Voyage de lumières (II)

Camille Verdier

Elle ouvrit les yeux, elle ouvrit les yeux et ne vit rien. Avait-elle réellement les yeux ouverts? Elle sentit l'air glisser sur ses pupilles béantes, elle sentit la froideur l'envahir, ou plutôt la chaleur la quitter. Bientôt, ses paupières clignèrent, de plus en plus rapidement; de petites larmes salées et translucides coulèrent de long de ses tempes pour se glisser dans le creux de ses oreilles - larmes scientifiques, larmes de changement d'état, de changement d'atmosphère, et non pas larmes d'émotions. 


Elle papillonnait: elle ne pouvait ni refermer ses beaux yeux aveugles, ni les laisser immobiles et ouverts; elle convulsait du regard.


L'homme - lui, l'élément perturbateur - la vit se débattre avec elle-même, avec ses nouvelles perceptions, avec ce qu'elle ne connaissait plus mais qu'elle avait connu. Avec ses paupières, son corps tordu s'animait : commençait alors une danse frénétique et inquiétante, convulsive et attirante. Les souvenirs qu'avait l'homme des beaux yeux mystérieux, maquillés, intrigants et interrogateurs d'Anna le firent chavirer : il vacilla, et, gauchement, se rapprocha irrémédiablement d'Anna, et put sentir son souffle irrégulier et fuyant pénétrer sa peau; elle put sentir le sien suave et caressant griffer son coeur.


Tout s'arrêta. La danse d'Anna, les vertiges de l'homme, leur souffle; même la lumière semblait retenir sa respiration. Il n'y eut plus que le silence entre leur deux corps meurtris inconsciemment d'un désir ardent et maladif.


Retentit sourdement, soudain, une alarme faible, constante, et intrusive.

Anna referma doucement ses yeux, et sombra dans ce qui semblait être à l'homme un doux sommeil.



Il y eut ensuite le ballet des médecins et de tous ces hommes en blanc; de tous les barbituriques désagréables, transgéniques et dénaturés. L'homme ne voyait plus vraiment : un voile opaque s'étendait devant ses yeux; était-ce des larmes? 

Il crut voir Anna déchaînée, criant, souffrant. Il crut voir les danseurs blancs s'agiter autour d'elle sans l'apaiser, il crut entendre les froissements de costumes immaculés, les déchirements de médicaments inefficaces, les craquements des os d'Anna. 

Elle ne voulait pas accepter d'être soignée: elle se débattait contre tout ce ballet mécanique, elle rejetait la seringue libératrice, la piqure apaisante. Son corps avait l'air d'être un bateau perdu en pleine mer, en mer de tempête, soulevé par des forces puissantes et dévastatrices. Ils durent la tenir pour que son corps - et son être - ne soient pas recroquevillés. Ils écartèrent son épaule, ils le retournèrent, ils perforèrent sa veine pour y introduire durement une aigre aiguille aiguisée. Elle ne pouvait supporter cette sensation abominable; elle devenait ivre de douleur, de souffrance, de mal-être. Elle aurait voulu déchirer toute cette comédie, déchirer toutes ces perforations intrusives et inutiles. Mais le liquide médicinal passa à travers cet atroce passage de plastique; les yeux d'Anna se désemplirent de toute leur colère, son corps retomba. Elle n'était plus parcourue que de faibles soubresauts et frémissements intempestifs. 


L'homme sortit de la chambre, perdu, anéanti; il dépassait toutes ces blouses blanches et écoeurantes omniprésentes et désagréables; il jeta tout son poids sur la porte légère; il s'effondra dehors, quelques minutes, se releva, reprit conscience, arrêta ses tremblements, reprit réellement conscience.


Il posa délicatement une cigarette sur ses lèvres douces, il l'embrasa d'une jolie flamme chaude. Il fuma.




A suivre.













Signaler ce texte