Une pizza de trop

garou

Une pizza de trop…

Les doigts dansent, courent sur le piano, l’effleurent, dispersent de fines perles de pluie cristallines dans l’air. Chaque recoin du théâtre nourrit sa mémoire un peu plus chaque jour. Margaux n’entend plus rien, sourit de ses yeux clos… Le visage joue chaque variation, son corps s’arc-boute, se cambre, puis elle reprend ses envolées en mesurant le temps. Elle envoûte le concerto, et mitraille une dernière fois le clavier. Puis elle se radoucit, se fond petit à petit avec la salle, redescend sur terre, les cheveux en bataille… Tout devient silence, la main reste soudée au piano, la tête baissée, elle semble anéantie comme au retour d’un orgasme dévastateur. Margaux ne bouge plus, s’affaisse lentement, glisse le long du siège… et tombe doucement sur le sol !

La salle hypnotisée se lève et applaudit pendant que le rideau se referme brutalement. L’orchestre a compris, chacun se lève précipitamment et s’approche de la jeune femme inanimée. On appelle la sécurité du théâtre, l’inquiétude enfle, un médecin approche, tente en vain de ranimer Margaux. Il constate le décès, il est 21h45.

Une heure plus tôt…

Margaux arrive sur le côté de la scène, salue l’orchestre fièrement, éclatante et rayonnante. Elle porte une robe blanche que son corps épouse comme un fourreau. La jolie brune se la joue Marilyn, mais la ressemblance s’arrête là, elle ne chantera pas « Happy Birthday, Mister Président »… Son registre est plus élitiste, elle a préparé depuis plusieurs mois le Concerto pour Piano et Orchestre de Robert Schumann… et terminera, comme chaque soir, sur le Lieberstraum de Liszt.  Ça peut paraître conventionnel, mais l’interprétation devrait être encore exceptionnelle.

La pianiste est grande, la taille est fine, les hanches plutôt larges.  Le dos est largement dénudé, l’étoffe de la robe échancrée jusqu’aux reins sert une poitrine opulente et ferme en apparence. Elle brise, par cette tenue presque indécente, les conventions, et, telle une Diva, tient, à vingt-cinq ans seulement, la magnifique salle Pleyel dans sa main. Ceux qui pensaient s’assoupir dans la corbeille dormiront plus tard, les balcons ne vibreront d’aucun ronflement, la chaleur, insupportable généralement, deviendra plus suffocante encore. La salle contient son enthousiasme, chacun des spectateurs fait partie de la bonne société. Les hommes sont accompagnés de leur épouse (ce n’est pas l’endroit pour sortir avec leur maîtresse,) et ne peuvent fantasmer ouvertement sur les courbes engageantes de la pianiste. Ils réservent leurs allusions pour l’entracte, quand ils soulageront de concert leur prostate.

Provocante, faussement innocente, Margaux vient de fêter son anniversaire, savoure son succès, salue d’une main ferme William, le premier violon, sous l’œil inquiet de Matthias au premier rang, la soixantaine mal assumée. Ce dernier ne cesse de la dévisager, de la déshabiller derrière ses lunettes rondes… Il est guindé, tient son violon maladroitement ce soir, aimerait jouir d’une discrétion que les caméras lui refusent sans cesse… il apparaît lorsque le plan s’élargit, dès que le caméraman oublie les mains un instant, pour profiter, lui aussi, du dos nu.

La chute de rein de la pianiste obsède Matthias, son désir de résister à la cambrure de soie s’est envolé… Il n’a cessé de rêver de la jeune femme depuis qu’il l’a croisée. Elle va jouer à quelques pas, il va jouir du spectacle. Elle est nue dès qu’il ferme les yeux, il voudrait suivre le chef intuitivement, sans échanger un regard ce soir, garder les yeux clos sur l’image du corps de Margaux. Pourquoi cette tenue non conventionnelle ? Il a remarqué le regard narquois de Margaux saluant William, et la mine presque blême du garçon. Provoquante jusqu’au bout, elle prend son temps avec la salle, veille à ne pas trop s’incliner, se tourne une dernière fois vers l’orchestre, et s’installe au piano. Le public est conquis, les ovations s’atténuent, puis le silence rythme la salle d’une même respiration, impatiemment suspendue.

