120 euros

Il m'adresse un sourire parfaitement lisse.

De l'autre côté du bureau de chêne, l'éclat de ses dents fait de la concurrence au vernis. Je sais que tout cela n'a rien de naturel. Je ne parle pas du Botox, qui empêche cette vieille carne de froisser selon son destin, ni des cocktails d'acides aux titres rassurants qui décapent son ivoire surfait.

Non. Je parle de cette crispation polie, presque condescendante qu'on a le culot d'appeler un sourire, dans son monde.

Je lui rends sa grimace, avec ma finesse de 18 ans. Je dois sans doute être mauvais acteur, car dans la seconde, il fait coulisser sur son fauteuil et passe aux choses sérieuses.

Les choses sérieuses sont un tel paquet d'inepties que je perds complètement le fil. Je regarde son front trop mat. Je l'imagine sous des lampes halogènes vêtu d'un slip de bain en lycra qui lui sert l'aine de près. Ou alors, mouillant un matelas, sur une plage privée, avec sa petite amie trop blonde.

 -Vous êtes d'accord, lance-t-il soudain.

Je sursaute presque. Je n'ai rien entendu à la question.

-Euh, faut voir.

Je vous conseille de prendre cet entretien très au sérieux. C'est votre avenir qui en dépend.

Avenir. Le mot me ramène à quelques réalités.

J'avais rencontré Emma au Square café, alors que les examens prenaient fin. Elle laissait ses foulards prendre le vent jusqu'à qu'ils lui chatouillent le nez, puis elle les chassait d'un air fâché. J'étais subjugué par les foulards. Et par le reste. Son parfum de fleur me hante encore aujourd'hui. Parfois dans le brouhaha de la ville, je crois entendre son rire.

J'ai abandonné le droit.

Puis j'ai décidé de partir. Quand j'ai collectionné ces tubes dans le tiroir de mon chevet, c'est à elle que je pensais. A son regard, souverain, qui ne voulais plus se poser sur moi.

Je souffre de la maladie d'amour. Un mal vieux comme le monde, et contre lequel Monsieur sourire Fluo ne peut rien.

-L'imprégnation dure plusieurs semaines. Après, il se peut qu'on parte pour très, très longtemps. Je préfère vous y préparer.

-Ca n'est pas le premier épisode, il faut prendre les choses au sérieux.

Là je raccroche un peu avec ce qui se passe autour du superbe chêne vernis et du sourire carnassier.

A 16 ans, quand ce qui me servait de famille a volé en éclat, j'ai écumé les pubs avec Maxou. Un grand blond hirsute, tonitruant, qui se foutait de ma déprime comme d'une guigne et qui jouait sa bourse d'étude aux fléchettes. Je lui tombais parfois dans les bras en fin de soirée, avec assez d'inconscience et de gratitude mal placée pour aller rouler des galoches aux lampadaires. C'était alors le seul moment sérieux de Maxou. Il me disait, en articulant comme s'il portait plusieurs dentiers :

-Tout est une bénédiction. Ce que tu gagnes, mais aussi ce que tu perds. Il suffit de comprendre où cela peut te mener.

Il savait de quoi il parlait. Il avait suffisamment misé dans la soirée pour bouffer des pelures d'oignons tout le mois.

Monsieur Sourire Fluo lui, il ne doit pas savoir ce que c'est de manger des boites périmées. Sa voiture rutilante posée en vue sur le parking en dit long sur sa capacité à supporter le manque et la malchance.

D'ailleurs, Monsieur Sourire Fluo et son charme à rompre des coronaires ne font pas exception. A partir du divorce de mes parents, j'ai commencé à rencontrer ses confrères. Mauvaises fréquentations. Ils ne sont pas tous bronzés comme lui, mais ils récitent la messe en latin, histoire de vous rappeler qui est le spécialiste. Ils s'accrochent à ce privilège avec tant de vigueur, que je soupçonne que leur orientation profonde se nourrit de la peur et du mépris que ma condition leur inspire.

Ils pensent aussi que l'amour c'est dangereux. Surtout pour un type comme moi.

Tu parles qu'Emma a causé un déséquilibre électro-chimique. Avec son regard envoutant, si elle avait commandé à la mer Rouge de s'ouvrir, les eaux salées se seraient exécutées. Une manne pour Monsieur Fluo et ses collaborateurs : Passion maladive, délire mystique, décompensation sur le mode mélancolique.

Pilule bleue, pilule rose, pilule blanche.

Ca fait à peu près 15 minutes que je suis entré, quand il conclut.

-120 euros s'il vous plait.

Cette fois, j'éclate d'un rire parfait.

Il réajuste sa chemise à fleurs et me regarde d'un air interloqué. C'est la première fois qu'il m'interroge. Je suis étonné de la clarté de ma propre voix :

-Là Monsieur, c'est vous qui êtes schizophrène.