Vingt ans à vivre - Le Quartier - Part #1

riatto

Le Tiékar

J'ai atterri dans Le Quartier c'était un jeudi matin, j'avais dix-neuf ans environ.


J'ai passé l'Hiver à grelotter sur mon scooter pour un peu moins de cent balles par jour, jusqu'au jour où j'ai oublié l'huile dans le mélange. Le moteur a serré du côté de la Porte Champerret. J'ai réussi à me traîner jusqu'à l'atelier Vespa de la Porte de Clichy mais alors… À la vitesse d'un animal qui vient de se ronger la patte pour échapper à un piège. Quand il a vu l'état de mon scoot, le patron s'est retenu de me cracher dessus. En réparation y'en avait déjà pour 500 balles minimum. Je les avais pas, alors c'est lui qui me les a filés, et je suis reparti à pieds, en abandonnant mon P50 noir et blanc à un autre sort. Pauvre bête, je me demande ce qu'il est devenu.


À onze heures du matin Le Quartier roupille. On livre et on décharge les fûts et les cartons devant les bars à cocktail. Jus de mangue, de banane, de papaye, jus de goyave ! C'est vraiment n'importe quoi. Les serveurs trainent leur gueule de bois et leur balai, la clope au bec et les yeux rouges gonflés de la nuit d'avant. Les autres bars, les bars à hôtesses ont fermé sur le coup de sept heures. Des grosses femmes de ménage noires nettoient tout ça à grandes eaux, avec javel et tout. Ces endroits-là faut bien les frotter… Et comme la rue est en pente, ça fait ruisseler des tas de petits torrents bien dégueulasses. Du pur jus de bar qui s'en va dégouliner dans le caniveau, direction les égouts, la Seine, et pour finir la mer.

Au coin des rues Fontaine et de Douai, le terre-plein forme un drôle de carrefour en triangle. Un tabac, un cabaret éteint, et un peu plus bas, un petit magasin peint en bleu, avec une dizaine de guitares dans une vitrine moche. L'endroit fait assez misérable, on se sent pas impressionné, donc je pousse la porte.

« Vous cherchez pas quelqu'un par hasard ? je demande, déjà prêt à tourner les talons.

La patronne me regarde, pas étonnée. Une patronne grande et blonde, ex-mannequin (ça je l'ai su après) un bon mètre quatre-vingt, avec des seins en obus anti-char sous un pull de maille. Elle me scrute, crache la fumée, écrase sa Marlboro et dégaine :

_ Si. On cherche quelqu'un.

J'en reviens pas.

_ On cherche quelqu'un pour le remplacer lui.

Elle tourne les yeux vers un vendeur. Une sorte d'hybride au crâne rasé, mi-hard-rock mi-fusion, j'ai jamais rien capté, en train de jouer de la gratte assis sur un ampli Fender. Le type met un moment à percuter ; il lève la tête, regarde la patronne, me dévisage ahuri et enfin s'arrête de jouer.
Est-ce que je peux commencer tout de suite ?

Ben devine…

Ça c'était le jeudi.

Le samedi suivant, la Patronne surgit de son bureau pour faire la caisse. Elle attrape le registre, tourne les pages dans un nuage de fumée, secoue les cheveux et compte les billets.
Elle tend un Pascal à l'autre vendeur — un Pascal c'est un très gros billet, j'en ai encore jamais vu un d'aussi près. Et quand on l'a dans sa main c'est encore plus gros.

_ Tiens ! elle lui jette ; et dans le même geste elle lui montre la porte du bout de sa clope. Ça veut dire au revoir.

Le type tente de bredouiller un mot mais on l'entend déjà plus. La Patronne est en train de m'expliquer le truc du cahier, avec les cases à remplir pour les chèques, les numéros de carte d'identité et le sabot pour la carte bleue. La porte du magasin s'ouvre, puis se referme. La Patronne n'a même pas levé un sourcil.

_ Ça c'est la clé de la porte, et ça c'est pour la caisse. Ok ?

Elle sort un énorme porte-feuille en cuir de son mini-short en jean et me tend un Pascal, à moi aussi. Je l'attrape et je le regarde, tout neuf et lisse. Un billet si énorme que je ne sais pas où le mettre.

_ Maintenant viens ! Je vais te montrer comment ça marche pour l'alarme et le rideau de fer. »

***

Il est 20h, la Patronne a sauté dans sa 205 et est rentrée chez elle à toute blinde pour éviter les bouchons sur le périph'.

Sur le pas de la porte, je regarde s'allonger la queue des touristes qui descendent des cars. Le cabaret d'à côté a levé le rideau, ça clignote comme à Vegas, mais en beaucoup moins vulgaire quand même.


Le Nouveau Paris


Sur un panneau enrobé de fourrure, les trois formules en lettres de diamant : 300, 600 et 900 francs par tête.  (Dans la formule à 900 la première coupe de champagne est offerte). Deux services. 20h30 et 23h.

À même pas 200 mètres du Moulin Rouge, un dîner-spectacle à ce prix-là, c'est sûr que ça fait rêver.

