Vous connaissez Ray?
victoria28
Mélanie s’était fait licencier du centre d’appels. Ca devait arriver. Depuis des semaines elle râlait sur son boulot et sur son chef qui l’exploitait. Elle disait qu’elle allait partir, que c’était pas possible de traiter les gens comme ça. Elle avait fait des études quand même. Un soir elle est rentrée plus tôt que d’habitude et avant de fermer la porte elle a dit qu’elle s’était fait licencier.
J’ai éteint la télé et je lui ai préparé à manger. Elle racontait la scène, le bureau du chef, les accusations, et sa main qui était partie. Elle n’aurait pas dû. C’avait été plus fort qu’elle.
« Tu te rends compte qu’il surveillait depuis des jours le temps que je passais aux toilettes ? Ce taré. Il avait tout noté et il m’a montré la liste surlignée. Ce taré. »
Elle secouait la tête sans pouvoir s’arrêter. Elle réfléchissait. Et puis elle recommençait du début, le bureau, les reproches, la baffe involontaire.
J’ai versé les spaghettis dans la passoire.
« Tu trouveras autre chose », j’ai dit
Elle s’est mise à rigoler. Autre chose. Ah ouais. Elle se demandait bien quoi.
« Tu crois qu’on m’attend avec mon diplôme de psycho ? C’est la crise, Anthony ».
Il ne lui restait que le McDo elle a dit, vu qu’ils prenaient tout le monde ou presque. Je n’ai pas relevé. Ca faisait six mois que j’avais arrêté de chercher. On a mangé nos pâtes en silence.
Le soir on a vaguement essayé de faire l’amour, puis elle s’est enroulée dans son côté du drap. Elle m’a souhaité bonne nuit mais je pouvais dire à sa respiration qu’elle ne dormait pas. Il faisait moite dans l’appartement. Dans la rue les passants parlaient fort à cause de la sortie du métro. Mélanie a dit « le taré » à nouveau et puis elle s’était mise à pleurer à petits coups silencieux.
Le lendemain elle allait mieux. S’ils ne voulaient pas d’elle c’était tant pis pour eux. On n’avait qu’une vie après tout. Elle n’allait pas la gâcher à trimer pour des cons. Elle beurrait ses tartines à grands coups de couteau et je lui remplissais son bol quand il était vide.
Elle avait une idée.
« On va partir en vacances.
– Mais on n’a pas d’argent, j’ai dit.
– Peut-être que si », a dit Mélanie.
Elle a parlé d’un plan d’épargne logement. Elle versait 50 euros dessus chaque mois depuis qu’on vivait ensemble.
« A force, ça doit chiffrer », elle a dit.
Je ne savais pas qu’elle mettait de l’argent de côté pour qu’on s’achète une maison.
Elle est partie tout de suite à la banque et quand elle est revenue elle râlait comme si elle n’était pas très contente. L’enveloppe était toute petite. Ca suffirait pour réparer la voiture, et pour sortir un peu le soir si on avait envie. Mais pas plus. A part le camping, on n’avait pas trop d’options pour les vacances.
« On va aller chez ma mère », a dit Mélanie.
Ca ne m’enchantait pas. J’ai dit d’accord, pourtant. C’était ça ou rester à Saint-Denis.
Le lendemain j’ai porté la Clio au garage et en attendant qu’on me prépare la facture j’ai demandé s’il n’y aurait pas du boulot. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai posé la question. La secrétaire qui avait l’air de la femme du patron avec ses mèches décolorées et son pull-over bleu fixait son écran.
« Vous êtes mécano ? elle a demandé.
– Pas vraiment, j’ai dit. Mais je m’y connais un peu en voitures ».
La femme s’est mise à rire.
« Et moi je m’y connais un peu en télé, vous auriez pas un poste chez Ruquier ? »
J’ai payé sans répondre et je suis parti.
Sur la route c’est moi qui ai conduit parce que Mélanie a peur de conduire et qu’elle était fatiguée. On a roulé de nuit. J’ai toujours préféré rouler de nuit. On a l’impression d’être tout seul, même si bien sûr ce n’est pas vrai. Ca passe plus vite, aussi.
La mère de Mélanie nous attendait sur le pas de la porte, avec son pantalon en velours et son vieux gilet couleur poil de chien. Il était neuf heures et demi déjà. Les Clio, ça roule pas vite.
« Vous avez déjeuné ? » elle a demandé.
Mélanie a dit qu’elle allait dormir d’abord et je l’ai suivie. On couchait dans son ancienne chambre d’enfant. Le lit à une place avait été remplacé par un clic clac mais à part ça il y avait encore les peluches et les posters de groupes de rock sur les murs. Ca a énervé Mélanie.