Perry Mason, le célèbre Chef d’Orchestre n’est pas la vedette ce soir, sa baguette sert la soliste, tous n’ont d’yeux que pour elle. Sa gloire est faite, il sait se mettre en retrait au profit d’un talent particulier. Cette femme possède cette flamme, de toute l’insolence de sa jeunesse…

Matthias pourrait jouer n’importe quoi, juste de mémoire, aucun compositeur ne lui est étranger. La présence de Margaux réveille un peu ses projets. Il doit prendre sa retraite dans quelques jours, ne veut plus s’y résoudre. On lui avait parlé de Margaux, de sa beauté, son talent rare, de son charme envoûtant. Il ne devait pas la croiser, mais un collègue, Gonzague, a décliné cette fin de saison avec l’orchestre pour veiller sa mère au plus mal… Matthias a donc été sollicité une ultime fois. Pas le temps de réfléchir, il a prolongé de quelques mois une carrière en demi teinte, sans véritablement briller. Il rêvait lui aussi d’être soliste un jour, les rencontres n’ont pas été celles qu’il attendait. Deux disques ternes se sont télescopés, mais le public cherchant autre chose, il a grossi le lot des interprètes sans envergure.

Ces dernières semaines, l’arrivée de Margaux a tout chamboulé. Il pense quitter sa femme devenue subitement trop vieille, a loué discrètement un studio en ville… Sa carrière primait pendant qu’il déprimait, il a d’autres envies désormais. Il voudrait juste que Margaux le regarde au moins une fois, et saisir sa chance… Il a pu la saluer, la semaine dernière, lui dire deux trois mots, comme tout le monde. Mais elle avait le sourire figé, professionnel, comme attendri par la différence d’âge. Un coup de foudre à son âge, il ne l’aurait jamais cru.

Pas une minute où ses pensées n’ont pas été tournées vers la soliste depuis ces derniers jours. Plutôt discret durant toute sa carrière, il ne cesse d’attirer l’attention, invite qui veut l’accompagner après chaque répétition, espère la présence de Margaux un jour ou l’autre. Chaque séance de travail est chargée d’une émotion croissante, il travaille sans relâche, veut réussir sa sortie. Elle l’ignore cruellement, et semble s’intéresser un peu trop à son voisin, William, le premier violon. Que lui trouve-t-elle de plus ? Il l’observe, de profil sur sa droite, qui laisse courir ce soir son regard sur le creux des reins, là où Matthias voudrait poser ses mains, ne serait-ce qu’une seconde.

Matthias n’est pas le profil du séducteur, il se demande parfois ce qui a plu à sa femme. Un physique à la Einstein, plutôt grand et mince, ses cheveux blancs, filasses, tombent sur ses épaules, les yeux sont dévorés par de petites lunettes rondes.

Il se demande surtout ce qu’il a aimé en elle. Elle est gironde, de petite taille, la poitrine opulente a toujours débordé d’intentions auxquelles il n’a pas longtemps prêté attention. Elle était amie de sa mère, à peine plus jeune qu’elle, mais tout aussi envahissante. Pas très bonne cuisinière, elle ne l’a pas comblé au lit non plus… Hors de question de s’embarrasser ! La petite chambre triste au bout du couloir sert de salle de répétition maintenant.

Matthias aurait aimé transmettre son goût pour la musique, sa femme semblait apprécier son univers au début, mais n’a pas de culture, pas celle de « l’élite dont il fait partie ». Elle entend la musique, mais ne l’écoute pas. Elle s’extasie sur les airs célèbres, mais ne sait pas accueillir la grâce lorsqu’elle se présente aux véritables initiés…

« On ne peut parler musique si elle ne nous berce pas, si nous ne la vivons pas de l’intérieur. La pauvre femme a cru disposer d’un talent qui la fuira toujours. Elle a imaginé pouvoir profiter de mon expérience, mais la cause est entendue depuis que je l’ai entendue chanter le premier jour. Dépourvue de toute sensibilité, elle s’est crue artiste, mon calvaire a commencé… »

