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petisaintleu
Dans les boyaux éventrés des cervelles de Canuts ou d'ailleurs : Sénégalais, Bulgares ou Néo-Zélandais ; des organes exhibés comme chez le tripier ; des ossements crânement abandonnés dans la boue. De cet éventrement des sols labourés d'horreur, des vers s'extirpent. Pour preuve, ils rampent. Ils sont écervelés. Non pas à cause de leur jeunesse qui leur a été volée. Ils se sont lobotomisés. Réfléchir en enfer reviendrait à prendre conscience de sa déchéance. Ceux qui s'y sont essayé ont été fusillés ou ont été happés par la démence.
Alors on passe son temps à fixer le côté de la tranchée d'où déboulera la cantine. L'intestin, le second cerveau, est le seul qui puisse encore raisonner et se révolter. Il se pourrait même qu'au-delà du raffut de l'artillerie boche, une marraine de guerre entende ces cris et vous ravitaille en tabac et cochonnailles. Cette bonne dinde vous enverra des lettres, s'imaginant tout connaître de vos conditions de survie. Comme si ses lectures des canards de l'arrière pouvaient donner la moindre idée de l'odeur de merde mélangée à quelques cadavres oubliés au-delà du parapet.
Ce fut sans doute le quotidien d'Arthur Yernaux, un de mes arrière-grands-pères maternels. Je tiens en certitude qu'il connut le gaz moutarde. Je ne sais pas si mon grand-père aurait pu me donner plus de détails. Je n'ai jamais eu la curiosité de l'interroger à ce sujet. Il y a aussi Paul, le frère de mon trisaïeul. À vrai dire, deux d'entre eux ne sont pas revenus de la boucherie. Mais Paul a eu la bonne idée de mourir à Verdun. C'est plus glorieux.
En supposant que mon arrière-grand-oncle puisse ressusciter, que pourrait-il me raconter ? Il est déjà peu probable que je sois en mesure de comprendre son langage. Nordiste, de Fourmies, je suppose qu'il devait être fileur comme l'était l'ensemble de la fratrie avec un accent que même ma mère aurait du mal à comprendre.
Mais arrêtons là les supputations et plongeons dans sa vie. Sur le site du Ministère de la Défense, je suis tombé sur sa fiche. Quelques lignes ; plus qu'il n'en faut pour enflammer mon imagination au regard de ce que je connais de mes origines et de son environnement.
Né en 1890, il était le cadet des garçons et seule Léa Adèle le suivrait deux ans plus tard dans l'ordre des naissances. Après avoir un peu suivi l'école communale, il débuta son métier dès l'âge de treize ans à la filature Jacquot dans le quartier de la Sans-Pareille. Il y rejoignit l'ensemble de sa famille. Non pas qu'il fut pistonné. Fourmies était alors à son climax industriel. En l'espace d'un siècle, la population avait presque décuplé. Comme des ogres, les filatures et les verreries phagocytaient tous les éléments de la cellule familiale. C'est donc tout naturellement qu'il la rejoint avec panurgisme pour se faire tondre à dix centimes de l'heure pour carder la laine.
Je me refuse de qualifier sa vie de miséreuse. Il est certain que trimer soixante-dix heures hebdomadaires dans le bruit des machines et la poussière peut paraître dantesque. Il est évident qu'il devait avoir conscience de ses conditions de travail. N'oublions pas que le 1er mai 1891, les soldats avaient tiré sur les grévistes et laissé neuf cadavres sur le pavé. Mais dans la famille, on ferme sa gueule. Les ancêtres étaient manouvriers ou journaliers agricoles. Être prolétaire était une avancée au statut de précaire.
Malgré tout, après le travail, on trouvait le temps. À y réfléchir, combien d'heures passons-nous à entretenir nos relations sociales ? Eux, ils avaient l'estaminet, leur seconde maison. Non pas parce qu'ils fuyaient l'enfer du foyer ou qu'ils soient des alcooliques invétérés. S'il est certain que l'exiguïté du logement, une cinquantaine de mètres carrés pour sept occupants, laissait peu d'espace vital et d'intimité, le bistrot était tout aussi densément peuplé. N'allez pas imaginer le café de Paris. Il s'agissait au mieux d'une cuisine transformée par une matrone qui avait l'âme d'une entrepreneuse, l'esprit indépendant et le secret espoir de faire fortune. Pour réussir dans ce métier, il fallait aimer se lever de bonne heure pour préparer le jus des ouvriers qui s'y arrêtaient avant leur prise de poste à cinq heures. Dans la journée, on vaquait plutôt au ménage et à glaner les informations qui faisaient la réputation de l'établissement. Ne restait plus alors qu'à attendre l'assaut de la fin de journée. Après s'être rapidement décrassé, on rejoignait ses camarades autour du poêle ou le pas de porte l'été.