« J’ai presque trente ans, quand même! »
On a déplié la banquette et on s’est couchés tout de suite. Je me suis colée contre elle. Elle n’a rien dit. Au travers de sa chemise je sentais son dos dur de tension. Au bout d’un moment, elle s’est mise à ronfler et moi aussi je me suis endormi.
On devait rester deux semaines et à vrai dire c’était tranquille chez les parents de Mélanie. On se levait tard, le petit-déjeuner nous attendait sur la table, le linge repassé sur la commode de la chambre quand on rentrait de balade l’après-midi. On commençait doucement à s’ennuyer et c’était pas désagréable.
Un soir vers neuf heures quelqu’un a sonné alors qu’on était à table. On s’est regardés au dessus de la blanquette. Personne ne venait normalement à cette heure. Le père de Mélanie s’est essuyé la bouche et il s’est levé un peu raide pour aller ouvrir.
Mais avant qu’il arrive à la porte on savait déjà qui était derrière. C’est nous, disait une voix qui montait dans les aigus. Vous nous laissez mourir dehors ou quoi ? Mélanie a posé sa fourchette et elle m’a regardé. Elle était plus pâle, d’un coup.
La porte s’est ouverte et deux gamines ont déboulé en courant.
« Tata Mélanie ! Tu es où ! »
Mélanie s’est penchée et elle a pris les deux petites filles sur ses genoux. C’était des jumelles qui devaient avoir trois au quatre ans, avec les cheveux blonds coupés sous l’oreille comme dans les pensionnats sages. Elle les a serrées contre elle et elle les a embrassées.
Sa sœur Sabrina est entrée tout de suite après, avec les même yeux verts, la même bouche étroite et les cheveux blonds, en un peu plus dur que Mélanie pourtant. Derrière elle il y avait un type que je ne connaissais. Il traînait une grosse valise rouge à roulettes et il s’essuyait le front avec un kleenex effiloché.
« C’est vous ! Mais alors, vous auriez pu prévenir ! a dit la mère au bout de la table.
– Ah maman, a dit Sabrina, c’est une histoire abominable qui nous arrive. Tu racontes, Ray ? Au fait, vous connaissez tous Raymond ? »
J’ai dit que non et je me suis levé.
« Je préfère qu’on m’appelle Ray », a dit le type. Il parlait fort, avec l’accent du sud.
« Anthony », j’ai dit. « Avec Mélanie »
On s’est serré la main. Ce type devait mesurer près de deux mètres et peser dix kilos en trop. Il devait avoir vingt ans de plus que Sabrina, aussi, et ses vêtements à la mode lui donnaient un air de maquereau. Ou alors c’était sa façon de remuer, en roulant des épaules comme dans un film des années 50.
« Vous êtes mon beauf en quelque sorte, il a dit en rigolant.
– En quelque sorte.
– Ca fait plaisir. Sabrina m’avait parlé de vous.
– Vous avez mangé ? a demandé la mère.
– Pas encore, a dit Ray qui lorgnait vers la cocotte.
– Installez-vous. Je vous sers et les enfants aussi, hein.
– De la blanquette, il a dit, on pouvait pas tomber mieux. Françoise, vous êtes la reine de la blanquette». Il a retiré son pull et ça a fait remonter son t-shirt sur son ventre poilu au passage. Ca n’avait pas l’air de le déranger qu’on soit tous là à le regarder. « Y a pas à dire, ça fait du bien d’être arrivés.
– Ray, vous êtes un flatteur.
– Votre blanquette j’en rêve tous les jours depuis qu’on en a mangé chez vous.
– Comment ça se fait que vous ne vous êtes pas déjà rencontrés ? a dit Sabrina.
– Nous on s’est déjà vus», a dit Mélanie.
Elle avait toujours les jumelles sur les genoux et Ray qui soulevait le couvercle a dû se pencher pour l’embrasser. Elle a tourné la tête. Je me suis demandé comment ça se faisait qu’elle le connaisse et moi pas. Il s’est installé à côté d’elle alors que les parents sortaient d’autres assiettes du buffet. Ca fait du bien d’être arrivé, il a dit en se renversant en arrière. Il respirait la bouche ouverte avec l’air de vouloir dire quelque chose.
« Vous avez besoin qu’on vous aide ?
– Anthony a dit Sabrina, il faut vraiment que vous veniez plus souvent.
– Les filles mangent de la blanquette ?
– Oh, elles mangent de tout.