 Elle ne lui a jamais demandé grand-chose, satisfaite de faire partie du gotha, de  cette gentille bourgeoisie aisée de Paris. Elle aurait bien aimé jouer d'un instrument elle aussi, mais un accident de cheval lui a fait perdre l’usage partiel de la main gauche… Adieu les concerts, la gloire, le monde s’est refermé sans avoir voyagé…

« Elle a les doigts trop courts, presque boudinés, aucun instrument ne se serait révélé, aucun n’aurait frémi. On ne force pas le talent, il doit être inné, doit nous habiter, comme Margaux ce soir. »

 

La saison s’achève, ce dernier concert du 23 mai 2009 va permettre à la pianiste d’envisager un peu de repos sur l’Adriatique. Elle rêve des plages de Croatie, telles qu’on les lui a décrites.

Du fond de sa Pologne natale, sa mère a enfin atteint son rêve. Elle n’est pas venue vivre à Paris lorsque sa fille a décidé de s’y installer. Elle écoute en duplex le concert, et s’inquiète du succès trop rapide de sa fille. Trop d’hommes lui font la cour, elle n’en connaît pas qui n’aient succombé à ses charmes, et Margaux n’a jamais su refuser le plaisir… Tous ces hommes… Juste pour elle ! Allure volontaire et décidé, elle n’a jamais douté un seul instant de son succès depuis l’âge de trois ans. 

Enfant prodigue, elles ont couru avec sa mère toutes les salles dès la sixième année de Margaux, attendue comme une star. Difficile de garder la tête froide, de refuser les avances de ces messieurs. Couverte de cadeaux, elle papillonne, réinvente des accords avec un partenaire différent chaque fois. Fière de son pouvoir sur les hommes, jalousée par le reste de l’orchestre, Margaux a dispensé une attention particulière à chacun d’eux, juste assez pour qu’ils ne s’attachent pas. Tous, sauf Matthias. Du moins, en est-il convaincu.

Il perçoit çà et là des œillades, croit surprendre un ton plus suave lorsqu’elle parle aux autres en jouant avec ses cheveux, riant constamment à gorge déployée. Un peu salope la Margaux ! Non ? Les rares échanges qu’ils ont eus sont restés strictement professionnels. Matthias aurait aimé se défaire de son image de type frustré, constamment à l’affût du moindre jupon… Il cache une timidité qui lui colle à la peau, maudit son allure de fouine et ses yeux globuleux… Etriqué dans ses vêtements comme dans sa petite vie, sitôt le violon rangé dans l’étui.

Quarante minutes de concert s’achèvent… Margaux jubile, radieuse… Elle se lève, salue chaleureusement le chef, se tourne vers la salle, l’orchestre. Rien n’est laissé au hasard, chaque mouvement est précis, parfaitement orchestré. Matthias sourit discrètement, applaudit de son archet, la moustache frémissante, les yeux rivés sur son dos. Il doit trouver un moyen, ignore encore lequel, mais cette femme ne peut lui échapper. Il jette un regard vers William. Le garçon semble hébété, s’est levé machinalement et tente un vague rictus en guise de sourire.

Perry Mason et Margaux quittent la scène quelques instants. La salle chauffée à blanc bat joyeusement le rappel. En coulisse, la pianiste exulte, consciente de son véritable triomphe. Nouvelle accolade entre les deux, puis, Perry Mason donne sa petite bouteille d’eau que lui réclame Margaux. Elle la vide rapidement, et la jette.

Premier rappel, Perry Mason lui suggère de retourner seule savourer son triomphe. Margaux réapparaît, s’approche gracieusement du piano, lance à William un sourire malicieux et une poignée de main vive. William ne laisse rien paraître, Matthias enrage, le masque est figé, personne ne doit rien voir. Les deux hommes se toisent, Margaux est déjà installée au piano, n’a rien décelé, ne verra plus rien…

Le lendemain, Matthias marche dans la rue, hagard, il a vieilli brutalement. Il vient aux nouvelles régulièrement, cherche les raisons du malaise, téléphone sans cesse, de plus en plus nerveux… Les analyses confirment ses craintes, Margaux a consommé une très forte dose de barbituriques, juste avant le rappel. 

