UNE SI LONGUE NUIT NOIRE

giuglietta

UNE SI LONGUE NUIT NOIRE

 

          "Je me suis assis et remis à écrire. Mon crayon filait sur la page. La page se remplissait. Je l'ai tournée. Mon crayon filait toujours. Une page de plus. Les pages s'empilaient. Par la fenêtre, le brouillard entrait, timide et frais. Bientôt il a empli la pièce. J'écrivais toujours. Page onze. Page douze. J'ai levé les yeux. C'était l'aube. Le brouillard noyait la pièce. Le gaz était éteint. Mes mains étaient engourdies. J'avais une crampe à l'index droit. Mes yeux me piquaient. Mon dos me faisait mal. Je pouvais à peine bouger à cause du froid. Mais jamais de ma vie je ne m'étais senti aussi bien."

John Fante, La route de Los Angeles

         "Chers parents, je vous écris pour vous demander pardon...". Il écrit, face à la nuit noire, des boules de papier froissé à ses pieds. Au loin, on devine la Manche. Derrière lui un living, moderne du temps où il était petit.

"Chers parents, je ne vous ai jamais écrit puisqu'on ne s'est jamais quittés, depuis que vous êtes installés au Havre où je suis né. Jamais eu l'occasion, et à présent...". Des heurs qu'il écrit à la table de la cuisine, à gauche gazinière et frigo, à droite évier et rangements.

"Chers parents, pardonner peut-être pas, mais comprendre...". Il est blême, le visage couvert de sueur, le corps parfois secoué de tremblements. Quelle heure est-il au cœur de cette longue nuit froide ? N'en sait rien. Ne se souvient de rien. S'accroche à sa dernière tâche, la plus importante. Malaisée. Écrire ! Quelque chose dont il ignore tout. Mais il lui faut écrire.

"Chère Louise, je t'ai pardonné, tu sais. J'espère que toi aussi, tu pourras. Je suis trop malheureux, c'est tout. Pas le choix...". La suspension dessine un rond jaunâtre, ciblant le papier sur la table, sa main droite traçant des lignes brouillonnes. La gauche qui volète, écrasant mégot sur mégot.

"Cher Fredo, je t'écris pour dire que je ne t'en veux plus. C'est drôle de t'écrire, déjà qu'on ne s'est jamais parlé". En rage, il déchire ce début de lettre imbécile. Troupeau paisible au pied de son berger, les boules de papier se serrent à présent, les unes contre les autres, blanches et moutonneuses. Un vent glacial secoue la houle là-bas.

"Chers parents, on se connaît mal, n'est-ce pas. Que savez-vous de moi ?..." Il boit beaucoup de café, et dans la tasse rajoute du calva. La sueur mouille son front, coule dans le col ouvert de sa chemise. Des auréoles puantes s'élargissent sous ses bras. Il tremble, même si le chauffage, poussé à fond, enrobe la maison d'une douceur tranquille.

Pas d'issue, c'est sûr. Sinon quoi ? Janet, encore ? Plus jamais. Janet est devenu un mouroir, un asile. Les infirmiers l’avouent, il les a entendus. Et le docteur.

"Cher docteur, vous seul avez cru en moi. Mais vous vous êtes trompé. Je n'ai pas « surmonté l'épreuve »...". A la longue, chacune des lettres s'étire, prend du sens. Pour chaque destinataire, ce sont des pages, des pages qui s'empilent. Le racontent. Il écrit, écrit, en oublie café et calva. En oublie de tremble, pleurer, douter. Ressent un plaisir grandissant, une sorte de… bonheur.

« Chers parents, cher Fredo, avez-vous seulement été heureux ? Et moi ?  Nous ? Quelle famille ! Sur les galets de l'été, je nous vois. La camionnette colorée du glacier, le manège. Mais nous étions glacés, je crois. De vieux parents, rigides, silencieux, et des enfants trop sages... ». Le labyrinthe étroit d’une vie où il s'est tant perdu. S’y promener le soulage.

Trop tard bien sûr, mais c'est bon, cette sensation d'y voir clair. Existerait-il une possibilité de vivre, après tout ? Une lueur aussi menue que celle de la cuisine dans l’obscure maison familiale, vieillotte, trop rangée.

"Chers parents, Fredo, Louise, docteur, je vais m'en sortir, n'est-ce pas une formidable nouvelle ?"

Après toutes ces heures à s’accoucher lui-même, c'est déjà le matin, même si le jour d'hiver tardera à venir. Il sursaute ! S'épouvante ! En flashes pénibles le souvenir de la soirée d'hier rafistole sa mémoire trouée.

Il se lève, malgré lui. Agrippé à la chaise, tétanisé, se cabre. Se retourne.

Ils sont là ! Le regardent ! Tant d'yeux écarquillés, et toutes ces bouches ouvertes. 

Pourquoi hier, justement, Fredo et Louise sont-ils passés, à l'improviste, rendre une visite aux parents ? Et lui qui venait dire "Bonjour, je suis sorti"

Le fusil du père a déchiqueté le ventre arrondi de Louise la traitresse, le front du cadet arrogant -tu fais moins le malin Fredo-, et les deux vieux agrippés l'un à l'autre ont reçu chacun leur décharge aussi !

Ils sont bien là. Fermer les yeux ne sert à rien. Tous les destinataires des courriers lucides, des lettres magnifiques. Sauf le Dr Lebrun, parti en voyage, ou .... bon sang… couché sur son bureau à l’hôpital, la langue bleuie par…

Dans la cuisine, le visage collé à la vitre fraiche, cognant des paumes, les doigts griffant le carreau, Jacques hurle. Libérée des nuages, la lune, pleine, se lève sur la mer.

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