– Je sais, j’ai dit. On a été un peu pris ces derniers temps.
– Mets leur juste des fourchettes, papa, a dit Sabrina.
– Ne me dis pas qu’elles ne savent pas se servir d’un couteau.
– Elles ont quatre ans, papa.
– A quatre ans tu savais te servir d’un couteau.
– Moi, j’ai abandonné, a dit Ray en rigolant. Sabrina et l’éducation des filles, hein ! Je me suis pris une rouste une fois alors! »
Le parents aussi se sont mis à rire.
« Arrête de dire n’importe quoi, mon chéri.
– Allez, quoi. C’était juste une blague. Tout le monde sait que tu ne lèverais pas le petit doigt -- il l’avait attité à lui --et surtout pas sur les filles.
– Est-ce que vous allez m’expliquer ce que vous faites là ? a dit la mère.
Personne ne lui a répondu parce qu’on parlait tous en même temps. Le volume sonore était monté d’un sacré coup, brusquement.
« Comment ça se fait, répétait Sabrina. Depuis six mois qu’on est ensemble avec Ray. C’est quand même Mélanie qui nous a fait nous rencontrer.
– Maman et Ray vont se marier ! a crié l’une des jumelles.
– Quoi ? » La mère a arrêté de servir les assiettes. « Vous nous annoncez ça comme ça ?
– Valentine, tu pourrais tenir ta langue, a dit Sabrina
– C’était un secret ! a crié l’autre jumelle.
– Faut que je vous embrasse, a dit la mère.
– C’était un secret, a répété la gamine en pleurnichant.
– C’est pas grave », a dit Ray. « On voulait vous faire la surprise mais ça aurait pas duré longtemps. On va fêter ça, hein !
– On l’aurait su de toute façon.
– Félicitations, a dit Mélanie en poussant sa viande sur le côté.
– Vous vous mariez quand ?
– En mai, on a le temps. On aurait pu expédier ça plus vite mais Ray voulait qu’on fasse ça dans un château près de Vouvray, hein Ray ? C’est des copains à lui, des vignerons. Alors bon.
– On va essayer d’attendre, a dit Ray d’un air égrillard.
– Ray est négociant en vins, a dit Sabrina à mon intention.
– Félicitations, j’ai dit.
– Vous venez, hein, on compte sur vous à la table d’honneur, a dit Ray.
– Le vin sera fameux !
– Je veux, oui ! Les meilleures bouteilles ! Trois par personne, sans compter le champagne !
– Tu es fou, a dit Sabrina en riant.
– Vous vous décidez vite, a dit la mère.
– C’est parce qu’on est sûrs, a dit Ray et il a embrassé Sabrina dans le cou en faisant des drôles de bruits avec sa bouche. Surs de chez sûrs, hein chérie ?
– Voilà, a dit Sabrina.
– Après ça, je ne vais pas oser vous proposer un verre de ma piquette, a dit le père.
– Moi non, a dit Sabrina.
– Le vin ça se refuse pas », a dit Ray. « Sinon j’ai toujours une caisse dans le coffre. Je vais la chercher ? Oui ? Non ?
– Laisse, Ray. »
Il y a eu un moment de silence. On avait fini par s’asseoir et tout le monde mangeait sa blanquette. Les gamines se disputaient vaguement.
« Vous ne nous avez toujours pas dit pourquoi vous êtes là, a dit le père.
– Vous restez longtemps ?
– Oh non, a dit Ray, juste cette nuit, on aimerait bien mais c’est pas possible. On devait pas s’arrêter.
– Ray veut dire qu’on a fait un crochet.
– On a crevé.
– Mes pauvres ! a dit la mère.
– Il voulait aller à l’hôtel.
– J’ai des réductions avec mon boulot. Ca aurait été l’occasion, il y a un truc superbe juste à côté.
– Ray veut parler de l’Hôtel du Parc », a dit Sabrina.
Le père a sifflé entre ses dents.
« Vous vous embêtez pas.
– J’ai des réductions avec mon boulot. Vous connaissez ? Il parait que c’est un des meilleurs de la chaîne ».
Sabriné a levé les yeux au ciel. Les parents se sont regardés.
« Non, a dit le père.
– Ce serait un peu bête d’aller à l’hôtel juste à côté de chez soi », a dit la mère.
Mélanie qui jouait avec sa fourchette depuis un moment avait relevé la tête depuis l’affaire des réductions et elle fixait Ray d’un air blanc. Je voyais bien qu’elle se mangeait les joues. Ray lui a jeté un coup d’œil par en dessous.