Suicide, accident, meurtre ? Margaux n’avait pas vraiment de raisons, à sa connaissance, d’intenter à sa vie. Les enquêteurs ne croient pas plus à l’accident, confirmant le reste d’intuition de Matthias. Il aurait bien incriminé William, mais celui-ci est resté sur la scène et ne peut avoir empoisonné la pianiste. Il s’agit donc d’un complot, car il sent William responsable. Il l’a croisé dans le hall du théâtre après avoir pris connaissance des circonstances de la mort de Margaux. Matthias a décelé une haine violente dans les yeux du jeune homme. Il n’a aucun doute ! On a donné à la Diva une boisson en coulisse, et toutes les traces ont été éliminées par la suite. Quant à savoir qui est le ou la complice…

Il fait part de ses doutes aux enquêteurs, pendant qu’ils procèdent aux interrogatoires d’usage, mais sa théorie semble peu vraisemblable. On pose un peu plus de question à William qu’aux autres, pour le principe, mais rien ne vient étayer les doutes de Matthias. Certains enquêteurs, à commencer par le commissaire, voudraient plutôt conclure à un accident, sauf qu’on ne retrouve aucune trace d’un quelconque verre ou bouteille en coulisse. Ce dernier pense qu’on aura pris soin de ramasser tout ce qui traîne, et que le verre aura été lavé plus tard par un employé. Tous les artistes sont des dépravés selon lui, et une overdose ou quelque chose du genre arrangerait bien ses affaires. Alors, les intuitions de ce type… comment s’appelle-t-il déjà ? Matthias Machin-chose ? C’est peut-être lui qu’il faudrait surveiller en fait.

Sans être véritablement désespéré, Matthias n’a plus goût à rien, décide de se faire porter pâle quelques jours. Il rentre le soir, échange quelques banalités avec sa femme, la routine en fait. Puis il se retire dans sa chambre sans dîner. Il décide de passer ses prochaines journées dans le studio, qu’il rejoindra à pied, pour réfléchir.

Le premier jour, au moment d’ouvrir son appartement, il prend conscience d’avoir oublié son instrument. Il l’a pourtant posé près de la porte, l’a même accordé juste avant de partir. C’est idiot, il ne faudrait pas que sa femme s’en aperçoive, il se résout donc à retourner chercher son violon. C’est à une demi-heure de marche, et le temps est doux. Cette marche va lui permettre de mettre ses idées au clair. Il se demande qui avait intérêt à intenter à la vie de Margaux. Le crime passionnel n’existe qu’au cinéma. Il veut dire le crime parfait. Personne ne restera impuni, il faut que la police fasse son travail, et vite !

Il arrive au coin du pavillon, la porte est entr’ouverte. Pas son habitude d’oublier de fermer derrière lui.  Il pousse la porte, interpelle sa femme qui prépare le repas à cette heure, comme tous les jours. Elle ne répond pas, doit être absorbée par ses pensées, la radio braille les infos, il est exactement 11 heures. Comment peut-elle supporter le son aussi fort? Il le lui répète presque chaque jour, mais rien n’y fait. Il n’a pas envie de la voir, et lui laisse un mot sur le guéridon dans l’entrée, annonçant qu’il ne rentrera pas pendant plusieurs jours, et précisant qu’il a réservé un hôtel près du théâtre. Puis, il claque la porte et retourne sur ses pas.

Le téléphone a sonné à intervalles réguliers, toutes les dix minutes depuis le début de matinée. Matthias l'ignore, est resté trop peu de temps, et l’entend à peine quand il repart.