Devant le magasin le carrefour est bloqué ; à gauche un cabriolet BM, à droite le même, mais Mercedes. Ça klaxonne et ça bombe le biceps. Sur le siège passager, la brune dans la BM toise la blonde dans la Mercedes. Les deux ondulent sur le même air, planquées derrière des Gucci fumées.
 
En vrai aucun des deux types au volant n'a envie d'avancer. Non. Ils ont juste envie d'être là, au carrefour, et d'y rester le plus longtemps possible pour qu'on les voit bien. Ils profitent, c'est normal… Ça fait du spectacle pour les clients de la terrasse, qui s'emmerdent un peu devant leurs cocktails au jus de litchi. Derrière eux des dizaines d'autres coupés sport attendent leur tour pour venir s'embrouiller au même endroit, sous l'oeil vide de sens des videurs en bombers.

On sent que l'été approche. Par-dessus les cris surexcités des touristes anglaises la sono du Moloko crache la toute nouvelle sauce :

I like to move it move it,

I like to move it move it,

I like to move it move it.

Ya like to
(Move it !)

Des poupées en mini-jupes et bas résille sortent du tabac en trottinant sur des talons qui claquent, un gobelet de café brûlant dans chaque main. Cigarette menthol et perruques rouge, elles disparaissent comme par magie derrière les rideaux des bars à putes, parce qu'au bout d'un moment faut bien leur donner un nom.

J'ai aucune idée de l'endroit où je vais dormir, et j'en ai rien mais alors rien à cirer.
Dans ma poche j'ai les clefs d'un magasin, 500 balles et un paquet de Camel. Largement de quoi voir venir.
C'est samedi soir, il fait super doux, je regarde Le Quartier commencer sa nuit, en fumant.

***

J'ai posé mes affaires à la cave, et je me suis aménagé un coin pour dormir. Entre les pieds du bureau et le fauteuil de la Patronne.
Pendant les mois qui ont suivi j'ai pioncé sur la moquette grise. J'ai dormi dans ma parka, avec une housse de guitare comme oreiller ; deux mètres sur trois environ, et les pieds bien recroquevillés pour pas dépasser sur le carrelage de l'escalier. J'étais bien.

C'est passé vite parce que je me suis rapidement fait des potes, qui m'ont appris à dormir ailleurs, c'est à dire n'importe où.

J'ai acheté une brosse à dents et un savon au tout-à-dix-francs en bas de la rue, et je me suis faufilé dans le décor. En vrai on dit pas trop Le Quartier, on préfère le tiékar. Mais c'est pas beau à écrire, ça se parle mais c'est tout.

Y'a deux choses à savoir sur Le Quartier, heureusement quand on est jeune on apprend vite.
D'abord Le Quartier a des frontières strictes. Sans douaniers, sans barrières, elles sont sur aucune carte mais elles sont là, faut me croire.

Au Sud on peut descendre par trois ou quatre rues, pas beaucoup plus. La rue Blanche, la rue de Clichy, la rue Pigalle et la rue Notre-Dame de Lorette. Si on voulait on pourrait compter la rue La Rochefoucauld, vu qu'elle est un peu parallèle à toutes les autres, mais en réalité on s'en sert jamais.
En bas donc Le Quartier s'arrête à la Trinité, c'est vraiment l'extrême limite. Au-delà c'est l'Opéra, Saint-Laze, ou la Sibérie pour ce qu'on y va. D'autres quartiers sans doute, mais qui sont pas dans Le Quartier, donc on y va pas sauf en cas d'urgence. Pour des clopes et encore. Faut vraiment que le 15 Août tombe un dimanche, et qu'on ait des ardoises partout ailleurs.

Vers la gauche on pousse parfois jusqu'à la place Clichy, jamais plus loin. On a le droit de remonter vers la Fourche dans les jours de business, mais c'est déjà plus du tout la même ambiance, on n'y est plus chez soi. Et de l'autre côté de la place vers le 17ème, j'aimerais pouvoir en parler mais à partir de ce moment-là j'y ai plus jamais posé mes rangers.

A droite y'a la rue des Martyrs. Des marchands de fromages et de saucissons, des tripiers des poissonniers, plus un ou deux rades sans intérêt. A la limite c'est une rue qui sert à remonter, à rentrer chez soi. Rien de bien utile.

En haut la frontière est déjà plus poreuse.
Le Boulevard c'est un peu comme la grand-rue.

Broadway quand on est américain.

Ça fait : Anvers-Pigalle-Blanche. Et encore... Anvers pourrait être en Belgique ça serait pareil tellement c'est loin.
Au-dessus du Boulevard y'a encore un peu de quoi faire si on connaît l'endroit.
Rue Lepic et rue des Abbesses, faut zigzaguer entre les vrais bistros et les bars-à-cons. Entre le Bruand de chez Patrick et les attrape-gogos comme Le Saumur, y'a toute une galaxie, un nuancier de climats et de faunes avec lesquelles on n'aime pas se mélanger.


De toutes façons Le Quartier se vit en son coeur. Autour c'est la périphérie, les alentours, l'au-delà, tout un monde lointain qu'on ne connaît plus, parce qu'on n'en a plus besoin.


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