VA, COURS, GALOPE ET ENVOLE-TOI…
cervinou
« Allez, Hurricane, relève-toi ! Vas-y, relève-toi ! »
Le voyage est tellement long que Jérémie s’endort sur la banquette arrière du monospace. Il ne se rend plus compte du fourmillement de véhicules sans fin qui les encercle sur l’autoroute à cette heure ensoleillée. Les éclats du soleil inondent la route et marquent les carrosseries d’une lumière jaunâtre qui agresse l’œil. Mais Jérémie, lui, ne s’en préoccupe pas. Devant lui, son père remarque sa fatigue, la voiture se déporte légèrement quand il observe son rétroviseur intérieur. Il appuie sur des boutons et change du même coup de cd. Les deux hommes ne se sont pas parlés depuis le début du voyage.
Des bruits de grincements ponctuent les kilomètres et deviennent maintenant insignifiants. Par moments, la voiture tangue un peu, moins à cause de la pression du vent qui balaie la route, que du poids du van accroché à l’attache-caravane. Là, dans un étroit caisson métallique, bien moins protégé que Jérémie, se dresse son compagnon de courses, Hurricane, un beau pur-sang à la robe crème, qu’on lui a offert il y a déjà plusieurs années. Hurricane est la raison pour laquelle père et fils ne se parlent plus : tous trois ont échoué à la représentation qui venait d’avoir lieu à Marseille ; chacun se juge responsable de cette chute. Cela fait deux ans qu’ils sillonnent ensemble les routes, deux années pendant lesquelles l’adolescent a mis de côté ses cours pour se concentrer sur sa passion dévorante. Une passion à laquelle son père a donné aussi beaucoup de temps. Et de patience. Au point de se prendre, par transfert, pour le champion du triathlon équestre.
La voiture émet un bruit de clignotant. Ils dépassent une moto, puis un camion. Jérémie jette un œil sur le chauffeur ; celui-ci le salue amicalement. Il entend son père qui change de vitesse et monte la puissance de la climatisation, au moment où il sent son corps s’apaiser avec le rock anglais, le souffle du vent et le grincement du van dans les oreilles, dans ce magma sonore qui l’endort après ces deux et interminables jours de concours. Il comprend la déception de son père, même si cet homme ne peut pas se mettre à sa place, ne peut pas admettre que son fils n’a pas su écouter son cheval, qu’il a préféré l’ambition personnelle à la confiance mutuelle. Le temps d’un saut. Un quart de seconde tout au plus. Ce qui a suffi à faire basculer les résultats. A ce temps s’ajoutent les derniers mois pendant lesquels Hurricane a montré des signes de fatigue et a plusieurs fois refusé les entraînements. Peut-être a-t-il senti que son jeune maître était moins intéressé par tout cela. Au profit de quoi ? Même l’adolescent de dix-sept ans n’en sait rien.
Le portable sonne, la voix de sa mère grésille dans la main de son père : oui, encore une heure, il s’est endormi, tout ça l’a assommé, ne t’inquiète pas, la route est assez bonne, il a fait de son mieux, oui, je roule pas trop vite…
Dans cette confusion de voix, le souffle du vent s’accentue soudain et le grincement à l’arrière devient vite assourdissant. Les tympans de Jérémie sont violemment sollicités, la route s’allonge, se tord, des nuages occultent la lumière du soleil, tout s’assombrit, des bruits d’accélération se confondent à des crissements dissonants de pneus. La musique rock continue son envolée, quand il sent son corps se soulever et se suspendre dans les airs, comme sur Hurricane pendant leurs sauts d’obstacle. Mais au lieu de caresser la crinière de son animal, c’est le plafond de la voiture qu’il vient frapper.
Pas le temps d’ouvrir les yeux… Après un moment suspendu, tout s’écrase dans un fracas épouvantable.
Hurricane ?
En ouvrant une paupière, le pur-sang découvre que, pendant quelques instants, le van est devenu son cercueil de métal, dans lequel des tiges se sont enchevêtrées au-dessus de sa tête, au point de lui traverser le dos au niveau de la nuque et du garrot. Hurricane n’éprouve aucune douleur, trop marqué par l’importance du choc de son corps sur les parois de son van, au point que les sangles se sont déchiquetées quand il s’est redressé.
