17 avenue de Breteuil

Apolline Mariotte

Derrière la flèche fleurdelisée des Invalides, le ciel s’est assombri. Alors que les cloches de Saint François-Xavier carillonnent, Maman compose à la hâte le code et pousse la lourde porte de verre et de fer forgé du 17. Nous passons le porche et la loge de Madame Garcia, puis débouchons sur la cour. À travers la fenêtre de la cuisine, l’on aperçoit Mutti qui s’affaire. En nous voyant, elle crie : Jean, peux-tu ouvrir à ta fille et aux enfants ? Nous gravissons les marches du perron. Maman compose le second code. Les craquements du vieil ascenseur se font plus forts alors qu’il ralentit sa course.

Entre temps, Apé a ouvert et se tient sur le tapis rouge du hall d’entrée. Il a revêtu un costume et noué un foulard de soie autour de son cou. Lorsqu’il se penche pour nous embrasser, un léger parfum d’eau de Cologne parvient à nos narines. L’on entend les pas étouffés de Mutti qui revient de la cuisine. Elle apporte avec elle une odeur de pralines chaudes.

La porte entrouverte du petit salon révèle un sapin étincelant où cheveux d’ange et doigts de fée miroitent sous la lumière du lustre à pampilles de cristal. On dirait le sapin de Casse-Noisette. À son pied, sur le parquet à chevrons, quelques cadeaux ont déjà été déposés dans les souliers des enfants et petits-enfants. Sur le bureau, à côté d’une pile de Triplés, Apé a installé la crèche. Les santons de Provence attendent l’arrivée du petit Jésus.

Chouchou ! Maman me tire de ma rêverie. Elle a ouvert la porte du cabinet chinois et accroche les manteaux. Une odeur de parfum mêlée aux effluves de cigarette s’échappe de la petite pièce tapissée d’un papier noir aux motifs japonisants. Sous les tenues – que l’on qualifierait aujourd’hui de vintage – pendues sur des cintres, a été rangé le sac à jouets d’enfants. Arthur a attrapé le petit renard roux et l’éléphanteau en caoutchouc ; ce dernier semble plutôt avoir fait office d’anneau de dentition que de jouet.

Débarrassés de nos écharpes, gants et bonnets, nous filons tous deux vers la cuisine. Avant d’emprunter le long couloir qui y mène, nous passons devant la salle à manger et ne résistons pas à l’envie de découvrir la table. Sous l’œil bienveillant de l’homme à la pensée – comprendre que cet aïeul inventa la pensée en croisant une violette avec une anémone – qui nous fixe depuis son cadre, nous découvrons avec délectation les treize desserts et le chocolat chaud prévus pour le retour de la messe de minuit. Nougats noir et blanc, figues sèches, dattes, fougasse, fruits confits, calissons, pompe à huile, noix et noisettes, raisins secs de Corinthe, pâtes de fruits, fruits déguisés, fondants, marrons glacés attendent en une délicieuse farandole. Les bougies flottantes se déplacent doucement dans leurs vases, faisant briller l’argenterie, tandis que sous la chaleur des flammes, le Glockenspiel commence à tinter.

Les yeux brillants, nous ressortons, passons devant le vitrail qui donne sur la courette intérieure et nous élançons dans le couloir sombre, le long des rayonnages de livres et des dessins sous verre d’oncle Pierre Joubert. À mi-chemin, la porte de la salle de bain est restée ouverte. Le blaireau ancien d’Apé diffuse une odeur fraîche de mousse à raser. Je tourne le vieux robinet qui siffle, attrape le gros savon de Marseille puis m’essuie les mains dans un drap de bain passepoilé raidi par le repassage.

Au bout du couloir, je fais tourner le cadran du vieux téléphone et colle sur mon oreille le petit écouteur rond, m’amusant de cet objet saugrenu.

Arrivée à l’entrée de la cuisine, je ne résiste pas au plaisir de sauter pour attraper la corde qui fait sonner la cloche. Protégée derrière un long tablier blanc, Mutti termine une fournée de meringues. Ses talons claquent sur les tomettes. Dans l’arrière cuisine, les étagères remplies de delicatessen et de vin d’orange montent jusqu’au plafond. L’on accède à celles du haut par une échelle de bois d’une sécurité des plus relatives.

Au salon, assis en cercle sur les fauteuils médaillons, les adultes discutent, l’un fourrageant dans l’âtre avec le tisonnier, l’autre suivant du bout du pied les volutes des tapis persans, le suivant tentant de faire faire ses premiers pas à coups de Pailles d’Or à un neveu replet. Sur le marbre de la cheminée, à côté des ivoires rapportés du Gabon, un gros bouquet de pivoines exhale ses essences parfumées.

Olivier contemple avec satisfaction la robe de son Cognac, une cigarette dans l’autre main. Lentement, il fait tourner l’alcool dans son verre puis approche son nez pour en apprécier les arômes. Il prend une gorgée qu’il garde quelques instants contre son palais puis l’avale en souriant.

Recroquevillée sous son étole, Virginie verse un nuage de lait dans sa tasse de thé brûlant. Elle scrute les yeux fiévreux de Baudouin et d’une voix rassurante, préconise ses remèdes à Lydwine, sa sœur benjamine. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, son loulou sera frais comme un gardon.

Avec force gestes, Eric commente les derniers rebondissements politiques et économiques. Convaincu et convaincant, il refait le monde, appuyant ses arguments d’anecdotes plus ou moins authentiques. Dans sa main gauche, une cigarette à moitié consumée est coincée entre sa chevalière et son majeur. Eric qui, un jour,  m’enseigna que lorsque l’on se ressert de pruneaux au lard, il ne faut jamais dire c’est le dernier mais bien c’est l’avant-dernier.

Enfoncé dans son fauteuil, la cheville droite posée sur la cuisse gauche,Christophe tente de contenir un début de migraine. Derrière ses fines lunettes, il raconte ses voyages au Vietnam et comment les longues lettres leur permettaient, avec Béatrice, de garder un contact avec la France à une époque où le courrier électronique n’existait pas encore.

Un casse-tête – qu’il déjoue en deux temps trois mouvements – entre les mains, Seb raconte l’une de ses blagues désopilantes dont il a le secret. Hilare, il peine à parvenir à la fin, pouffant après chaque mot et nous mettant au supplice, gardant le suspense de la chute de longues minutes durant.

Amélie regarde son ventre arrondi et s’interroge. S’appellera-t-elle Pia ou Constance ? Et si c’était un garçon ? Augustin, sans doute. Qu’est-ce qu’il bouge ce bébé ! Pour les dragées du baptême, c’est tout vu. Depuis le temps, les bonnes adresses ont fait leurs preuves.

Lydwine joue avec un nourrisson. Allongé sur ses genoux, il s’étire comme un chaton. Elle le titille, le papouille, lui parle et parvient à faire sourire le petit être tout mou. C’est dingue ce qu’ils sont souples à cet âge là, on peut leur faire toucher leur front avec leurs pieds.

C’est donc ça une famille ? Ma famille ? Chouette alors !

apollinemariotte.wordpress.com

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