On refaisait alors le monde. Ses frontières se limitaient alors à Wignehies, Glageon ou Anor, les communes limitrophes. Quelquefois, un colporteur rapportait les nouvelles d'au-delà du canton ou de l'arrondissement. C'est ainsi que l'on suivait vaguement la marche de l'histoire. On comprenait que ça chauffait là-bas, on se sait trop où.
À la communale, on avait transformé le petit peuple en bons patriotes depuis trois décennies. Les instituteurs racolaient et préparaient les enfants à l'holocauste. Tant de héros s'étaient au préalable sacrifiés pour la mère Patrie que leur tout était venu d'honorer notre sol sacré. On ânonnait sur Vercingétorix, Du Guesclin et Jeanne d'Arc. On plaignait nos petits amis lorrains et alsaciens. Des générations de bambins s'étaient ainsi armées avec des fusils en bois pour les venger et les faire rejoindre notre giron.
Dès le trois août, il rejoignit Seclin près de Lille où fut constitué le 49e bataillon de chasseurs à pied. Ses frères avaient rejoint d'autres régiments. Mais sur les quelques centaines de soldats, tous originaires du Nord, il est très probable qu'il retrouva plusieurs de ses camarades. On avait dû se regrouper en escouades originaires du même patelin qui s'était agrégées en compagnies issues du même coin du département.
Aux premiers combats, il fut déporté dans les Ardennes pour défendre les passages de la Meuse. Dès le début des échauffourées, il pouvait déjà se considérer comme un survivant. Cent-neuf de ses camarades tombèrent sur un effectif de trois cent jusqu'en décembre 1914. De Nouzon à Wez, de la frontière belge aux faubourgs de Reims, eut-t-il le temps de saisir l'apocalypse qui assombrissait l'horizon ? Les marches à train d'enfer, les ordres et les contre-ordres, la faim, la soif, la fatigue entamèrent-elles son entrain, son humeur et son patriotisme ?
Par méconnaissance, on imagine nos poilus l'arme au poing et sur la brèche dans d'héroïques corps-à-corps quotidiens. Quelle méprise ! Au-delà de l'effroi des combats, il ne s'habituera jamais à l'ennui de l'attente. Sur ses six-cent-quatre-vingt jours d'enrôlement, les journées au combat doivent à peine représenter le vingtième de son temps. Et je pense que je suis très au-delà de la réalité puisqu'entre août 1914 et l'arrivée de son bataillon à Verdun le 9 juin 1916, je ne dénombre que six affrontements. Pas un seul mort durant l'année 1915. À la violence des premières lignes, c'est donc un mortel ennui qui le hanta.
Mon grand-père était un foutu bricoleur. Il en était très certainement de même pour son oncle. Chez mes grands-parents, des douilles d'obus sculptées trônaient sur la cheminée. Il en a fallu des heures, des jours de désœuvrement pour marteler, estamper et ciseler les calibres de 75 mm qui devinrent pour huit décennies des vases, au préalable décorés de motifs végétaux et floraux. C'est sans doute ce qui le sauvait. Occuper le temps et ses doigts peu habités à rester inactifs. Et il y avait les cartes. Ça me fait sourire d'imaginer qu'un siècle avant Karen, il jouait à la manille. Comment penser, à peine protégé de la pluie et du froid sous une grange, que quatre générations plus tard ses neveux seraient originaires des Philippines ? Nous n'en n'étions alors qu'aux prémices de la mondialisation.