Il hennit, appelle son maître. Sa gorge et ses naseaux sont aussi blessés. Malgré ses plaies sanguinolentes, il frappe de ses sabots la porte du van qui bascule d’un coup, laissant enfin entrer de l’air frais et le soleil. Il cherche ensuite à sortir de cette boîte hérissée de pièges en s’avançant vers une lumière aveuglante et en écartant les tiges métalliques au-dessus de ses oreilles. Ses sabots claquent sur le macadam de la route, puis font craquer les morceaux de métal, de plastique et d’agglomérats qui jonchent le sol de ce décor apocalyptique.
Sous le fanal du soleil, bien trop présent au-dessus de cette catastrophe, l’animal affronte les hommes. Comme sorti d’une grotte millénaire, tout ce qu’il voit lui semble inconnu et dangereux. Où sont ses maîtres ? Devant lui se dresse l’avant d’un camion, le pare-brise enfoncé, replié en chaussette ; de la fumée brûlante jaillit de son moteur qui s’emballe. Cet arbre abîmé cache une forêt de véhicules dont les pneus crissent encore, ou qui sont arrêtés. Des humains crient, leurs bruits pénètrent l’habitacle de son van qui les répète en échos. Est-ce Jérémie ?
Entre le camion et le mur de protection de l’autoroute surgissent alors une mère de famille et ses deux enfants, la mère hurle, les enfants pleurent. Que se passe-t-il ? De quoi ont-ils peur ? Ce n’est pas lui qui provoque en eux cette terreur, mais bien ce qu’il ne voit pas, derrière lui. Hurricane traîne comme un fardeau la tige de métal enserrée dans le haut de son encolure ; cela freine son pas et cela le rend pathétique. Est-il en si piteux état que cela ? Ces humains-là souffrent pour lui, et voudraient lui venir en aide. Les garçons veulent s’approcher.
Au milieu des fumées grisâtres qui rendent l’atmosphère étouffante, cette mère les retient : n’y allez pas, laissez-le, on peut rien faire pour lui, venez là, revenez dans la voiture… L’un des deux, de l’âge de Jérémie, s’écarte alors de la prise maternelle. Il s’avance vers lui, une main tremblante tendue vers son naseau suant et saignant. Malgré la douleur qui monte dans son dos, Hurricane ne lui fera aucun mal. Des doigts lui caressent la joue, il sent leur moiteur sur son poil tendu. Il ne hennit pas, il ne doit pas l’effrayer. Sors de là, cheval, on va te soigner ! La mère se tient derrière, les pupilles exorbitées, des mots sortent, entrecoupés, de sa bouche, haletante. Eloigne-toi de c’t animal… il est blessé… il peut te faire du mal… aidez-nous… vite !... venez m’aider !...
A cet instant, un craquement retentit de l’autre côté, derrière le camion qui fait office de bouclier de protection. Encore un carambolage. Sur les parois de protection qui segmentent la largeur de l’autoroute se répercutent des cris de femmes et d’enfants, alors que tous ces gens sont là, hagards, une dizaine maintenant entoure le van et Hurricane concentre toute leur attention.
« Monsieur, aidez cette pauvre bête !
- Je sais pas quoi faire, moi, madame…
- Il lui faut un véto !
- Laissez-le, on a assez à s’occuper des blessés. »
Chacun a peur de se faire écraser par cet animal indomptable. Car Hurricane continue de se mouvoir, il cherche à avancer et emmène son van comme Sisyphe porte perpétuellement son boulet informe. Le métal griffe le macadam de l’autoroute. Ses lèvres frôlent alors le visage de la mère de famille exténuée, comme inconsciente, debout, avec ses deux fils sous les bras. Moi aussi, j’ai un maître de l’âge de votre enfant…
« Où est ton maître, petit ? »
Cette voix dépasse le brouhaha et apporte un fragile espoir à tous ces badauds assemblés. Un homme d’une cinquantaine d’années descend du camion à côté d’eux, le visage en sang, encore parsemé de bris de verre, la bouche piquetée de traces rougeâtres.
« Je vous ai vus, vous m’avez dépassé tout à l’heure…
Tous se taisent, ils écoutent cet homme comme s’ils attendaient un signal.
« … j’ai même fait un signe au petit gars, j’ai pilé et j’ai bien vu une voiture qui tirait ce van. »
D’un coup, le groupe se disjoint. Chacun pourrait remonter dans son véhicule et attendre l’arrivée des secours qui tardent. Au lieu de cela, tous partent à la recherche du maître de ce pauvre pur-sang blessé. Tous se sont donné le mot : où est-il ? Hurricane voudrait les aider, mais à chaque fois qu’il tourne la tête, une douleur exténuante lui broie le dos.