Le téléphone insiste une nouvelle fois en vain… Le corps de la pauvre femme gît dans son sang au milieu de la cuisine, la tête éclatée. Son agresseur l'a surprise, a saisi un rouleau à pâtisserie et l’a assommée violemment, s’est acharné sur elle comme une furie. Une inscription sur la crédence, un index sectionné près de l’évier :

          « Premier avertissement ! »

William n’est pas tranquille, il a senti la pression des enquêteurs, mais reste encore assommé par la disparition de Margaux. Il n’a pas compris la rupture, cette robe qu’elle a portée sous ses yeux comme une ultime provocation ce soir-là. Plusieurs jours qu’elle ne répondait plus à ses appels, elle tirait un trait, jouait sûrement une autre partition. Elle ne voulait pas s’attacher, ne voulait pas le faire souffrir, aimait papillonner et profiter de la vie. Courtisane jusqu’au bout, elle n’était pas amoureuse du garçon, juste amusée de le voir si sentimental. Le jeu l’a vite lassée, la jalousie de William devenant trop pesante.

Il s’est senti une âme de compositeur, et une partition commençait à voir le jour. Juste un duo pour piano et violon, pas de quoi révolutionner la musique, mais sa façon de témoigner son amour. Pas eu le temps de la déchiffrer une seule fois.

Il relit les sms, elle lui précisait être inquiète sur l'un d'eux. Il n’y avait pas fait attention, n’avait pas abordé le sujet, trop absorbé par la perspective de leurs ébats frénétiques après chaque répétition.

Que voulait-elle dire ? Il y a ce type qu’il n’aime pas, Matthias, qui la reluque sans cesse. Pas vraiment méchant. Piètre musicien, il aurait dû ne jamais revenir dans la formation si Gonzague n’était pas allé au chevet de sa mère. Il n’a plus de nouvelles d’ailleurs, malgré sa promesse de lui téléphoner dès son arrivée sur place. Il décide de lui rendre visite, et de laisser un mot dans sa boîte à lettres…

C’est par la presse que Matthias apprend la mort de William. On l’a retrouvé au bas de l’immeuble de Gonzague, sauvagement torturé et affreusement mutilé. Les bras accrochés à la rampe d’escalier de la cave, il a dû se débattre, les yeux révulsés et saisis d’horreur. Le meurtrier s’est semble-t-il délecté à prolonger les souffrances, le légiste est formel. La mort a été extrêmement lente, un peu comme si on avait voulu faire parler William. Matthias jette le journal à terre, se demande ce qui liait Gonzague et William.

Matthias est parti depuis trois jour, n’a pas téléphoné à sa femme. Elle non plus ! Ce sera plus facile de lui annoncer son départ définitif. Il se remet difficilement de la disparition de Margaux, elle hante ses nuits. Ce n’est plus la femme qui l’obsède, mais sa façon de jouer, ses gestes suaves, délicats et parfumés. Il ne voit plus que les mains, et les doigts qui s’animent à en devenir flous. Tout est noir, il n’y a plus de désir charnel, l’image de la femme au pied du piano l’a glacé. Trop légère à son goût, il sait qu’elle l’aurait rendu fou à en crever. Pas la peine !

William était le seul suspect. Mais là où il est, il ne peut plus faire grand-chose. Margaux et William ont-ils vu des choses ?

Personne ne sait où est passé Gonzague. Sa messagerie est saturée, il ne répond pas aux mails. On a réussi à contacter sa mère, qui vit quelque part dans le sud de la France. La pauvre femme n’a plus de nouvelles de son fils depuis longtemps, vit recluse dans une vieille maison sans confort, et ignore où il se trouve.

L’appartement de Margaux n’a pas été touché. Sa mère est venue en catastrophe, s’est effondrée lors de l’enterrement, est repartie aussitôt. Margaux n’aimait pas les hôtels, et s’est arrangée pour qu’un appartement soit mis à sa disposition.

Celui de Paris ne lui a jamais plu, elle n’y vivait jamais. Régulièrement sollicitée par ses amants de passage, elle a passé de longs mois sans y mettre les pieds. Personne ne s’est rendu compte, pendant l’enquête, que ses clés avaient disparu. Le dossier est bouclé, l’orchestre a déjà contacté un nouveau pianiste pour les prochaines tournées.