« De toutes façons a dit Sabrina, je lui lui dit que vous nous auriez tués si vous aviez su qu’on dormait à l’hôtel si près de chez vous. »
Ray a posé la main sur la main de Sabrina et il s’est penché pour l’embrasser au coin de la bouche. Il s’est mis à rigoler
« Voilà. On va chez des amis sur la côte. On repart demain.
– Déjà ? » a dit la mère
Mélanie s’est levée.
« Excusez-moi, elle a dit. Je ne me sens un peu fatiguée.
– Mélanie.
– C’est juste la chaleur ».
Elle a hésité un instant. Elle a regardé Sabrina et Ray qui se tenaient la main. Le père resservait une tournée de vin.
« Je vais me coucher, elle a dit. A demain ».
Elle est partie sans repousser sa chaise. On l’a tous regardée monter l’escalier. Et puis les conversations ont repris. J’ai attendu cinq minutes et je me suis excusé à mon tour.
Mélanie avait déjà tiré les volets et elle était allongée sur le lit, l’avant bras sur ses yeux. On entendait les voix en bas comme un bourdonnement.
« Mélanie, j’ai dit.
– Fiche moi la paix. Je suis fatiguée. Ca ira mieux demain. »
Je lai regardée un instant dans le noir, couchée avec ses vêtements et le visage aveugle. Je me suis allongé près d’elle. J’ai commencé à lui caresser l’épaule.
« Fiche moi la paix », elle a dit à nouveau.
Alors je suis redescendu.
Le lendemain Sabrina, Ray et les jumelles se sont levés à cinq heures pour continuer leur route. Le moteur a ronflé longtemps sous nos fenêtres. Les gamines pleurnichaient et Sabrina parlait fort. Ca aurait réveillé un régiment. Mais Mélanie ne s’est pas levée. Elle gardait les yeux fermés et je voyais sa bouche pleine de contractions nerveuses. En bas les portières ont claqué. Ray a dit au revoir, vous embrasserez Mélanie de notre part. Et puis la voiture a démarré et ils ont disparu.
Le silence était revenu. Mélanie s’est retournée vers le mur.
J’ai dit Mélanie.
« Je sais que tu dors pas », j’ai dit.
Elle n’a pas répondu.
« On n’est pas obligés d’aller à ce mariage, j’ai dit. On n’est pas obligé de rester ».
Elle respirait par à coups rapides.
« Je vais trouver du boulot », j’ai dit.
Elle s’est retournée vers moi. Elle avait les petites veines des yeux un peu éclatées.
« Laisse tomber », elle a dit.
Je n’ai pas répondu. J’avais besoin d’une clope. J’ai attendu que les parents se recouchent quand il n’y a plus eu un bruit de leur côté je suis sorti du lit. Je me suis habillé avec mes vêtements de la veille. Puis je suis descendu en faisant attention de ne pas faire craquer les marches. Sur la table il y avait un carton de vin à moitié ouvert et dedans des bouteilles de champagne enveloppées dans du papier de soie.
J’ai cherché mon paquet de cigarettes qui était presque vide. Juste avant de sortir je suis retourné sur mes pas pour prendre le carton et je l’ai rangé dans le placard sous l’évier.
Dehors il faisait déjà grand jour. Il allait faire chaud encore pour rouler, j’ai pensé, mais ils devaient avoir la climatisation. La Clio était garée au bout de la rue. J’ai allumé une cigarette. Au moment de m’installer j’ai regardé la maison. Je m’étais promis de ne pas le faire, pourtant.
J'aime beaucoup ton texte, ta manière de le dérouler et ton écriture, mais je suis perplexe pour la fin. En fait, j'aimerais bien savoir ce qui s'est passé pour pousser Anthony à partir ?????
· Il y a presque 14 ans ·mls
@Grenouille bleue: merci de cet avis constructif, j'ai un peu changé pour que ce soit plus clair. A part ça faudrait peut-être que je songe à travailler un tout petit peu moi...
· Il y a presque 14 ans ·victoria28
Le style est incroyable, une véritable capacité à nous emporter dans ces scènes de la vie ordinaire. J'ai un doute sur ma compréhension de la fin, par contre. Je suppose qu'on peut l'interpréter de la manière que l'on souhaite, mais ça me travaille. Pourquoi la femme connaissait-elle le mari ? Pourquoi ce départ soudain ? Comparaison de médiocrité, ou quelque chose de plus ?
· Il y a presque 14 ans ·grenouille-bleue
J'aime beaucoup, le tragique au coeur de la vie "ordinaire"... et puis cet appel d'air à la fin, bravo !
· Il y a presque 14 ans ·Edwige Devillebichot