Que sont devenues les lettres ? Peut-être trainent-elles encore dans le grenier, oubliées dans une valise en carton. Leur lecture m'indiquerait le degré de complicité intergénérationnelle. S'est-il intéressé à son neveu, Alfred, mon grand-père né en 1910 ? Ça me rassurerait de découvrir qu'un sentiment d'humanité, je veux dire de sensibilité, l'habitait. Qu'il n'était pas un être frustre mais qu'il rêvait de sa permission et de faire sauter le fils d'Arthur sur ses genoux. Peut-être découvrirais-je des indices sur une fiancée qui se faisait du souci dans l'attente de la fin d'un conflit qui était promise par l'État-major et relayée par la propagande journalistique au gré d'inutiles et sanglantes reconquêtes.
Le 1er juin 1916, il quitta Bétheny où il était cantonné avec ses camarades depuis un an et demi pour être embarqué à Épernay en direction de Verdun où il arriva le 5. Comme 70% des divisions qui sont passées par ce symbole de l'horreur guerrière, il n'y couperait pas. La bataille avait commençait le 21 février. Il était donc à n'en point douter informé de ce qui s'était passé au bois des Corbeaux, des pentes des Morts-Hommes ou au village de Vaux.
Je prends son relai pour l'aider à ce que vous compreniez l'horreur avec les chiffres et les statistiques en appui, aussi lourds que l'artillerie qui pilonna chaque centimètre carré de cette terre meusienne. Des massacres inutiles, ils avaient déjà été légions. Les plus remarquables s'étaient d'ailleurs déroulés non pas dans les tranchées mais au début du conflit. Le 22 août 1914, ce furent 40 000 soldats qui tombèrent pout le soi-disant honneur de leur patrie en une seule journée : 1600 par heure, 27 par minute, un toutes les deux secondes. Le temps vous laisse indifférents ? Alors occupons l'espace. Supposons que la taille moyenne de ces soldats était de un mètre soixante-cinq. À la fin de la journée, ils auraient pu former une macabre chaîne inhumaine de soixante-six kilomètres. Avec un front étalé sur sept-cent kilomètres, nous pourrions en prenant un peu de hauteur survoler une ligne jonchée de cadavres espacés de dix mètres et soixante centimètres.
Pour Verdun, changeons de perspective. En effet, il est tout à fait inintéressant de s'essayer aux comparaisons avec l'exemple précédent. Vous seriez déçu en pensant que finalement cette bataille fut exagérée dans le bilan que l'on peut en faire. 246 000 morts en 302 jours de combat. 815 pauvres petits malheureux morts par jour, à peine un toutes les deux minutes. Nous ne sommes alors que dans la moyenne journalière constatée sur toute la durée du conflit. Il est vrai que si nous en étions restés au rythme précédent, nous aurions atteint un bilan de 62 500 000 soldats, impossible bilan l'œil du démographe. Et nous n'évoquons que des pertes allemandes et françaises.
Non, pour prendre toute la mesure de ce que fut Verdun, basons-nous plutôt sur les cinquante-trois millions d'obus tombés sur une dizaine de kilomètres carrés. Nous en sommes alors à 175 496 obus par jour, 7312 par heure, deux par seconde. En mai, le nombre de pièces d'artilleries chez les deux belligérants étaient de 3927 pièces. Sur une bande de trente kilomètres de long sur trois cent mètres de large, l'espacement moyen était donc de sept mètres et soixante-trois centimètres, environ tous les quinze mètres en considérant les deux parties en présence.
Forts de ses chiffres, nous pouvons à juste titre nous étonner du faible rendement des canons : deux obus par seconde pour un mort toutes les deux minutes. C'est oublier les 412 000 blessés recensés, ce qui nous amène alors à un malheureux passant de vie à trépas ou mutilé toutes les quarante secondes. C'est faire fi des mitrailleuses, des lance-flammes, des gaz mortels, des assauts au corps-à-corps et des baïonnettes.
Revenons à notre héros. Les chiffres, il s'en moque. En arrivant par la Voie Sacrée, il a pris la mesure de ce qui l'attend. La désolation, d'autres bataillons croisés qui remontent du front et qui le toisent d'un air goguenard. Ils en reviennent et ils en ont échappé cette fois-ci. À ton tour mon gars.