Gonzague a subtilisé les clés quelques jours auparavant, et a décidé de résider chez Margaux. Peu de chance qu’elle s’en rende compte, elles traînaient au fond d'une corbeille dans sa loge. Depuis plusieurs semaines, il a attendu patiemment qu’elle se décide à venir vivre avec lui, mais la réponse s’est fait attendre. Elle a reporté depuis trop longtemps leurs rendez-vous pour qu’il comprenne que ses intentions avaient évolué. Gonzague a donc pris un congé, quelques affaires, inventé une histoire de mère malade, et décidé de prendre ses quartier dans le studio de Margaux, comptant bien la convaincre définitivement de revenir avec lui quand elle passerait chercher quelques affaires. Matthias pourrait le remplacer au pied levé dans l’orchestre, trop content de terminer sa carrière de cette manière.

L’appartement de Margaux est ouvert lorsque Gonzague arrive. En poussant la porte, il constate que ce dernier a été totalement visité. Rien n’a été épargné, les visiteurs semblent avoir agi tranquillement. Il ne s’agit pas de l’action de petites frappes. Ils sont venus à plusieurs, il en est presque certain. Méthodiquement, chaque centimètre carré de l’appartement a été sondé, placards défoncés, fauteuils et lits retournés, frigo désossé, ainsi que la télé. Rien n’a échappé au contrôle systématique de ceux qui sont passés là. Dans quel but ? Surtout pas le hasard, ils ont détruit tout le décor avec une raison particulière.

Gonzague ne veut laisser aucun indice qui pourrait l’accuser du méfait. Il est censé veiller sa mère à l’autre bout de la France. Il décide de fermer la fenêtre, restée grande ouverte. Un orage menace, et il est inutile d’accentuer les dégâts. Le studio domine un petit parc, et de l’étage élevé, la vue sur la Tour Eiffel et le Tout Paris est imprenable. La rue en contrebas est plutôt bruyante, la circulation s’accentue à la veille de la rentrée du weekend de Pentecôte. Gonzague profite de la vue quelques instants, ne veut pas s’éterniser, agacé par les klaxons de voitures. Il ne peut réagir lorsqu’il est happé vigoureusement par les jambes, sent son corps basculer au-dessus de la fenêtre, ne peut retenir un cri inhumain pendant la chute. Tombé la tête la première, il est difficile à identifier, sans papiers sur lui.

Le commissaire explose ! Cette série de crimes au sein de l’orchestre l’insupporte. Il demande où est Matthias. Ce dernier ne répond pas au téléphone, on ignore quand il reprendra sa place dans la formation. Une équipe est dépêchée pour le ramener au commissariat. Ce type sait quelque chose, à n’en pas douter.

La brigade n’a aucun mal à entrer dans le pavillon de Matthias. Une odeur de putréfaction agresse violemment les deux policiers. Ils sont peu expérimentés, sortent leurs armes prudemment, interpellent les éventuels occupants, visitent minutieusement chaque pièce et trouvent enfin la femme dans la cuisine. Matthias ne répond pas aux sollicitations, un appel radio est lancé ainsi qu’un avis de recherche.

Le commissaire tient son coupable, c’est juste une question de jours. Il reprend les affaires courantes, satisfait d’avoir hérité de son père, une telle perspicacité. Ce dernier était le commissaire divisionnaire Gérard Filoche qui mena une lutte incessante contre les groupes d’extrême gauche des années 70. Un poster trône dans le bureau…

28 mai…

Perry Mason n’est pas concentré. Chacun le sent dans l’orchestre, l’homme a le regard éteint, pendant qu’il tente d’harmoniser le travail des cuivres. Il s’emporte sans raisons, ne trouve rien de bon, exige des répétitions incessantes qui épuisent les musiciens. Quelques cheveux courent le long des tempes sur son crâne dégarni, et viennent épouser la nuque à grand renfort de gel. Il a perdu de sa superbe depuis la mort de Margaux, est presque vouûé maintenant. Il est plutôt grand, d’allure svelte et sportive, le visage est marqué par l’âge, laisse paraître des fossettes saillantes et selon les jours, des yeux d’un bleu profond et perçants. Il connaît Margaux depuis ses débuts, a été intime avec sa mère un temps, quand la vie était plus légère. Les retrouvailles ont été un hasard, dans l’immense hall de l’Opéra Garnier. L’idée d’une collaboration a germé.