Jérémie ?
Il n’arrive plus à respirer normalement. Son corps est comme en apesanteur et pourtant, il se sent écrasé par un poids qui lui enserre la poitrine. Du liquide coule dans son nez, peut-être du sang, mais en sens inverse, il l’avale presque. En ouvrant les yeux, il voit peu de choses : il comprend qu’il se tient à l’envers, la tête en bas, assis sur son siège, mais coincé par sa ceinture de sécurité et par le volant qui le retiennent prisonnier. Ses cheveux balaient le toit du monospace, là où des minuscules éclats de verre sont mélangés à des morceaux de cd, de chewing-gums, de cigarettes déchirées, de tickets de stationnement et de vêtements, sans doute extraits du sac de voyage qu’il avait posé près de lui.
Il faut qu’il se décroche, qu’il touche enfin la terre ferme, qu’il sorte de ce cauchemar. Mais…
« Jérémie ? Jérémie ! Tu m’entends ? »
Parole inutile. Et peut-être inaudible. Autour de lui, les bruits d’accidents se sont tus et la voiture émet encore des bruits de clignotants. Le calme avant la tempête ? A-t-il le temps de s’en sortir ? La voiture est-elle bien arrêtée ou plongée dans un précipice ? D’ailleurs, est-il vivant ou mort ?
Sa vision est encore trop floue : les vitres et le pare-brise semblent avoir été compressés sous la tôle du toit ; le seul rayon de lumière provient d’au-dessus de lui, derrière son dos, sans doute au niveau du coffre. Entre le coffre et lui, son fils doit être là, en train de l’attendre.
« Jérémie ! Parle-moi. »
Le bouton rouge se tient au bout de son index lui-même endolori. Il appuie dessus et sent son corps délesté d’un poids incommensurable, il tombe comme un pantin désarticulé, ses joues, ses mains et ses jambes s’empalent sur les pigments de verre transparent. N’y pense pas. Pense à ton fils ! Va le sauver. Allez, retourne-toi, il va te sourire, tu vas le ramener à sa mère,…
Cet homme ne pense plus à rien d’autre : sa tête passe hirsute entre les deux sièges conducteurs. Tout est à l’envers : la tête en bas lui aussi, les bras ballants, mais le reste du corps en tension, comme pour éviter un choc, Jérémie est bien là. Ses jambes sont striées de rouge, son visage est tuméfié et blême.
Est-il mort ?
Mon fils !... Non !
Hurricane souffre. Son hennissement qu’il voulait taire retentit comme une déflagration et transforme le visage des gens qui l’entourent encore. Il tremble des naseaux à la queue et ses pattes avant se replient sans qu’il puisse faire autrement. Un enfant crie de douleur pour lui : non, ne bouge pas, tu saignes trop, cheval ! Mais lui n’écoute plus. Il tire sa charge avec ses dernières forces pour se retourner. La tôle frotte le sol jusqu’à ce qu’il puisse voir l’attache-caravane, par terre : la voiture de son maître n’est plus là, dans le choc de l’accident, le van a dû se désolidariser. Des hommes presque du même âge en parlent :
« Quel choc ! »
« Mais où est passée cette bagnole ? »
« Je me souviens d’un monospace gris ; mais je ne le vois pas. »
Parmi eux, le camionneur montre du doigt des traces de pneus discontinues sur la route et qui s’arrêtent juste avant la glissière de sécurité.
« Il a dû faire un tonneau ! »
Le camionneur ramasse un casque noir, coupé en deux, qui était comme incrusté dans une béance de la paroi de protection, à cinquante centimètres du sol. Hurricane le voit et émet un bruit de douleur : la bombe de son maître !
« Là, en contrebas, un monospace ! Gris, tu as dit ? »
A côté du cheval, la mère inconsciente jusque là sort de sa torpeur et lui glisse dans l’oreille :
« Ils ont retrouvé ton maître. Tout va bien se passer, maintenant ! »
Jérémie !
