DOUBLE JEU

suemai

On dit que les personnes subissant un traumatisme mental peuvent développer des aptitudes extrasensorielles...

— Désolé de mon retard Antoine, un appel de dernière minute. Tu as commandé?

— Non je t'attendais Max. Je le croyais bien ce resto, mais tu me pardonneras, on se croirait dans une cafétéria. Mais tout était complet. Il ne restait que cet endroit. Goûte-moi ça… du véritable jus de raisin. Totalement infect ce vin. Je l'attends ce pourvoyeur de vinaigre. Je vais me le sommeiller ce sommelier ; hahaha! Alors, au menu : Choux farcis à la sauce tomate ou les spaghettis du chef, sauce bedonaise… tu parles!!

— Toujours tes mots d'humour. Mais raconte-moi plutôt, comment te portes-tu?

— Mieux, oui mieux. Je repense toujours à Madeleine, ce qu'elle me manque.

— Tu veux dire Françoise ?

— Non… non… voyons, Madeleine, tu as oublié?

— D'accord, d'accord, allons-y pour Madeleine.

Je me suis souvenu de cette journée, une petite expédition en forêt. Nous traversions un joli ruisseau lorsque son pied s'est coincé entre deux roches. En me retournant, je la vis se débattre et s'étaler à l'eau. Ce que je rigolais. Elle en fut pratiquement insultée. Elle portait un jogging et un ample molleton. Elle devenait subitement si mignonne, toute détrempée. Ses longs cheveux s'étendaient sur son visage par petits filaments. Elle m'obligea à retourner à la voiture et à lui rapporter l'un de ces tailleurs de lainage que je détestais tant. La voiture en était pratiquement infestée. Elle les collectionnait, j'imagine. Toujours aussi prude et ayant peur de se faire découvrir nue par des touristes en ballade, elle se retrancha derrière un arbre et je fis le guet. Je risquais un regard de temps à autre. Ouf… tu te souviens de son corps magnifique… Dans l'une des poches de sa veste, elle sortit des collants et les passa. Afin de bien enfiler le pied, elle pointait sa jambe en ma direction. Alors je ne te dis pas, une véritable fantasmagorie. Elle me laissait lui soutenir la cheville, le temps de bien étendre le mince tissu tout autour de ses cuisses exquises. Elle m'acheva pratiquement avec la seconde. Puis elle remit ses bottes de marche. Ça devenait à mourir de rire; le costard et les bottes. Nous sommes revenus à la voiture et direction la maison. Je ne sais pas pourquoi je repense à ce moment, pourtant elle m'a plaqué pour un autre, soi-disant moins coincé. Ce que je lui ferais la peau à ce type. Tu sais Max, Je le vois mort parfois!

— Oui… ce ne fut pas simple pour toi, j'en suis conscient, cafouilla Max, tout en avalant de travers.

Un homme approcha. Le genre de gars avec qui on désire se faire copain.

— Monsieur…

— Oui Hubert, je viens… je viens…

— N'oubliez pas ce rapport que vous devez fournir avant la fin de l'après-midi.

— Ce sera fait Hubert, tu n'as pas à t'inquiéter. Désolé Max, je dois raccourcir, le devoir m'appelle. On se voit la semaine prochaine?

— Comme toujours, comme toujours. Laisse, Antoine, c'est pour moi. Fais gaffe.

***

Vendredi 26 août 2016 : bilan de rencontre avec le patient Antoine Clivard :

— Aujourd'hui il me prénommait Max, ça m'a bien fait rigoler de songer à Max Gallo ou pire Mad Max. Une nouvelle donnée et non la moindre, il s'exalte soudainement pour Françoise, lui octroyant des qualités en quantité industrielle. Il la prénomme Madeleine. Il n'arrive toujours pas à réintégrer le prénom Françoise. Le portrait demeure sensiblement le même, mais l'apparition et surtout la description sensuelle de ses longues jambes à la rondeur duveteuse, me questionne sur une libido toujours active. Ce que je croyais refouler depuis longtemps. Il accepte lentement l'idée que Françoise, la dite Madeleine, puisse redevenir une femme attirante, même si elle l'a quitté pour un autre, il y a près de deux ans. En revanche, il la décrit, comme toujours, portant ces petits tailleurs, ce qui confirme une inaccessibilité. Ses fabulations persistent, toujours aussi piquantes et, disons-le, rocambolesques.

En conséquence, je diminue la dose de prozac de moitié. Cette soudaine hilarité et cet accès de colère concordent avec son profil clinique. Une possible rechute dans sa psychose délirante m'incite à la prudence. Je vais augmenter sa dose de neuroleptiques pour un certain temps. On m'a fait remarquer une instabilité au niveau du sommeil. Un comprimé de Quétiapine 100 mg avant le coucher devrait tout stabiliser.

***

On frappe,

— Oui !

— Désolé de vous importuner, docteur Letellier, voici votre dictaphone. Monsieur Clivard a terminé.

— Un grand merci Hubert. Voyons voir ce que ça donne cette semaine…

***

Letellier appuya sur la touche Play :

Vendredi 26 août 2016 : bilan de rencontre avec le patient Antoine Clivard :

— « Aujourd'hui il me prénommait Max, ça m'a bien fait rigoler de songer à Max Gallo ou pire Mad Max. […] Un comprimé de Quétiapine 100 mg avant le coucher devrait tout stabiliser. »

« Ah ça, se dit Letellier, terminant son écoute, il restera toujours aussi incroyable cet Antoine. Rien à redire concernant son évaluation de la semaine et sa nouvelle posologie, je n'aurais pas fait mieux. Dommage, un si grand psychiatre… et tout ça pour une femme qui l'a quitté. De plus, étonnant cette lucidité clinique qu'il conserve. Ce rapport demeure impeccable. Tout de même curieux l'emploi du prénom Madeleine dans les circonstances… »

***

— Dr Letellier, votre épouse sur la trois.

— Merci Sophie.

— Oui! Françoise, quel bonheur. D'accord au Le Vivier pour 18h30. Non, rien de nouveau pour Antoine, comme toujours il parle de…

— Dr Letellier, un appel en attente sur la cinq.

— Merci Sophie.

— Je te laisse, Françoise, à tout de suite.

— Oui! Madeleine, quel bonheur. Non, je dîne avec ma femme ce soir. Que dirais-tu de demain vers les 15h chez toi?...

***

On frappe,

— Oui !

— Désolé de vous importuner, docteur Letellier…

— Qu'y-a-t-il, Hubert?

— Un message de Mr Clivard qui demande si vous « désirez » autre chose… … 

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