Perry Mason se sent traqué. Il observe des va-et-vient réguliers de types inquiétants. Tout s’est passé comme prévu. Il remplit ses missions avec une efficacité redoutable, et l’exigence maladive de Margaux de jouer uniquement sur son piano lui a rendu un immense service. Les soins apportés à l’instrument avant chaque déplacement, ont permis de loger les colis dans le container, et de les récupérer à l’arrivée sans soucis. Il lui suffit ensuite de loger les liasses dans une mallette qu’il confie à un contact, toujours différent, dès son arrivée. Les narco trafiquants ne manquent pas d’imagination, et se méfier du chef d’Orchestre que le monde entier vénère n’est pas imaginable.

Héléna est la seule personne qui trouve le manège de Perry Mason douteux. Elle a accompagné Margaux durant toute sa carrière, et a trouvé étrange de le voir s’empresser à vérifier l’état de l’instrument après chaque voyage. Il prend trop de soin avec sa protégée, ne peut faire valoir une simple amitié pour expliquer cette attention particulière. Elle a été une grande amie de sa mère, a toujours considéré Margaux comme sa fille. Elle est la seule qui ait su la comprendre, atténuer son stress, tempérer ses ardeur avec certains hommes.

Au gré des déplacements, le manque de prudence de Perry Mason devient risible. A chaque étape, le rituel est immuable. L’homme se fait livrer une pizza, un coursier dépose le carton et repart avec la mallette dans sa sacoche. Héléna ne voit pas l’opération, mais trouve le colis encore trop lourd quand le gamin remonte sur son scooter…

L’idée de doubler le chef d’orchestre lui est venue un jour que son neveu venait lui faire une visite. C’était plus pour venger Margaux pour la complicité involontaire de son instrument, que par cupidité. Elle vit dans un deux-pièces à côté de l’endroit où Margaux était domiciliée. Ce n’est pas le grand luxe, mais tellement plus confortable que de rester en Pologne. Même si de ce côté-là, les choses ont évolué favorablement.

Son neveu est une petite frappe, pas bien méchant, mais il traîne souvent avec des garçons de sa cité, toujours prêts à faire un sale coup. Récupérer un scooter et une tenue de livreur sont des tâches peu compliquées pour la bande. Ils ont déjà dévalisé des livreurs pour leur piquer leur recette, mais pas pour la sacoche contenant les pizzas.

Le neveu part livrer le chef d’orchestre, et revient une heure après avec son butin. Quand le vrai intermédiaire se présente quelques minutes plus tard, les choses commencent sérieusement à se compliquer pour Perry Mason. C’était deux jours avant le concert tragique…

Cinq millions d’euro en coupures de 50. Mince, on est dans le grand banditisme. Héléna hésite peu de temps, et décide de conserver l’argent ! Pur moment de folie, quand l’adrénaline provoque des réactions insoupçonnées. A soixante ans, l’aubaine ne se présentera pas deux fois. Elle ne peut être découverte, le coup est parfait, elle avait prévu de prendre sa retraite, et quittera discrètement cette ville. Margaux a payé de sa vie sa décision, elle gardera son secret, indéfiniment. Sous le soleil de préférence…

Perry Mason est retrouvé sous l’eau, le 29 mai, les pieds coulés dans du béton, le corps truffé de part en part de baguettes de Chef d’Orchestre. Ses bourreaux se sont acharnés avec une délectation particulière, c’est à peine si les pointes ont été aiguisées. La séance d’acupuncture a certainement duré de longues heures, les souffrances insoutenables ont laissé des stigmates sur le visage déformé du chef d’orchestre.

Cette nouvelle ne console pas Héléna. C’est un des seuls qui n’ait tenté sa chance avec Margaux. Elle comprend pourquoi maintenant… Elle a toujours rêvé du Brésil, Rio, les plages, le Pain de Sucre. Elle prend le premier vol disponible. L’avion de la compagnie Air France AF 447 décolle le 1er juin 2009, et n’arrivera jamais à Rio. On a toujours pensé à un accident ! Qui sait ?

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