Vingt ans

Isabelle Gabriel


Vous pensiez que c'était aussi simple...aussi simple que cela. Vous aviez toutes les illusions d'une jeune fille en fleur comme on dit, tous les rêves permis, autorisés par votre jeunesse brillante et insolente. Je vous ai croisée ce soir , vous ne m'avez pas vue tout de suite, vous appeliez une personne qui se trouvait en dehors du tram. J'ai juste bloqué la porte pour qu'elle ne se referme pas sur vous, sans vraiment y réfléchir. Puis je suis allée m'asseoir et j'ai regardé à travers la vitre le soleil couchant d'un nouveau printemps, attendant les quatre arrêts qui me séparaient de ma maison, mon doux chez moi. La porte s'est à nouveau refermée sur vous, vous n'avez pas eu la force nécessaire pour la bloquer et c'est en titubant que vous m'avez cherchée dans le tram pour venir vous installer en face de moi. Vous m'avez remerciée... de quoi finalement ? Je vous ai souri . 
Vous portiez un pull orange et un joli collier qui ornait le pull de ses petites fioritures colorées. Sur vos cheveux un chapeau, dont j'ai oublié la forme mais qui vous allait bien. Quel âge avez-vous ? Quel âge aviez-vous lorsque votre vie a basculé ? Dans votre pull orange, je vous ai devinée vingt ans en arrière. Vous étiez belle, toute en délicatesse, le cœur aussi grand que votre envie de parler là maintenant dans la lumière du soleil couchant .
Et vous avez commencé à me parler, avec la facilité que peuvent procurer parfois des années de souffrances, d'abandons, d'humiliations. Ces années qui font tomber toutes les barrières du politiquement correct. Je n'ai fait que vous écouter, de toute façon, c'est ce que réclamaient vos yeux fixés dans les miens. Combien de fois avez-vous essayé de fixer votre regard dans celui d'une autre personne ? Combien de fois votre regard a été fui, soustrait à un peu, à un tout petit peu, à un moins que rien d'humanité ? Et pourtant, là dans vos yeux, d'anciennes lueurs toujours vivantes mais étouffées par les larmes et les regards en fuite. Il m'a semblé ne plus apercevoir ces larmes, juste deux petits lacs sauvages et stagnants qui recouvraient vos iris comme des miroirs sans tain .
Vous parliez avec toute la difficulté pour moi de comprendre vos mots, à cause de ses heures de solitude où vous avez vidé les verres les uns après les autres, pour oublier, pour moins ressentir la douleur des illusions qui agonisaient jour après jour. L'alcool que vous m'avez assuré ne plus boire... je ne demandais rien... Je ne vous jugeais pas... Mais vous me l'avez assuré à plusieurs reprises... La honte sûrement...Car quand on est encore dans son cœur une jeune fille en fleur, avec un beau pull orange agrémenté d'un joli collier , ben certainement que ça ne se fait pas de boire jusqu'à plus soif... Enfin, c'est ce que doivent penser les gens, anonymes si puissants, avec leurs idées reçues, toutes faites, bien empaquetées derrière la vitrine du mensonge. Je savais que vous me mentiez, je savais que toutes vos illusions n'avaient pas fini d'agoniser, et que leur agonie vous faisait tituber et avaler vos mots comme on ravale des miettes qui ont failli s'échapper de notre bouche. 
Et puis, d'un seul coup, j'ai eu peur, une peur bête et méchante, une peur de gens anonymes... L'angoisse que votre souffle me transmette le virus d'une maladie qu'on appelle opportune, ces maladies qui se réjouissent dans un corps sans aucune défense, ou si peu... J'ai eu peur et j'ai eu honte de moi. J'ai alors regardé plus attentivement votre visage, votre cou, vos mains...J'ai regardé les miennes qui depuis un quart d'heure n'avaient pas bougé, ne s'étaient pas impatientées, à aucun moment. Le calme dans mes mains. J'ai relevé ma tête, et j'ai senti la sérénité revenir en même temps que je retrouvais vos mains, votre cou, votre visage, tout votre être immuno-déficient... quelle odieuse expression... Depuis vingt ans, vous vous battez seule, sans presque aucune arme pour vous défendre. Depuis vingt ans vous ne savez plus vraiment où vous avez mal. 
A cet instant vous m'avez dit que lorsque l'on est malade, il faut faire attention aux autres, ne pas leur tousser dans la figure par exemple. Pourquoi m'avez-vous dit cela ? J'ai eu honte à nouveau, une fraction de seconde, et puis j'ai acquiescé de la tête . Je crois que ça vous a fait plaisir puisque vous avez poursuivi sur la pneumonie qui avait failli vous avoir, à cause de ceux qui font pas attention aux autres, qui s'en foutent complètement.
Votre débit a soudainement augmenté, comme si vous deviez finir de me raconter votre histoire, une urgence, et j'ai juste compris que les hommes avaient profité de vous, qu'un homme profitait de vous, mais que ça n'allait pas se passer comme ça, vous me l'avez assuré, presque promis. Je ne demandais rien, je ne vous jugeais pas... Je sais que cet homme est encore chez vous aujourd'hui même si je ne vous ai jamais revue.
Ce soir-là j'ai été témoin de la déficience des gens anonymes, trop puissants, derrière leur vitrine blindée d'égoïsme, d'orgueil et d'hostilité, et j'ai eu envie de pleurer. Mais vous vous êtes levée, vous m'avez encore remerciée en prenant ma main,en me souriant... c'était mon arrêt pas le vôtre... Je vous ai dit au revoir en emportant avec moi, au creux de moi, la jeune fille de vingt ans, aux mains délicates, au port de tête gracieux, à la bouche dessinée au fusain, aux pommettes saillantes, au nez fin … aux lacs sauvages et stagnants.

© Isabelle Gabriel, tous droits réservés

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