Au moment où le père détache la ceinture de son fils, c’est comme s’il libérait la voiture d’un poids. Et comme si sa conscience s’éveillait du même coup. La chaleur de ce corps contre le sien le rassure, elle le rassérène même. Mon fils, mon bébé, tu vas te réveiller maintenant, on va revoir maman…
Des voix lointaines le rappellent à la réalité : il doit s’extraire de ce monstre de fer. Son fils blotti contre son torse, il utilise une main pour grimper jusqu’au coffre. Du pied, il repousse les valises éparpillées de part et d’autre, puis il frappe du dos la paroi du coffre. La lumière jaillit dans l’habitacle, douloureuse à ce moment pour ses pupilles, couvertes de bris de verre. Il cligne des paupières, ses yeux pleurent, son corps glisse et atterrit sur l’herbe humide. Où sont-ils ? Où est la route ? Aidez-nous, pitié !
Il étend son fils sur ce terrain trempé, les voix au-dessus de lui deviennent plus claires.
« Bougez pas, on vient vous chercher ! »
Ils arrivent, mais lui ne pense qu’à son pauvre enfant meurtri : il caresse son visage ensanglanté, appose ses mains sur son cœur. Il bat – il tremble plutôt. A-t-il froid ? Aller chercher une couverture, il n’en a plus le courage. En guise de solution ultime, il couche son corps tout contre celui de son fils et passe ses bras autour de sa petite tête blonde, toute amollie, comme la tête d’une poupée de chiffon. Pitié, dépêchez-vous ! Il aperçoit en contre-jour des silhouettes qui s’animent au-dessus d’eux et qui poussent des cris incompréhensibles, démultipliés par des échos sans fin dans cette vallée. Sauvez mon fils !
Sauvez mon maître !
« Ils vont les remonter, et tu pourras revoir ton maître. »
Cette femme essaie de le rassurer. Et de se rassurer elle-même. En entendant des bruits de sirènes au loin, elle souffle et évacue tout le stress qu’elle a accumulé en elle.
« On est sauvés, je te l’avais dit ! »
Devant eux, trois hommes n’attendent pas les secours et descendent. Ils veulent réunir le cheval et son jeune maître, comme un symbole, comme pour oublier ce qui leur est arrivé à eux aussi.
Hurricane souffle à en perdre haleine. Il voudrait s’avancer pour être le premier à voir Jérémie vivant, mais il n’en peut plus.
La végétation dissimule le véhicule, comme avalé par les herbes hautes. Sans la présence du cheval, jamais ils n’auraient pensé aller voir en contrebas. Le père est soutenu par deux hommes, le camionneur porte l’adolescent et tous remontent la pente de cette prairie verdoyante. Un décor bucolique qui contraste avec l’horreur qui a rassemblé au hasard une vingtaine de véhicules.
Les pompiers les rejoignent, Jérémie est couché sur une civière, encore inconscient.
« On va emmener votre fils en hélicoptère. Vous allez aussi nous suivre. Vous étiez seuls dans ce véhicule ? »
Le père se retourne, sa voiture n’est plus visible. Il pense au cheval de son fils.
Quand la civière passe par-dessus la barrière de sécurité, Hurricane avance de deux pas, ce qui creuse encore davantage sa blessure au garrot et inonde sa crinière de sang noir. La mère et ses deux enfants sont encore près de lui, ils essaient de le soutenir. Mais c’est trop tard.
Des pompiers en tenue et casqués passent leurs jambes par-dessus le muret et avec eux, son autre maître, la chemise ouverte et déchirée, le torse en sang, le visage abîmé, à la fois souriant et inquiet. Au bout de sa main valide, une autre main est suspendue, dépassant de la civière.
« Il faut l’emmener, et vite ! hurle l’un des pompiers à un officier de la gendarmerie. »
Son maître a besoin de lui, il faut qu’il s’en sorte.
« Allez, Jérémie, réveille-toi ! lui hurle son père, qui ne sourit plus. »
Dans un dernier effort, Hurricane pousse un soupir et hennit, ce qui provoque une vague d’émotion dans cette portion d’autoroute.
Le soleil réapparaît d’entre les nuages, et tous se retournent.
Le père se redresse et ce qu’il voit lui fait pousser un cri qui mélange la joie et la douleur :
« Hurricane ! »
C’est à ce moment que Jérémie entrouvre les yeux.
Et que Hurricane referme les siens.
Je lis toutes les nouvelles du Galop d'Essai pour le concours Turf littéraire. Certaines m'ont particulièrement touchée, dont celle-ci. Bravo.
· Il y a plus de 11 ans ·V. Quéprina