auraient sans doute prévenus comme ils préviennent les mineurs à l’approche du grisou. Ils nous auraient sans doute évité la mort.

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