WISKY-COCA

Elsa Saint Hilaire

WHISKY-COCA


Son anglais était rocailleux, hors certaines syllabes qui tombaient de sa bouche comme autant d’éclats de verre froid. Le dos bien calé dans son fauteuil Adirondack, les yeux dissimulés derrière une paire de lunettes noires faussement raybanisées, un épais plaid décoré d’élans couvrant ses puissantes jambes, le vieux chamane inuit avait décidé de me conter ses origines.

  

« Tu sais Elsa, chez mon peuple les orphelins  bénéficient d’une aide surnaturelle ; si on les maltraite, les esprits soufflent sur leur destinée et leur donnent la possibilité de se venger de leurs bourreaux, d’obtenir du prestige et de la richesse. »


Ivalu tendit la main vers la bouteille et se versa une longue rasade de tafia. Il fit claquer sa langue, huma les vapeurs ambrées, plissa des yeux et avala cul-sec. C’était son troisième verre depuis que nous étions rentrés d’un raid en motoneige dans la plaine givrée de Nunavik, lui, pétant la forme, moi, glacée jusqu’à l’os. Il surprit mon regard inquiet.


« Tu es chez les « wet » ici… alors l’alcool est de mise… l’alcool, les putes, les meurtres et les suicides… un mauvais scénario classique, je te l’accorde… et toi whisky ou rhum ? ». Il éclata de rire comme à l’énoncé d’une bonne blague.


Je n’avais pas envie de toucher à sa bibine frelatée mais la virée par moins trente m’avait ouvert l’appétit. J’entendais par la porte entrebâillée, sa femme s’activer dans la cuisine de leur logement social lilliputien ;  une soixantaine de mètres carrés pour une famille de cinq personnes. Du pouvoir à Ivalu, il lui en restait quelques bribes auprès des gens de sa génération mais la richesse ne mendiait plus depuis des lustres à sa porte. J’avais hâte qu’il poursuive son récit, tout autant pour partager son repas et faire taire les gargouillements de mon estomac, que pour pouvoir au plus tôt prendre une douche chaude dans ma chambre d’hôtel.


« C’est donc une chance, en quelque sorte, de devenir orphelin dans le Grand Nord ? »


Cette question idiote faillit faire descendre d’un niveau la bouteille de rhum. Il me regarda comme si j’étais une espèce de phoque en voie de disparition sur une banquise en train de fondre sous l’effet du réchauffement climatique.


« Si tu es orphelin, la famille qui t’adopte, te considère vite comme une bouche à nourrir de trop. Et pourtant on t’adopte. Moi, je suis né il y a des lunes ; un enfant malingre que l’on crût mort à la naissance jusqu’à ce que l’on me mette du poil de caribou dans une narine. Par chance, les poils frémirent prouvant à ma mère que je vivais encore. J’étais tellement chétif qu’elle me glissait dans la poche dorsale de son manteau lorsqu’elle devait suivre mon père Piluarjuk dans sa chasse au phoque avec mon frère et ma sœur aînés.  Lorsqu’elle mourut, j’avais quatre ans et mon père qui ne pouvait faire face à la charge de trois enfants me confia en nourrice à Akuvaapik, une voisine. On m’avait donné à ma naissance le nom et l’identité de ma sœur aînée, en plus de ceux de mon grand-père maternel, mais orphelin de mère, je perdis toute forme d’identité.  Je fus ensuite adopté par une cousine de mon père qui ne pouvait avoir d’enfants et qui avait déjà adopté une orpheline de cinq ans mon aînée. J’y fus heureux et j’ai aimé cette période de ma vie, car ces parents étaient bons et généreux et ma sœur adoptive douce et gracieuse. Hélas les esprits décidèrent de s’attacher à mes raquettes et la mort frappa bientôt mes nouveaux parents.  Ma sœur aînée naturelle, Akittiq, mariée et sans enfant, m’accueillit chez elle et son mari Isigaittuq, m’apprit à chasser le caribou, pas à l’aveuglette comme les chasseurs de maintenant que nous avons croisés ce matin sur la piste et qui tirent sur tout ce qui bouge, mais avec bon sens et discernement. Son autre mari d’échange, Piluarjuk, qui partageait leur demeure, m’enseigna sans retard l'art de la construction des igloos. Ils avaient besoin de bras solides et les miens l’étaient.  Ils en abusèrent… »


Ivalu marqua une pause. Des souvenirs douloureux blizzardaient dans sa tête.


« C’est au retour d’une chasse à l’élan que je fus attaqué par un ours et que je dus le combattre au couteau dans une lutte inégale et sans merci.  Nous avons roulé dans la neige longtemps et les cristaux s’incrustaient dans mes yeux en autant de petits fragments célestes brillants d’oxygène et d’éther. Sans mon anorak en peau de loup, la mort par « morfondement » m’aurait ravi à ce monde bien mieux que les crocs affûtés de l’animal. » Il avait prononcé le mot « morfondement » à la québécoise lui redonnant ainsi son sens originel. Le melting-pot avait fait son ouvrage.


« À l’instant fatal, son âme a pénétré mon sang et j’ai vu dans son regard transparent, l’esprit de Sedna manger ma moelle et j’ai senti mon cœur battre à se rompre. C’est ainsi que je compris que j’étais destiné à devenir chamane et que j’ai commencé ma dure initiation. La solitude et la souffrance ont nourri mon existence de longues années durant. Mais voilà tout cela est fini Elsa... je ne guéris plus que les bobos de mes chiens et de dépositaire des secrets de la nature, je suis devenu guide pour touristes en quête de grands espaces et de sensations fortes. Des écolos parfois, un peu niaiseux, souvent sympathiques, mais bien éloignés de ce que le mot « nature » signifie vraiment. Je le dis pour toi aussi, même si j’apprécie ton intérêt pour notre culture et notre mode de vie… Allons, tu dois être affamée, il est temps de remplir ton ventre… Ukaliannuk va nous servir le repas.»


Comme un chien de meute à l’oreille dressée, sa femme en entendant son nom fit irruption dans la pièce. Ses cent-vingt kilos poussaient un chariot sur lequel en lieu et place du traditionnel ragoût de phoque, trônaient trois pizzas King size et deux magnums de coca-cola. Ce fut un choc ! 

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