Il n'a pas dû être déçu. Jusqu'à alors, les camarades disparus le durent un peu à pas de chance. En étant un peu prudent, on pouvait encore échapper au pire. Il suffisait de prendre quelques précautions d'usage. Ne pas être trop curieux en regardant par-delà la tranchée au risque de se prendre une balle perdue ou être la cible d'un tireur embusqué. Toujours garder son casque et faire au plus vite l'apprentissage pour reconnaître les différents calibres, leurs dégâts potentiels, le temps pour se mettre à l'abri. À Verdun, l'apprentissage de ces deux dernières années ne servirait à rien. Le flot continu de prunes venant du ciel ne permettait aucun calcul préalable pour sauver sa peau.
Il n'a pas survécu longtemps. À peine une semaine après son arrivée, le 12 juin, il est tombé au champ d'honneur dans le secteur de Fleury-Souville. Sa fiche militaire signale qu'il a été tué à l'ennemi. Je souhaite qu'il ne soit pas mort écrasé par un obus mais l'arme à la main. C'est moins déshonorant. J'espère également que le salaud qui l'aura descendu l'aura fait proprement, qu'il n'aura pas agonisé pendant des heures, râlant et suppliant une goutte d'eau en pleurant comme un enfant. Son corps a-t'il gardé un peu de dignité ? S'est-il contorsionné de manière ridicule à tel point que l'indécence de son corps mutilé ne lui ait pas fait honneur quand il s'est présenté au royaume de la mort ?
Et s'il avait survécu ? Il serait passé par l'Aisne, l'Alsace, la Somme pour terminer le 11 novembre 1918 par les Vosges. S'il était rentré sans une égratignure physique, comment aurait-il vécu le retour au foyer ? Il aurait repris sa vie d'ouvrier, conscient de la fatalité de vie qui est réservée aux petite gens. Il se serait marié puisqu'il le faut bien. Il aurait été vaguement pétainiste en 1940 par attachement de poilu.
En 1980, peut-être aurait-t-il encore était survivant. J'en avais onze et tout à fait au courant de ce qu'avait été la première guerre mondiale J'étais un petit garçon curieux. Il aurait compris qu'il était temps qu'il se fasse l'écho de ce qu'il vécut pour m'inculquer la peur, le dégoût et la recherche de l'évitement.
Moi aussi dans la famille il y a eu des morts... Et le grand-père de sa Majesté est mort "gazé" comme ils disaient...kiss belle chronique! Tu y as mis du temps et beaucoup de respect c'est bien.
· Il y a environ 10 ans ·Les phrases qui suivent sont les ultimes témoignages que nous adressent les derniers survivants de la Guerre 14-18.
<< Avec les Allemands, nous nous sommes tellement battus que nos sang ne font plus qu'un >> [ Ferdinand Gilson, France, Figaro Magazine n°19053 du 05 nov. 2005 ].
<> [ Louis Cabrol, France, Tarn Libre du 07 nov. 2004 ]
Les Allemands ? << Ils étaient comme nous, des pauvres types qui se faisaient casser la gueule pour rien. >> [ Léon Weil, France, L'Est Républicain du 10 nov. 2004 ]
<< C'était idiot ; la France et l'Allemagne sont deux nations faites pour se compléter, s'entendre et s'aimer >> [ André Grappe, France, 11 nov. 1999 ].
Le Front ? << Jamais je n'avais pensé que de telles atrocités pouvaient se passer. Dans mon imagination d'humain, ce n'était pas possible. >> [ Abdoulaye N'Diaye, dernier tirailleur sénégalais, Le Monde du 12 nov. 1998 ]
<< Mon meilleur souvenir : en être sorti vivant >> [ Bernard Delhom, France Soir du 11 nov. 1994 ]
vividecateri
Un texte d'autant plus touchant que mes arrières grands-pères sont également tombés au front.
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
ils ont des bosses ? Ils ont pu se rattraper ? J'en tombe sur le cul.
· Il y a environ 10 ans ·petisaintleu
Si tu t'es fait mal aux fesses, je te conseille l'Immortelle ! Huile essentielle. Et c'est de circonstance ici...
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
L'essentiel est de participer.
· Il y a environ 10 ans ·petisaintleu
L'essentiel est invisible pour les yeux, dixit Saint-Exupéry
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
Très sincèrement un écrit de haut vol, une chronique passionnante, fort bien documentée et écrite avec talent, vraiment bravo à toi
· Il y a environ 10 ans ·marielesmots